• W.-E. CHANNING

     

    LIBERTÉ SPIRITUELLE ET TRAITÉS RELIGIEUX

    PRÉCÉDÉS D'UNE INTRODUCTION PAR M. ÉDOUARD LABOULAYE

    MEMBRE DE L'INSTITUT, PROFESSEUR AU COLLÈGE DE FRANCE

    AUTEUR DE PARIS EN AMÉRIQUE

    PARIS, CHARPENTIER, LIBRAIRE-ÉDITEUR

    28, Quai De L'école ; 1866

     

     

     

    LA LIBERTÉ SPIRITUELLE. (2ème partie)

     

    A présent j'indiquerai quelques-uns des moyens qui peuvent servir au progrès de cette liberté spirituelle, et, laissant de côté un grand nombre de sujets, je me bornerai à en toucher deux : la religion et le gouvernement.

    Je commence par la religion, l'agent le plus puissant dans les choses humaines. C'est à elle surtout qu'il appartient d'affranchir et d'élever l'esprit ; auprès d'elle tous les autres moyens ne sont rien. La foi en Dieu est la seule force qui nous permette de résister au poids écrasant des sens, du monde et de la tentation. Si nous n'avons pas conscience du lien qui nous unit à Dieu, tous nos autres liens gêneront en nous la vie et le progrès spirituels. Je dis que la foi religieuse est ce qu'il y a de plus puissant sur la terre ; elle a fait plus que tous les autres mobiles, elle a donné aux hommes plus d'énergie pour agir et pour souffrir ; elle peut soutenir l'âme contre toutes les autres influences; de tous les mobiles c'est le plus fort, le plus difficile à déraciner. Pervertie, la religion a été sans doute féconde en crimes et en malheurs, mais l'énergie même qu'elle a donnée aux passions, quand elles s'y sont mêlées et l'ont corrompue, nous montre assez ce qu'elle possède de puissance.

    En rattachant l'esprit de l'homme à l'Esprit infini, la religion lui donne de la vie, de la force, de l'élévation. Elle nous apprend à nous regarder comme les enfants et le souci du Père infini, qui nous a crées pour nous communiquer son esprit et ses perfections, qui nous a formés pour la vérité et la vertu, qui nous a faits pour lui-même, qui nous soumet à de rudes épreuves afin de nous fortifier par la lutte et la souffrance, et qui a envoyé son Fils pour nous purifier de tout péché et nous revêtir de l'immortalité. C'est la religion seule qui entretient dans notre âme de fermes espérances et des efforts patients. Sans elle il est bien difficile d'échapper au mépris de soi-même et des hommes. Sans Dieu, notre existence n'a point d'appui, notre vie point de but, nos progrès point de constance, nos travaux point de suite ni de durée, notre faiblesse rien où se prendre, et à nos aspirations comme à nos désirs les plus nobles il manque la certitude de se réaliser dans une vie meilleure. La vertu qui lutte n'a plus d'ami ; la vertu qui souffre n'a plus la promesse de vaincre. Otez Dieu, et la vie devient misérable, et l'homme est plus à plaindre que la brute.

    Je parle toujours de la grandeur de la nature humaine, mais la nature humaine n'est grande que par sa parenté, grande parce qu'elle descend de Dieu, parce qu'elle a pour alliée une bonté et une puissance qui doivent l'enrichir à jamais; et il n'y a que le sentiment de cette alliance qui puisse nous donner l'espoir de nous élever, cet espoir qui seul permet à l'âme d'atteindre la vraie force et la vraie liberté.

    Toutes les vérités qu'enseigne la religion conspirent à une même fin : la liberté spirituelle. Tous les objets qu'elle offre à nos pensées sont sublimes, faits pour nous enflammer et nous exalter. La vérité sur quoi repose la religion, c'est l'existence d'un Dieu, d'un Père infini et éternel ; et elle nous apprend à considérer l'univers comme pénétré, comme animé par cet amour toujours présent, et tout puissant, qui fait du monde un tout harmonieux et fécond. Par cette vérité la religion brise l'empire de la matière et des sens, des plaisirs et des peines terrestres, de l'inquiétude et de la crainte; elle détache l'âme de ce qui est visible, extérieur et périssable, pour la porter vers l'Invisible, le Spirituel et l'Éternel, et elle la rend libre en l'unissant à des objets grands et purs.

    Certaines personnes trouveront que ce que je dis n'a point la sanction de l'expérience. Trop de gens regardent peut-être la religion comme le mobile le moins fait pour donner à l'âme l'énergie et la liberté. On me parlera des menaces de la religion et de la servitude qu'elles imposent. Je reconnais que la religion a des menaces, et elle doit en avoir; car le mal, la misère, tiennent par un lien nécessaire, inflexible, aux actions mauvaises, au mépris de la loi morale. Par la nature même des choses une âme infidèle à Dieu et au devoir doit souffrir; et la religion, en le déclarant, ne fait que répéter les simples enseignements de la conscience. Mais qu'on n'oublie pas que les menaces de la religion n'ont qu'un seul objet : c'est d'affranchir notre âme; elles s'attaquent toutes aux passions qui nous asservissent et nous dégradent; ce sont des armes données à la conscience pour qu'elle gagne la victoire et qu'elle établisse son trône dans notre cœur. Si l'on s'en sert autrement, on les détourne de leur fin ; et si, par la faute d'une prédication peu judicieuse, elles engendrent la superstition, ce n'est pas la religion qu'il en faut accuser.

    Je ne suis pas étonné de voir tant de gens mettre en doute le pouvoir qu'a la religion de donner à l'âme de la force, de la dignité et de la liberté. Trop souvent ce qu'on nomme religion ne produit pas de tels fruits. Ici c'est une cérémonie, un cercle de prières et de rites, [un effort pour gagner Dieu par la flatterie et la servilité; là c'est de la terreur et de la soumission à un ministre ou à un prêtre; ailleurs c'est une violence d'émotion qui emporte l'âme comme un ouragan et lui enlève le pouvoir de se diriger elle-même. La vraie religion n'a rien de commun avec ces noms usurpés. C'est la conviction calme, profonde de l'intérêt paternel que Dieu prend au progrès, au bonheur et à la gloire de ses créatures; c'est la certitude que Dieu se complaît dans la vertu, et non dans des formes et des flatteries, et qu'il se complaît surtout dans les efforts que nous faisons pour nous conformer à l'amour désintéressé et à la justice qui constituent sa gloire. C'est pour cette religion que je revendique l'honneur de donner à l'âme et de la noblesse et de la liberté.

    Le besoin qu'on a de la religion pour accomplir cette œuvre n'est en rien diminué par ce qu'on nomme le progrès de la société. Je dirai même que la civilisation, loin de pouvoir seule donner la force et l'élévation morales, renferme des causes de dégradation que rien ne peut combattre que la religion. Sans doute la civilisation multiplie le bien-être et les jouissances de la vie, mais je vois là de terribles épreuves et des dangers pour l'âme. Ces jouissances favorisent les sens, cette partie de notre nature qui nous attache et trop souvent nous asservit à la terre. Aussi la civilisation a-t-elle besoin qu'on ne soutienne pas moins l'esprit que le corps, et je ne vois pas où l'on trouvera cet appui en dehors de la religion. Sans elle l'homme civilisé, avec tous ses privilèges et ses raffinements, ne s'élève guère en vraie dignité au-dessus du sauvage qu'il dédaigne. Vous me parlez de la civilisation, de ses arts et de ses sciences comme étant les instruments infaillibles de l'élévation humaine; vous me dites comment, avec ce secours, l'homme maîtrise les forces de la nature et les plie à son usage. Je sais qu'il les maîtrise, mais c'est pour en devenir l'esclave à son tour ; il explore et cultive la terre, mais c'est pour devenir plus terrestre ; il cherche l'esprit caché, mais c'est pour se forger des chaînes; il visite toutes les régions, mais n'en vit que plus étranger à son âme. Dans le progrès même de la civilisation je vois la nécessité d'un principe qui soit l'antagoniste des sens, d'une force qui affranchisse l'homme de la matière, qui, du monde extérieur, le ramène au monde intérieur, et c'est la religion seule qui suffit à une œuvre aussi grande.

    Les avantages de la civilisation ont leur danger. Dans une société polie l'opinion et la loi imposent un frein salutaire et produisent la sûreté et l'ordre publics ; mais la puissance de l'opinion devient un despotisme qui, plus que tout le reste, comprime la liberté et l'originalité de la pensée, détruit l'individualité de caractère, réduit la société à une uniformité sans vie, et glace l'amour de la perfection. La religion, à la considérer simplement comme le principe qui balance le poids de l'opinion, qui nous arrache à l'empire de l'usage et de la mode, et qui nous enseigne à chercher un tribunal plus élevé, est d'un secours infini pour la force et l'élévation morales.

    Un des grands bienfaits de la civilisation, dont nous parlent souvent les économistes, c'est la division du travail qui perfectionne les arts. Mais cette division, en confinant l'esprit dans un cercle perpétuel de petites opérations, tend à le rapetisser. Nos produits se perfectionnent, nos hommes se détériorent. Un autre avantage de la civilisation, c'est que les mœurs se raffinent et que les talents se multiplient; mais que font souvent toutes ces perfections, sinon détruire la simplicité de caractère, la force de sentiment, l'amour de la nature, l'amour de la beauté et de la gloire intérieures ? Sous l'élégance des manières nous voyons un froid égoïsme, l'esprit de calcul et des cœurs sans énergie.

    Je l'avoue, je considère la société civilisée avec bien des craintes, et avec le désir de plus en plus ardent de voir descendre sur elle un esprit régénérateur sorti du ciel, sorti de la religion. Je crains surtout que des causes puissantes n'agissent en ce moment sur nous, et qu'elles n'excitent jusqu'à la folie une passion dont la nature est de dégrader et d'asservir, la soif de la richesse. Par exemple, dans notre pays, l'absence d'une noblesse héréditaire fait ressortir la distinction de la fortune, et en fait le but de l'ambition ; ajoutez à cela des goûts épicuriens et égoïstes que notre prospérité a répandus, et qui, avec une ardeur insatiable, demandent une augmentation de richesse comme le seul moyen de se satisfaire. Ce danger est accru par l'esprit du siècle, qui est un esprit de commerce, d'industrie, de travaux publics, d'invention mécanique, d'économie politique et de paix. Ne pensez pas que je veuille déprécier le commerce, l'industrie et surtout la paix, mais il est à craindre que ces bienfaits pervertis dans leur usage ne finissent par engendrer un amour servile du gain. Il me semble que quelques-unes des choses qui, naguère, excitaient le plus fortement les hommes perdent peu à peu leur empire, et qu'ainsi le cœur est plus abandonné aux tentations de la richesse. Par exemple, l'état militaire commence à prendre le rang inférieur qui lui est dû, mais il en résulte que l'énergie et l'ambition, qui se dépensaient dans la guerre, chercheront de nouvelles directions; et nous serons heureux si elles ne vont pas vers la passion de l'or. Je crois aussi que les fonctions publiques seront de moins en moins recherchées ; et il est à craindre que les forces qu'occupait la politique ne poursuivent une autre espèce d'empire, l'empire de la fortune. Que gagnerons-nous alors à ce qu'on appelle le progrès de la société? Que gagnerons-nous à la paix si, au lieu de se rencontrer sur le champ de bataille, les hommes engagent les luttes moins glorieuses d'un trafic déshonnête et rapace? Que gagnerons-nous au déplacement de l'ambition politique si les intrigues de la bourse remplacent celles du cabinet, et si la pompe et le luxe des particuliers se substituent à l'éclat de la vie publique ? Je ne suis pas ennemi de la civilisation ; je me réjouis de ses progrès, mais je dis que sans une religion qui en modifie les tendances, qui l'inspire et la purifie, elle nous corrompra au lieu de nous ennoblir. C'est l'excellence de la religion, qu'elle seconde et avance la civilisation, qu'elle propage la science et les arts, qu'elle multiplie toutes les commodités et les ornements de la vie, et qu'en même temps elle ôte à ces biens la puissance qu'ils ont d'asservir, et les change même en autant d'instruments de cette liberté spirituelle qu'ils mettent en danger et détruisent quand on les abandonne à eux-mêmes.

    Mais pour que la religion produise tous ses fruits, une chose cependant est nécessaire, et l'époque demande que je l'établisse clairement. Il est nécessaire que la religion soit pratiquée et professée avec un esprit libéral. Suivant qu'elle se montre intolérante, exclusive, sectaire, elle détruit la liberté de l'âme au lieu de la fortifier, et devient le joug le plus lourd, le plus odieux qu'on puisse imposer à l'entendement et à la conscience. Il faut considérer la religion non pas comme le monopole des prêtres, des ministres ou des sectes, non pas comme conférant à personne le droit de commander à ses semblables, non pas comme une arme avec quoi la minorité se fait craindre de la foule, non pas comme donnant aux uns des prérogatives dont tous les autres n'ont pas la jouissance, mais comme la propriété de tout homme et comme le grand objet de tout esprit humain. On doit la regarder comme la révélation d'un père commun, auprès duquel tous ont un égal accès, d'un père qui appelle tous les hommes à une même communion immédiate, qui n'a pas de favoris, qui n'a pas établi d'interprètes v infaillibles de sa volonté, qui découvre à tous les yeux ses œuvres et sa parole, et qui nous appelle tous à y lire par nous-mêmes et à suivre sans crainte les convictions de notre esprit.

    Que des individus ou des sectes s'emparent de la religion comme de leur domaine particulier, qu'ils s'investissent du droit déjuger qui n'appartient qu'à Dieu; qu'ils parviennent à soutenir leur symbole par les peines qu'inflige la loi ou l'opinion ; qu'ils réussissent à flétrir les hommes vertueux dont le seul crime est le libre examen, alors la religion sera la tyrannie la plus funeste qui puisse s'établir sur l'âme. Vous avez tous entendu parler des maux matériels qu'a causés la religion ainsi transformée en tyrannie, comment elle a creusé d'horribles cachots, allumé le bûcher des martyrs et raffiné la torture. Mais pour moi tout cela est moins effrayant que le mal fait à l'âme. Quand je vois les superstitions que la religion a implantées dans la conscience, la terreur avec quoi elle a poursuivi et asservi les hommes ignorants et timides, quand je vois les sombres idées de la Divinité qu'elle a répandues partout, la crainte de toute recherche dont elle a frappé les intelligences supérieures, et la servilité d'esprit qu'elle a érigée en piété ; quand je vois tout cela, alors le feu, l'échafaud et l'inquisition, si terribles qu'ils soient, me paraissent des maux insignifiants. C'est avec une joie solennelle que je considère les âmes héroïques qui, librement et sans crainte, ont bravé la souffrance et la mort pour maintenir la vérité et les droits de l'humanité. Mais il y a d'autres victimes de l'intolérance que je considère avec une douleur sans mélange. Ce sont ces hommes qui, placés de bonne heure sous le charme du préjugé, ou effrayés par les intimidations parties de la chaire et de la presse, n'osent pas penser par eux-mêmes, qui s'empressent d'étouffer le moindre doute comme si douter était un crime ; qui fuient ceux qui cherchent la vérité comme ils fuiraient la peste ; qui nient toute vertu dès qu'elle ne porte pas la livrée de leur secte ; qui, sacrifiant à autrui leurs plus nobles facultés, reçoivent sans résistance un enseignement contraire à la raison et à la conscience, et qui se font un mérite d'imposer à ceux qui vivent sous leur influence la lourde servitude dont ils portent eux-mêmes le poids. Qu'il est déplorable que la religion, le principe même qui est fait pour élever les hommes au-dessus du jugement et du pouvoir de l'homme, devienne ainsi le principal moyen d'usurpation sur l'âme.

    Dira-t-on que dans ce pays, où le droit déjuger, de parler et d'écrire suivant nos convictions nous est solennellement garanti par les institutions et par les lois, la religion ne peut jamais dégénérer en tyrannie, et qu'ici toute son influence conspire à l'affranchissement et à la dignité de l'esprit? Je réponds que nous connaissons mal la nature humaine si nous attribuons aux constitutions le pouvoir magique d'endormir l'esprit d'intolérance et d'exclusion. C'est de toutes les mauvaises passions la plus difficile à calmer, et la raison en est simple, c'est que l'intolérance se cache toujours sous le nom et les dehors du zèle religieux. Parce que nous vivons dans un pays où la chaîne pesante, matérielle, visible, est brisée, il ne faut pas en conclure que nous soyons nécessairement libres. Il y a des chaînes qui ne sont pas de fer et qui mordent plus avant dans l'âme. L'espionnage de la bigoterie peut aussi bien fermer nos lèvres et glacer nos cœurs qu'une police armée avec ses milliers d'yeux. Dans un état libre les citoyens ont mille moyens d'usurper sur les droits de leurs voisins. Pour ce qui est de la religion, l'instrument est tout préparé et toujours sous la main ; je veux parler de l'opinion unie et organisée en sectes et dominée par le clergé. Nous disons que nous n'avons pas d'inquisition, mais une secte habilement organisée, dressée à pousser le même cri, coalisée pour couvrir d'injures quiconque ne parle pas comme elle, pour étouffer sous l'accusation d'hérésie la libre expression de la pensée, et pour répandre la terreur parmi la foule par un concert de menaces perpétuelles ; une pareille secte est aussi dangereuse pour l'intelligence, aussi étouffante que l'inquisition. Dans la main des ministres c'est une arme aussi efficace que le glaive.

    Notre âge est sectaire, et, par conséquent, hostile à la liberté. Un des traits les plus prononcés de notre temps, c'est le penchant qu'ont les hommes à se former en associations, à se perdre dans la masse, à ne penser et à n'agir qu'en foule, sous l'excitation du nombre, à sacrifier leur individualité, à s'identifier avec les partis et les sectes. Dans un siècle, pareil on doit craindre par-dessus tout qu'une armée ne se range sous l'étendard de quelque secte, armée assez nombreuse et assez forte pour terrifier l'opinion, étouffer le libre examen, imposer aux dissidents un silence prudent, et atteindre ainsi le but des lois pénales, sans en prendre sur soi l'odieux. Nous avons, il est vrai, dans la multiplicité des sectes, une garantie contre ce danger ; mais n'oublions pas que les coalitions sont aussi possibles et aussi dangereuses dans l'Église que dans l'Etat, et qu'on néglige aisément ce qu'on nomme de légères différences pour agir ensemble contre l'ennemi commun. Heureusement que l'esprit de ce peuple, en dépit de toutes les influences qui tendent à le rétrécir, est un esprit essentiellement libéral; c'est là qu'est notre salut. L'esprit libéral du peuple, j'en suis certain, modérera et réprimera de plus en plus cet esprit exclusif qui est le péché dominant de ses guides religieux.

    En ce point je puis dire, et je le fais avec une joie sincère, que le gouvernement de cette république s'est toujours distingué par l'esprit de liberté religieuse. L'intolérance, quelle qu'en soit ailleurs la force, n'a pas trouvé d'asile chez nos législateurs. Jusqu'ici nulle sentence de proscription n'a été prononcée ouvertement ou indirectement contre personne pour cause d'opinion religieuse. Une sage et juste défiance a veillé sur nos libertés religieuses, et pris l'alarme au premier mouvement, au moindre indice d'ambition sectaire. Il n'est pas de gloire plus grande pour notre république. Puisse aucun de nous ne la voir flétrir!

    J'ai parlé très librement de l'esprit de secte et d'exclusion qui règne aujourd'hui; je recommande la plus grande libéralité de sentiment et de jugement envers ceux qui n'ont pas nos opinions. Toutefois, je n'entends pas enseigner que les opinions ont peu d'importance, ou qu'on ne doit faire aucun effort pour répandre ce qu'on regarde comme la vérité de Dieu. Je veux dire que nous devons répandre la vérité par des moyens qui ne nous asservissent pas à un parti, et qui n'imposent pas la servitude aux autres. Il nous faut respecter l'âme du prochain comme nous respectons la nôtre; il ne faut pas exiger en religion une uniformité qui n'existe nulle part ailleurs, mais il faut nous résigner à voir le principe religieux, comme les autres principes de notre nature, se manifester de différentes façons et à différents degrés. N'oublions pas que la vie spirituelle, comme la vie animale, peut exister et se développer sous diverses formes. Tout en recommandant avec ardeur ce que nous croyons être la foi pure et primitive, rappelons-nous que ceux qui diffèrent entre eux par les paroles ou les idées peuvent s'accorder par le cœur; que l'esprit du christianisme, alors même que l'erreur s'y mêle et l'embarrasse, est toujours divin, et que si chaque secte donne un rang différent à Jésus-Christ, elles peuvent toutes adorer cette vertu divine qui fit de lui le glorieux représentant de son père. Sous les symboles romain et protestant sachons reconnaître l'aspect aimable du christianisme, et aimons à croire que parmi la dissonance des voix et des formes, le Père commun discerne et accueille la même adoration filiale. C'est là la vraie liberté, et qui en a goûté ne l'échangerait pas contre la domination la plus étendue que jamais prêtres ou sectes aient usurpée sur l'âme humaine. J'ai parlé de la religion, je passe au gouvernement. C'est aussi un grand moyen de développer cette liberté spirituelle, cette force et cette élévation morales qui, nous l'avons vu, sont le bien suprême de l'homme. Si je parle ainsi du gouvernement, ce n'est pas qu'il se propose toujours cette fin, mais c'est qu'il peut et devrait toujours la chercher. Les institutions civiles devraient toujours être dirigées vers un bien moral ou spirituel, et tant qu'on ne sentira pas celte vérité, je crains qu'on ne continue d'abuser de ces institutions pour en faire des instruments de crime et de misère. Je sais qu'en ce point on a d'autres idées. Ou nous dit quelquefois que l'État n'a d'autre fin qu'une fin terrestre; que la religion doit prendre soin de l'âme, et l'État veiller aux intérêts extérieurs, aux intérêts matériels. Cette division de nos intérêts en terrestres et spirituels me semble sans fondement. Il y a unité dans tout notre être. Il y a une grande fin, une fin unique, pour laquelle le corps et l'âme ont été créés, et tous les rapports de la vie ordonnés ; un aimant central vers lequel notre être tout entier doit tendre : c'est le développement de notre nature intellectuelle et morale; et celui-là seul comprend bien ce que c'est que l'État qui le regarde avec respect comme une part du mécanisme merveilleux que Dieu a conçu pour effectuer ce dessein sublime. Je ne nie pas que l'État n'ait été institué pour veiller sur les intérêts de la vie présente, mais il a aussi un but spirituel ou moral, parce que les intérêts de cette vie sont, dans un sens important, des intérêts spirituels ; les biens matériels nous sont des instruments et des occasions de vertu, des appels faits au devoir, des sources d'obligations, et ils ne sont des bienfaits pour nous qu'autant qu'ils contribuent à la santé de l'âme. Par exemple, la propriété, le principal objet de la législation, est la matière, s'il m'est permis de m'exprimer ainsi, sur laquelle agit la justice; c'est par elle que cette vertu cardinale s'exerce et se produit ; et la propriété n'a pas de fin plus haute que de fortifier le principe d'une justice impartiale, en le manifestant.

    Le gouvernement est le grand organe de la société civile, et on le jugerait mieux si l'on comprenait mieux la nature et le fondement de la société. Je dis que la société est avant tout une institution morale. C'est quelque chose de bien différent d'une troupe d'animaux paissant dans le même pâturage : c'est l'association d'êtres raisonnables unis pour la défense du droit. Le droit, c'est-à-dire une idée morale, est le fondement même des États ; et le plus grand bonheur qu'ils procurent, c'est la satisfaction des affections morales. On nous dit quelquefois que la société est le résultat d'un contrat et d'un calcul égoïste ; que les hommes sont convenus de vivre ensemble pour protéger leurs intérêts particuliers; cela n'est pas. La société a une origine plus ancienne et plus haute ; c'est une institution de Dieu, et elle répond à ce qu'il y a de plus divin dans notre nature. Les liens les plus forts qui maintiennent les États ne sont ni l'intérêt personnel, ni un contrat, ni des institutions positives, ni la force, ce sont des liens invisibles, délicats, spirituels, les liens de l'esprit et du cœur. Nos meilleures facultés, nos plus nobles affections cherchent par instinct la société comme la sphère où elles doivent trouver leur bonheur. Qu'on puisse grandement fortifier et améliorer la société par des constitutions écrites, je l'accorde volontiers; il y a néanmoins une constitution qui a précédé toutes celles qu'ont faites les hommes, et qui doit servir de modèle à toutes les autres ; une constitution dont les articles sont gravés dans notre cœur; une première loi de justice, de droiture et d'amour, que toutes les autres lois sont tenues de faire observer, et de laquelle toutes les autres tirent leur force et leur mérite.

    Maintenant, si l'on me demande comment l'État doit contribuer à l'énergie et à l'élévation du principe moral, je réponds que ce n'est pas en mettant la vertu en articles de loi, ni en prêchant la morale, ni en établissant une religion ; car ce ne sont pas là les fonctions qui lui appartiennent. Il doit servir la cause de la liberté spirituelle, non par des leçons ou des conseils, mais par des actions ; c'est-à-dire en se conformant lui-même et strictement, dans toutes ses mesures, à la loi morale ou chrétienne, en manifestant publiquement et de la façon la plus solennelle son respect pour le droit, pour la justice, pour le bien général, pour la vertu. De toutes les institutions humaines l'État est celle qui est le plus en évidence; et si la justice était écrite sur son front et gravée visiblement dans tous ses actes, cela ajouterait une immense force à l'empire intérieur de la vertu chez les individus.

    Pour entrer dans le détail, l'État peut et doit élever l'esprit du citoyen en lui présentant sans cesse l'idée du bien public. Cette idée devrait se trouver inscrite en caractères lumineux dans toute la législation. Un gouvernement qui marche avec résolution et fermeté vers ce but devient un ministre de vertu. Il apprend au citoyen à attacher une idée de sainteté au bien public, il le transporte au delà des considérations égoïstes, nourrit en lui la grandeur d'âme, et lui enseigne à se sacrifier- à l'État autant que la vertu le permet. D'un autre coté, si le gouvernement se sert de son pouvoir pour satisfaire des intérêts égoïstes, s'il sacrifie les masses au profit de quelques privilégiés, ou l'État à un parti, il devient le prédicateur public du crime, corrompt l'esprit des citoyens, fait tout ce qui est en son pouvoir pour les rendre bas et mercenaires, et les prépare par son exemple à vendre ou à trahir cet intérêt public pour lequel ils devraient être prêts à mourir.

    Enfin, c'est de l'État plus que de toute autre institution que dépend le plus important des principes, le sentiment de la justice dans le public. Pour encourager ce sentiment, l'État doit montrer dans toutes ses lois le respect du droit, et un respect égal pour les droits des grands et des petits, des riches et des pauvres. Il doit sacrifier les plus brillants avantages plutôt que de manquer à sa foi, plutôt que d'ébranler les lois fixes de la propriété, ou de blesser le sentiment de la justice dans la société.

    Qu'il me soit permis d'indiquer encore un moyen d'élever et d'agrandir l'esprit des citoyens. Il faut que dans ses rapports avec les États étrangers le gouvernement s'attache inviolablement aux principes de la justice et de la philanthropie. En faisant preuve de modération, de sincérité, de droiture envers les États étrangers, en se montrant l'ami de la paix, en dédaignant les artifices et les avantages injustes, en cultivant des relations libres et d'une utilité réciproque, il entretiendra chez les citoyens le noble sentiment qu'ils appartiennent à la famille humaine, et qu'ils ont un intérêt commun avec l'humanité tout entière Un gouvernement ne remplit sa lâche qu'autant qu'il s'unit ainsi au christianisme pour inculquer aux hommes ]a loi de l'amour universel.

    Malheureusement les gouvernements ont rarement reconnu que leur premier devoir était l'obligation de fortifier dans la société les principes nobles et purs. Je crains même qu'il ne faille les mettre au nombre des principaux agents qui ont corrompu les nations. De toutes les doctrines qui ont propagé le vice, je n'en connais pas de plus pernicieuse que la maxime qui exempte les hommes d'État des obligations ordinaires de la morale, qui admet que les nations ne sont pas tenues comme les individus d'observer les lois éternelles de la justice et de la charité. A la faveur de cette doctrine, le vice a levé le front sans rougir dans les positions les plus élevées; il s'est assis sur le trône. Les hommes qui ont exercé le pouvoir et fixé sur eux les yeux des nations ont donné au crime la sanction de leur grandeur. Au cœur même des nations, dans le cabinet des chefs est née une peste morale qui a infecté et souillé tous les ordres de l'État. L'exemple des chefs a appris aux citoyens à considérer la loi éternelle comme une loi de circonstance et de convention et leur a fait méconnaître la souveraineté dé la vertu.

    Que la prospérité d'un peuple soit attachée à ce respect de la vertu, que j'exige du législateur, c'est chose très vraie et dont on ne saurait être trop pénétré. La doctrine vulgaire qu'un État peut prospérer par les artifices et le crime est sans fondement : les nations et les individus sont soumis à la même loi. La morale est la vie des sociétés. Il ne peut arriver de plus grand malheur à un peuple que le succès d'une politique criminelle, que l'espoir de fouler aux pieds impunément l'autorité de Dieu. Tôt ou tard la vertu insultée se venge terriblement des États aussi bien que des particuliers. C'est de nos lois et de nos institutions, il est vrai, que nous attendons la sécurité et la jouissance paisible de notre richesse, mais les lois politiques ont leur sanction dans la loi intérieure qu'a écrite le doigt de Dieu. Plus un peuple se fait l'esclave du péché, plus la source de la justice publique est corrompue. Les lois les plus salutaires deviennent impuissantes parce qu'il leur manque l'appui de l'opinion. Les égoïstes, les gens sans principes, en flattant les mauvaises passions et en aveuglant l'esprit public, s'emparent de l'opinion, du pouvoir et des places, et font des institutions libres ou des formes mortes ou des instruments d'oppression. Je crois surtout que les sociétés ont cruellement à souffrir de cette immoralité que le troupeau des hommes d'État a de tout temps favorisée comme étant d'une utilité signalée : je veux dire l'hostilité envers l'étranger. C'est une doctrine commune que les préjugés et l'inimitié à l'égard de l'étranger sont des moyens d'entretenir l'esprit national et d'affermir l'union intérieure; mais les mauvaises passions, une fois qu'on les a fait entrer dans le cœur du peuple, ne s'épuisent point au dehors. Le vice ne produit jamais les fruits de la vertu. De l'injustice envers l'étranger ne naît pas la justice envers nos amis. La malignité, quelle qu'en soit la forme, est un feu de l'enfer, et la politique qui l'alimente est infernale. Les discordes civiles et la fureur des partis en sont les conséquences naturelles et forcées; et tout peuple ennemi des autres montrera par son histoire que nulle espèce d'inhumanité ou d'injustice n'échappe au juste châtiment qui lui est dû,

    La grande erreur de notre nation, c'est de mettre une confiance idolâtre dans la liberté de nos institutions, comme si ces institutions, par quelque pouvoir magique, devaient garantir nos droits, encore bien que nous nous fassions les esclaves des mauvaises passions. Nous avons besoin d'apprendre que les formes de la liberté n'en sont pas l'essence; qu'on peut conserver la lettre d'une constitution libre, tandis que l'esprit s'en perd ; que les lois les plus sages et les pouvoirs les mieux gardés peuvent devenir des armes pour la tyrannie. Dans un pays qui se dit libre, la majorité peut devenir une faction, et une minorité proscrite peut être insultée, dépouillée et opprimée. Sous un régime électif, un parti dominant peut devenir aussi vraiment usurpateur et conspirer aussi traîtreusement contre l'État qu'un individu qui s'empare du trône par la force des armes.

    On suppose, je le sais, que la sagesse politique peut si bien combiner les institutions que la liberté en sorte, malgré les vices d'un peuple. Pour atteindre ce but, le principal expédient a été de mettre en balance les passions et les intérêts des hommes, de se servir de l'égoïsme d'un individu pour tenir en échec l'égoïsme du voisin, de produire la paix par la contrariété d'action et par l'équilibre des forces opposées. Je ne crois point à toute cette théorie. Il n'est pas d'habile distribution ni d'équilibre de pouvoir qui ne fasse jamais que le vice accomplisse l'œuvre de la vertu. C'est ce que notre propre histoire a déjà prouvé. Notre gouvernement fut établi sur le principe de la balance des pouvoirs ; et que nous enseigne l'expérience? Elle nous enseigne ce que le fonds de notre nature aurait pu nous apprendre, c'est que chaque fois que le pays sera partagé en deux grands partis, le parti dominant s'emparera des deux branches de la législature ainsi que des départements de l'État, et marchera à son but avec aussi peu de gêne et autant de résolution que s'il concentrait en lui tous les pouvoirs. Rien ne remplace la vertu. Les institutions libres ne garantissent les droits qu'autant qu'elles sont elles-mêmes garanties par cette liberté spirituelle, cette puissance et cette élévation morales que je vous ai présentées comme étant le souverain bien de notre nature.

    Suivant ces vues, le premier devoir de l'homme d'État, c'est d'accroître l'énergie morale de la nation. Cette énergie est le premier intérêt du peuple; quiconque l'affaiblit fait un mal qu'aucun talent ne saurait réparer; et nul éclat de services, nul succès momentané ne devraient soustraire le coupable à l'infamie qu'il a méritée. Que les politiques apprennent à respecter leurs fonctions, et qu'ils sentent qu'ils touchent à des intérêts plus vitaux que celui de la propriété. Qu'ils ne craignent rien tant que de saper les convictions morales du peuple par une législation inique ou une politique égoïste ; qu'ils cultivent en eux-mêmes l'esprit de religion et de vertu, comme la première condition pour occuper un poste public. Qu'aucun avantage apparent, pour le pays pas plus que pour eux-mêmes, ne leur fasse enfreindre une loi morale ; qu'ils aient foi dans la vertu comme étant la force des nations ; qu'un échec momentané ne décourage pas leurs justes efforts; ils ne vivent qu'un jour comme leurs contemporains, mais l'État doit vivre des siècles, et le temps, cet arbitre infaillible, vengera la sagesse et la magnanimité de l'homme politique qui se confie dans la force de la vérité, de la justice et de la philanthropie, qui en défend les droits et qui en suit la voix avec respect au milieu de la déloyauté et de la corruption universelles.

    Jusqu'ici j'ai parlé de l'influence générale que le gouvernement doit exercer sur la moralité du peuple, en témoignant de son respect pour la loi morale par ses actes et ses lois. Il est aussi tenu d'exercer une action plus particulière et plus directe; je parle de la prévention et de la punition du crime. C'est une des fins principales du gouvernement: mais jusqu'ici on ne lui a guère accordé l'attention qu'elle mérite. L'État, il est vrai, n'est pas lent à punir le crime, et ce n'est pas par manque de cachots et de gibets que la société a souffert; mais prévenir le crime et réformer le criminel, voilà ce que nulle part on n'a considéré comme un des premiers objets de la législation. A la violence des passions humaines on a opposé des lois pénales respirant la vengeance et trop souvent écrites avec du sang. La conscience du législateur s'est contentée de ce moyen. Mais, en choquant l'humanité, n'a-t-on pas augmenté le nombre des coupables? c'est une question qu'il serait sage d'examiner. Le temps me manque et plus encore le talent pour m'étendre sur les moyens de prévenir le crime. Je dirai seulement que toute la législation doit avoir en vue cet objet. Pour cela il faut des lois aussi simples et aussi peu nombreuses que possible ; car un code long et obscur ne fait que multiplier les occasions de délits, et met inutilement le citoyen en collision avec l'État. Mais avant tout, que les lois portent au front, en larges caractères, la marque de la justice et de l'humanité, si bien que le sens moral de la nation les sanctionne. Des lois arbitraires et oppressives invitent à les violer, et ôtent à la désobéissance le sentiment de la culpabilité. Il est même prudent de s'abstenir de lois qui, sages et bonnes en elles-mêmes, sembleraient blesser l'égalité, ne trouveraient pas d'écho dans le cœur du citoyen, et qu'on éluderait sans remords. Le législateur montre surtout sa sagesse lorsqu'il greffe les lois sur la conscience. J'ajoute, ce qui nie semble d'une grande importance, que le code pénal doit atteindre avec l'impartialité la plus sévère le riche et le puissant, aussi bien que le pauvre et celui qui est tombé. La société ne souffre pas moins du crime des uns que du crime des autres. On a dit avec vérité que le chiffre de ce qu'enlèvent le vol et le faux n'est rien quand on le compare à ce qu'enlève une insolvabilité sans foi, et cependant on envoie le voleur en prison pendant que le banqueroutier frauduleux vit peut-être dans le faste. Ainsi se corrompt le sens moral de la nation, et c'est pour cela et d'autres graves raisons qu'il est grandement besoin d'une réforme dans les lois de faillite. L'emprisonnement du débiteur honnête me choque, et la législation qui permet au créancier de faire le tyran avec un innocent déshonorerait, suivant moi, un siècle barbare. Mais je ne suis pas moins choqué et de l'impunité qui laisse continuellement échapper des faillis criminels, et de la douceur que la société montre envers des gens qui violent ses lois les plus essentielles.

    Un autre moyen de prévenir le crime, c'est de punir avec sagesse, et j'entends par châtiment sage celui qui veut réformer le coupable. Je sais que des gens instruits et vertueux ont contesté cette fin donnée au châtiment. Mais quelle fin plus haute et plus pratique peut-on se proposer? Vous prétendez qu'il faut punir pour l'exemple; mais l'histoire montre que ces châtiments exemplaires n'ont jamais eu grande efficacité. Le crime grandit au milieu des supplices, il grandit dans le sang des coupables. Le spectacle de pareils châtiments endurcit le cœur d'un peuple et engendre l'audace et la résistance chez les criminels. On dirait que jusqu'à ces derniers temps l'État n'ait travaillé qu'à endurcir le coupable en le jetant au milieu d'une foule de criminels, dans l'atmosphère putride d'une prison commune. L'humanité se réjouit de la réforme qui se propage dans notre pays. Soustraire le condamné aux mauvaises influences est un pas essentiel vers son rétablissement moral. Mais ce n'est qu'un pas. Le placer sous l'empire de bonnes influences est aussi important; et là les efforts individuels doivent venir en aide aux mesures législatives. Il faut que des impies chrétiens, choisis pour leur jugement et pour leur charité, se mettent en rapport avec le prisonnier solitaire, et que par les marques d'un intérêt sincère et fraternel, par la conversation, par des livres et par des encouragements, ils touchent en son cœur des cordes qui depuis longtemps on cessé de vibrer; il faut qu'ils éveillent de nouvelles espérances, qu'ils lui montrent que tout n'est pas perdu, qu'ils lui apprennent à compter encore sur Dieu, sur le Christ, sur la vertu, sur l'amitié des honnêtes gens, sur l'honneur et sur l'immortalité. J'ai foi dans ce glorieux ministère exercé par de simples chrétiens. On me dira que tous les efforts échouent quand il s'agit de réformer les criminels : ils n'ont pas toujours échoué. Et, d'ailleurs, dans cette grande affaire, a-t-on employé franchement, avec ardeur, toutes les forces de la charité, du génie, de l'humanité ? Dans le Nouveau Testament je ne trouve pas de classes d'hommes qu'on ordonne à la charité d'abandonner ; je ne trouve pas d'exception établie par Celui qui est venu pour chercher et sauver ce qui était perdu. J'ajoute que ce n'est pas toujours dans les prisons qu'on rencontre les sujets dont il faut le plus désespérer. Que la corruption des condamnés soit épouvantable, je le sais; mais elle n'est pas plus grande que celle de certains hommes qui jouissent de leur liberté, et à qui notre affection n'est pas refusée. Le riche qui fraude est certes aussi criminel que le pauvre qui vole ; le riche qui boit avec excès est plus vicieux que celui que la misère pousse à l'ivresse; le jeune homme qui séduit l'innocence mérite bien plus la maison de correction que l'infortunée qu'il a perdue. Enfin, je ne puis oublier que, dans le crime du condamné, il y a une part qui tient à la corruption générale de la société. Quand je réfléchis à la responsabilité qui pèse sur l'État, et combien, dans les crimes le plus sévèrement punis, il en est qu'on peut attribuer à une éducation négligée, à la misère des jeunes années, à des tentations et à des dangers que la société pourrait diminuer, je sens qu'un esprit de miséricorde devrait tempérer la législation; qu'il ne faudrait pas nous tenir si loin de nos frères tombés; que nous devrions reconnaître en eux les marques et les droits de l'humanité; que nous devrions nous efforcer de les ramener à Dieu.

    J'ai parlé de l'obligation où est l'État de contribuer à l'élévation morale du peuple. Je termine cette partie de mon discours en exprimant ma douleur de ce qu'une institution qui pourrait faire tant de bien soit trop souvent, pour les nations, un des principaux engins de corruption.

    J'ai insisté sur l'importance suprême que la vertu, la force et l'élévation morales ont pour la société, et je l'ai fait, non pas pour remplir un devoir de ma profession, mais par une conviction profonde. Je pense, comme le font, je n'en doute pas, bien des gens, que la grande distinction d'une nation, la seule qui ait du prix et qui apporte tous les autres biens avec elle, réside dans l'empire que de bons principes exercent sur les citoyens. Je désire appartenir à un État dont l'esprit et les institutions m'offrent une source de progrès, à un État dont je puisse parler avec une juste fierté, et dans l'histoire duquel je rencontre des noms glorieux et honorés, à un État qui serve le monde par les vérités qu'il découvre et par l'exemple qu'il donne d'une liberté vertueuse. Que Dieu me préserve d'un pays qui adore la richesse, et ne se soucie pas de la véritable gloire, d'un pays où règne l'intrigue, où le patriotisme emprunte son zèle à l'ambition, où des sycophantes affamés assiégent de leurs pétitions tous les départements de l'État, où les hommes politiques portent la marque du vice, où enfin le siége du gouvernement est une sentine de désordres privés et de corruption politique! Ne me parlez pas de l'honneur d'appartenir à un pays libre. Je vous le demande : Notre liberté porte-t-elle de nobles fruits? Nous donne-t-elle cet esprit viril, cette vertu publique qui élève au-dessus des peuples qu'écrase le despotisme? Ne me parlez pas de l'étendue de notre territoire; peu m'importe cette immensité si elle multiplie des hommes dégénérés. Ne me parlez pas de notre prospérité ; mieux vaut faire partie d'un peuple pauvre, simple dans ses mœurs, respectant Dieu et se respectant lui-même, que d'appartenir à un pays riche qui ne connaît pas de bien supérieur à la richesse. Ce que je veux pour notre patrie, c'est qu'au lieu de copier l'Europe avec une servilité aveugle, elle ait un caractère à elle, un caractère qui réponde à la liberté et à l'égalité de nos institutions. C'est assez d'une Europe; c'est assez d'un Paris. Combien ne doit-on pas désirer que, déjà séparés par l'Océan, nous soyons encore plus loin de l'Europe par la simplicité des mœurs, par l'honnêteté domestique, par la piété, par le respect de la nature humaine, par l'indépendance morale, par la résistance à la domination de la mode et à cette sensualité énervante qui caractérise la civilisation de l'ancien monde.

    Je puis dire de notre pays avec une insistance particulière que son bonheur tient à sa vertu; c'est la seule base solide de notre union. Notre union n'est pas, comme celle des autres nations, affermie par les siècles et maintenue par la force ; c'est une union nouvelle et qui plus est, volontaire. Ce n'est certes pas la force qui nous unit; rien ne peut retenir un membre de la confédération une fois qu'il a résolu de se séparer. Les seuls liens qui puissent nous unir d'une manière permanente sont des liens moraux. Qu'il y ait dans nos États des pouvoirs en opposition les uns avec les autres, des principes de discorde, c'est ce que nous voyons tous. L'attraction qui doit en neutraliser l'effet ne peut se trouver que dans la sagesse qui contrôle les passions, dans un esprit d'équité et d'égards pour le bien public, et dans un vertueux patriotisme qui s'attache à l'union comme au seul gage de liberté et de paix. Ce qui menace l'union, ce sont les jalousies provinciales, le froissement d'intérêts locaux, et il n'y a qu'une noble générosité qui puisse tout apaiser. Ce qui met l'union en danger, c'est la prostitution du patronage exécutif, qui fait du trésor public une source de corruption ; c'est l'ambition qui trouble sans cesse le pays afin de jeter les fonctions de l'État en des mains nouvelles; et le seul remède à ces maux se trouve dans l'indignation morale de la nation, dans un esprit pur et élevé qui écrase cette ambition égoïste sous sa propre infamie.

    Au premier magistrat de cette république et à ceux qui partagent avec lui le pouvoir exécutif et législatif, je recommande avec respect les vérités qui viennent d'être exposées; c'est avec la simplicité qui convient à un ministre de Jésus-Christ, que je leur rappelle les obligations solennelles qu'ils ont envers Dieu, envers leurs semblables, envers l'humanité, la liberté, la vertu et la religion. Nous espérons que dans la haute position qu'ils occupent, ils ne chercheront pas leur intérêt particulier, mais le bien public, et qu'ils le chercheront en s'attachant d'une manière inflexible aux principes de la constitution et encore plus aux principes éternels de la loi divine.

     

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    DidierLe Roux

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  • W.-E. CHANNING

     

    LIBERTÉ SPIRITUELLE ET TRAITÉS RELIGIEUX

    PRÉCÉDÉS D'UNE INTRODUCTION PAR M. ÉDOUARD LABOULAYE

    MEMBRE DE L'INSTITUT, PROFESSEUR AU COLLÈGE DE FRANCE

    AUTEUR DE PARIS EN AMÉRIQUE

    PARIS, CHARPENTIER, LIBRAIRE-ÉDITEUR

    28, Quai De L'école ; 1866

     

     

     

    LA LIBERTÉ SPIRITUELLE. (1ère partie)

    DISCOURS PRONONCÉ A L'ÉLECTION ANNUELLE le 26 mai 1830.

    «Et Jésus dit aux Juifs qui croyaient en lui : Si vous demeurez attachés à ma parole, vous serez vraiment mes disciple; et vous connaîtrez la vérité, el la vérité vous rendra libres. Si donc le Fils vous affranchit, vous gérez alors vraiment libres.» (jean, VIII, 31, 32, 30.)

    Les Écritures empruntent sans cesse à la nature et à la vie humaine des explications et des emblèmes de la vérité spirituelle. Le caractère, la religion et les bienfaits de Jésus-Christ nous sont souvent représentés par des images sensibles. Son action sur l'âme est figurée par la lumière du soleil, l'union vitale du chef et des membres, le pasteur ramenant le troupeau dispersé, le cep de vigne qui nourrit et féconde les sarments, les fondations qui soutiennent l'édifice, le pain et le vin qui fortifient le corps. Dans notre texte nous avons un emblème de l'influence ou de la religion de Jésus-Christ, qui est surtout intelligible et précieux pour notre société. Jésus-Christ se représente comme donnant la liberté, ce bien suprême des individus et des États ; et sans doute il voulait montrer ainsi aux hommes, sous une lumière forte et séduisante, cette liberté spirituelle et intérieure que sa vérité procure aux disciples qui lui obéissent. La liberté spirituelle, la liberté intérieure, c'est le grand présent de Jésus-Christ. Ce sera le sujet principal de ce discours. Je veux prouver qu'elle est pour les hommes le bien suprême, et crue la liberté civile et politique n'a de prix qu'autant qu'elle vient de cette liberté spirituelle et qu'elle la seconde.

    Par ce que je viens de dire, il est aisé de sentir quel sera le ton général de ce discours. J'y soutiendrai que le plus grand intérêt des États, aussi bien que des individus, est un intérêt spirituel; que les biens extérieurs et matériels n'ont de valeur qu'autant qu'ils agissent sur l'esprit, et servent à son indépendance, à sa force et à sa gloire. Et je sais fort bien qu'en parlant ainsi je m'expose aux objections. On dira que je montre mon ignorance de la nature humaine, en essayant d'attacher les hommes par des idées si raffinées; que je suis un théoricien; que la liberté spirituelle est chose trop impalpable et trop chimérique pour qu'on la propose aux hommes d'État comme une des fins de la législation ; qu'il ne faut pas troubler les gens pratiques avec des rêveries de cabinet; que des réalités grossières et tangibles peuvent seules toucher la multitude, et que parler aux politiques des intérêts spirituels de la société comme ayant une importance suprême est chose aussi vaine que si l'on essayait d'arrêter avec un souffle la force de l'ouragan.

    Je prévois ces objections, mais elles ne m'émeuvent pas. Je crois fermement que la seule vérité qui fasse aux hommes un bien durable, c'est celle qui concerne l'âme et qui en révèle les profondeurs, celle qui nous fait connaître nos facultés et pourquoi nous avons été créés. Rien ne retarde plus le progrès de la société que les idées basses de ceux qui la dirigent à l'endroit de la nature humaine. L'homme a un esprit aussi bien qu'un corps, et il faut qu'il le sache; et jusqu'à ce qu'il le sache, qu'il le sente et qu'il en soit pénétré, il ne sait rien. Il faut, en un sens, que son corps s'efface devant son esprit; ou, dans le langage du Christ, il faut qu'il haïsse la vie matérielle en comparaison de la vie intellectuelle et morale qui durera toujours. C'est cependant cette doctrine qu'on déclare trop raffinée. La vérité utile et pratique, suivant les docteurs les plus autorisés, c'est de savoir que nous avons un corps, et de faire de ce corps notre soin principal; c'est de savoir que nous avons une bouche à remplir et des membres à vêtir; que nous vivons sur la terre pour la cultiver ; que nous pouvons amasser des richesses, et que cette puissance est pour une société la mesure de la grandeur. Je n'ai aucun respect pour de telles doctrines. La seule sagesse que je connaisse est celle qui révèle à l'homme ce qu'il est, et qui lui apprend à regarder toutes les institutions et la vie entière comme autant de moyens pour développer et élever l'esprit qui est en lui. Toute politique qui ne reconnaît pas cette vérité me semble creuse. L'homme d'État qui ne calcule pas l'influence que ses mesures auront sur l'esprit d'une nation n'est pas fait pour toucher à un seul des grands intérêts de l'humanité. Par malheur les politiques ont rarement compris la sainteté de la nature et de la société humaine. C'est pourquoi le mot police est presque devenu une injure ; c'est pourquoi les gouvernements ont été si souvent les fléaux de l'humanité.

    Je n'entends pas déprécier la politique. La meilleure constitution et la meilleure administration d'un État sont des sujets dignes de l'étude la plus sérieuse; mais le bonheur public a des fondements plus profonds. L'homme d'État qui essaye de remplacer par une charte cette vertu que les lois ont pour objet de servir et d'exalter, ne fera qu'ajouter un nom de plus au long catalogue des politiques désappointés. C'est folie de compter sur nos inventions bornées pour assurer au peuple un bonheur que ne lui conquerra pas son caractère. Nous ne pouvons pas abroger les lois éternelles du gouvernement moral de Dieu, et des Constitutions de parchemin, quelque sages qu'elles soient, ne mettront jamais une société dégradée à l'abri de la responsabilité qui l'attend.

    Avec de pareilles convictions, je sens qu'il n'est pas d'enseignement plus pratique que celui qui pénètre le peuple de l'importance de ses intérêts spirituels. Avec de pareilles convictions, je sens qu'aujourd'hui je ne puis mieux répondre à votre attente qu'en vous faisant estimer, au-dessus de tous les autres droits et de toutes les autres libertés, cette liberté intérieure que le Christ est venu nous apporter. C'est sur ce sujet que j'appelle votre attention.

    Et d'abord, on me demandera ce que j'entends par liberté spirituelle, liberté intérieure. La réponse ordinaire et vraie c'est que cette liberté est l'affranchissement du péché. Mais je crains que pour beaucoup de personnes, sinon pour toutes, ces mots ne soient trop vagues pour leur faire complètement saisir toute la grandeur d'un pareil bien. Permettez-moi donc une courte explication. Ce qu'on peut dire de plus fort pour donner l'idée de cette liberté, c'est qu'elle n'est pas un état négatif, la simple absence du péché ; car on peut attribuer une liberté de cette dernière espèce aux animaux, ou aux enfants qui n'ont pas encore conscience de leurs actions. La liberté spirituelle est l'attribut d'une âme en qui la raison et la conscience ont commencé d'agir, et qui est libre par sa propre énergie, par son attachement à la vérité, par sa résistance à la tentation. Je ne puis donc mieux expliquer mes vues qu'en disant que la liberté spirituelle est l'énergie morale, ou la force d'une sainte résolution qui résiste aux sens, aux passions, au monde, et qui par là affranchit l'intelligence, la conscience et la volonté, de façon à ce qu'elles puissent agir avec vigueur et se développer indéfiniment. L'essence de la liberté spirituelle, c'est la puissance. L'homme qu'une paralysie délivre de ses désirs n'a pas pour cela la liberté intérieure. Celui là seul est libre qui lutte contre lui-même, et qui, grâce à une résolution morale, soutenue par la foi, dompte les passions qui le dégradent, et échappe à l'esclavage des choses basses pour s'attacher à celles qui sont nobles et pures. Celui-là seul est libre qui, regardant Dieu comme celui qui inspire et récompense la vertu, adopte pour règle suprême la loi qu'il trouve écrite dans son cœur et dans la parole divine, la suit, se respecte, exerce sincèrement ses meilleures facultés, et se développe en faisant le bien; peu importe d'ailleurs la sphère d'action que la Providence lui ait assignée.

    Il a plu à la Sagesse suprême de nous entourer de difficultés et de tentations dès notre naissance, de nous placer dans un monde où faire le mal est souvent profitable, où le devoir est souvent difficile et périlleux, où les vices s'opposent à ce que nous dit un maître intérieur, où le corps pèse sur l'âme, où la matière, par son action continuelle sur les sens, s'élève comme une barrière entre nous et le monde spirituel. Nous sommes au milieu d'influences qui menacent l'intelligence et le cœur; et être libre, c'est leur résister et les vaincre.

    J'appelle libre l'esprit qui maîtrise les sens, qui se défend contre l'appétit brutal, qui méprise le plaisir et la peine quand il les compare à sa propre énergie, qui voit au delà du corps et reconnaît sa propre valeur et sa grandeur, qui passe la vie, non pas à demander ce qu'il boira où ce qu'il mangera, mais dans la faim, la soif et la poursuite de la justice.

    J'appelle libre l'esprit qui échappe à l'esclavage de la matière, qui, au lieu de s'arrêter à l'univers matériel et d'en faire une prison, le franchit pour arriver au Créateur, et dans les marques éclatantes de l'Esprit infini, dont ce monde porte partout l'empreinte, trouve des secours pour s'élever.

    J'appelle libre l'esprit qui garde avec jalousie ses facultés et ses droits, qui n'appelle personne : maître, qui ne se contente pas d'une foi passive ou héréditaire, qui s'ouvre à la lumière d'où qu'elle vienne, qui accueille une nouvelle vérité comme un ange descendant du ciel, qui, tout en consultant les autres, interroge davantage l'oracle qu'il a en lui-même, et se sert des enseignements du dehors, non pour remplacer, mais pour aviver et exalter ses propres facultés.

    J'appelle libre l'esprit qui ne met point de bornes à son amour, qui ne s'emprisonne pas en lui-même, ou dans une secte, qui reconnaît dans tous les hommes l'image de Dieu et les droits des enfants de Dieu, qui aime la vertu et sympathise avec la souffrance partout où il les trouve, qui dompte l'orgueil, la colère et la paresse, et s'offre en victime volontaire à la cause de l'humanité.

    J'appelle libre l'esprit qui ne se laisse pas façonner passivement par les choses extérieures, qui ne se laisse pas entraîner par le torrent des événements, qui ne cède pas au hasard de l'heure présente, mais qui plie les événements pour les faire servir à son progrès, et agit d'après un ressort intérieur, d'après des principes immuables, et adoptés après réflexion.

    J'appelle libre l'esprit qui se défend contre les usurpations de la société, qui ne rampe pas devant l'opinion, qui se sent justiciable d'un tribunal plus élevé que celui des hommes, qui respecte une loi plus haute que la mode, qui se respecte trop pour être l'esclave ou l'instrument soit de la foule, soit d'une minorité.

    J'appelle libre l'esprit qui, dans sa foi en Dieu et en la vertu, a rejeté loin de lui toute autre crainte que de mal faire ; l'esprit que ni le danger ni les menaces ne peuvent asservir, qui est calme au milieu du tumulte, et se possède lui-même quand tout le reste est perdu.

    J'appelle libre l'esprit qui résiste à l'esclavage de l'habitude, qui ne se répète point et ne copie pas machinalement le passé, qui ne vit pas sur ses anciennes vertus, qui ne s'asservit pas à des règles formelles, mais qui oublie ce qui est en arrière, pour écouter si la conscience ne lui donne pas des avertissements plus élevés, et qui aime à se produire par des efforts nouveaux et supérieurs.

    J'appelle libre l'esprit qui est jaloux de sa liberté, qui se garde bien d'aller se noyer dans la foule, et qui conserve l'empire sur lui-même comme étant un empire plus noble que celui de l'univers.

    Enfin, j'appelle libre l'esprit qui, sentant son affinité avec Dieu, et confiant dans les promesses que Jésus Christ nous a faites en son nom, se dévoue sincèrement au développement de toutes ses facultés, qui franchit les limites du temps et de la mort, qui espère avancer toujours, et qui trouve une force inépuisable, pour l'action aussi bien que pour la souffrance, dans la perspective de l'immortalité.

    Telle est la liberté spirituelle que le Christ est venu nous apporter. Elle consiste dans la force morale, dans l'empire sur soi-même, dans le développement de la pensée et de l'amour, et dans l'exercice sans limites de nos meilleures facultés. C'est là le bien suprême du christianisme, et on ne peut comprendre que Dieu nous en puisse donner un plus grand. Je sais qu'il est des yeux à qui ce bien paraît trop subtil pour qu'on en fasse la fin suprême de la société et du gouvernement. Mais notre scepticisme ne peut changer la nature des choses. Je sais combien cette liberté est mal comprise, et combien on en use peu, je sais combien les hommes sont esclaves des sens, des passions et du monde; et je sais aussi que cet esclavage les rend misérables, et que, tant qu'il durera, nulle institution sociale ne leur donnera le bonheur.

    Maintenant, comme je l'ai dit, je veux montrer que la liberté civile ou politique a peu de prix si elle ne vient pas de cette liberté spirituelle, si elle ne l'exprime pas, si elle ne la fortifie pas. Je regarde la liberté politique comme le bien suprême des États, parce qu'elle sert la force et l'élévation de l'esprit. Et ce n'est pas là une vérité si étrange ou si obscure qu'elle ait besoin de preuves ou d'explications laborieuses. Considérez en effet ce que signifie ce mot de liberté politique. C'est l'absence de toute restriction, hormis celles que demande le bien public. Et pourquoi et dans quel intérêt écarter ces restrictions? C'est afin que les hommes puissent produire leurs facultés et agir par eux-mêmes. Une action vigoureuse et fortifiante est le premier fruit de toute liberté extérieure. Pourquoi briser les fers du captif, sinon pour qu'il mette en jeu ses membres affranchis? Pourquoi lui ouvrir sa prison, sinon pour qu'il en sorte, qu'il ouvre les yeux devant l'espace, qu'il use et qu'il jouisse de toutes ses facultés? La liberté qui ne sert pas l'action et ne développe pas la puissance n'est qu'un nom et ne vaut pas mieux que l'esclavage.

    Le premier bienfait des institutions libres est visible et d'un prix inexprimable. Ce premier bienfait, c'est d'aider à la liberté de l'âme, c'est de donner carrière aux facultés humaines, c'est de livrer l'individu à ses propres ressources et de l'appeler à faire son propre bonheur. C'est, en affranchissant l'intelligence, de favoriser la force, l'originalité, l'agrandissement de la pensée ; c'est, en affranchissant le culte, de favoriser l'ascension de l'âme vers Dieu ; c'est, en affranchissant le travail, d'exciter l'esprit d'invention et d'entreprise à explorer et à soumettre le monde matériel, et à délivrer ainsi l'espèce humaine de ces tristes besoins et de ces souffrances physiques qui rétrécissent et fanent l'intelligence ; c'est d'entretenir de nobles sentiments : la franchise, le courage et le respect de soi-même.

    Les institutions libres ne servent pas médiocrement à la liberté et à la force de l'esprit, en enseignant aux hommes qu'ils sont égaux et qu'ils ont le droit et le devoir de se gouverner eux-mêmes; et, pour moi, la supériorité d'un gouvernement électif consiste surtout dans le témoignage qu'il rend à ces nobles vérités. On a souvent dit que c'était un code de bonnes lois et non la forme du gouvernement qui faisait le bonheur d'une nation; niais de bonnes lois perdent beaucoup de leur prix si elles ne viennent pas de la nation, si elles sont imposées par un maître. Le meilleur code est celui d'un peuple qui obéit aux lois qu'il a faites; c'est celui qui, tout en parlant avec autorité, reconnaît néanmoins que se gouverner soi-même est le premier droit et le premier devoir d'un être raisonnable, et qui apprend ainsi au moindre individu à se respecter.

    En considérant quel est le vice principal de la tyrannie, nous verrons que la liberté spirituelle est le premier bien et le fruit le plus précieux de la liberté politique. Je sais que la tyrannie fait du mal en attaquant les intérêts, en menaçant la propriété et la vie, en dépouillant le travailleur pour engraisser le noble et le roi ; mais sa plus terrible influence est à l'intérieur. La plus grande malédiction du despotisme, c'est de briser et de dompter l'esprit, de rabaisser l'homme à ses propres yeux, de lui ôter toute force de pensée et d'action, de substituer à la conscience une règle extérieure, de rendre l'individu abject et lâche, d'en faire un parasite, un esclave rampant. Voilà la malédiction de la tyrannie : elle attaque l'âme et par conséquent elle attaque Dieu. Les théologiens et les poètes nous parlent d'anges qui combattent contre le Créateur, de batailles qui se livrent dans le ciel; mais le trône de Dieu dans le ciel est inattaquable. La seule guerre contre Dieu, c'est celle qu'on fait à son image, au principe divin qui est dans l'âme, et cette guerre, la tyrannie l'essaye sous toutes les formes. C'est là que nous voyons la principale malédiction du despotisme; et ceci devrait nous apprendre que la liberté politique est un bienfait, surtout parce qu'elle respecte l'âme humaine et en sert le progrès et la puissance.

    Sans cette liberté intérieure, spirituelle, la liberté extérieure n'a que peu de prix. A quoi sert que je ne sois pas écrasé par un joug étranger si l'ignorance et le vice, l'égoïsme et la crainte ne me laissent pas d'empire sur moi-même? Les tyrans les plus dangereux sont ceux qui s'établissent dans nos cœurs. Qui n'a ni principes ni volonté n'est qu'un esclave, quelque libre que soit l'air qu'il respire. L'âme, après tout, est notre seule propriété, ou, en d'autres termes, nous possédons tout par son énergie et son action ; et les institutions politiques doivent être appréciées d'après les esprits qu'elles font naître.

    On voit que je considère la liberté ou la force morale de l'individu comme le souverain bien et le but suprême des gouvernements. Je sais qu'on a souvent d'autres opinions. On dit que le gouvernement est fait pour le public, pour la société, et non pour l'individu. L'idée d'un intérêt national prévaut chez les hommes d'État, et l'on pense qu'on peut sacrifier l'individu à cet intérêt. Mais je maintiens que l'individu est moins fait pour l'État que l'État pour l'individu. La fin la plus haute de l'homme n'est point la place qu'il occupe dans la société, c'est le progrès spirituel, indéfini; l'État n'est pour lui qu'un moyen de progrès. L'âme est plus grande, plus sacrée que l'État, et ne doit jamais lui être sacrifiée : l'âme humaine est faite pour survivre à toutes les institutions de la terre. Les nations passeront; les trônes qui sont restés debout pendant des siècles subiront la sentence prononcée contre tous les ouvrages de l'homme, mais l'âme vivra, et l'être le plus obscur, s'il est fidèle à Dieu, s'élèvera à une puissance que n'ont jamais atteinte les potentats de la terre.

    L'individu est membre de l'État, non pas comme un bras fait partie du corps ou comme une roue fait partie d'une machine afin de contribuer à quelque résultat général et commun. Il n'a pas été créé pour être absorbé dans l'ensemble, comme une goutte d'eau dans l'Océan ou comme un grain de sable sur le rivage, et pour servir seulement à former un tout. C'est un être complet, créé pour sa propre perfection qui est la fin suprême de son existence, créé pour avoir une vie à lui, créé pour ne servir les autres qu'autant que le lui permet le soin de sa vertu et de son progrès. Jusqu'ici les gouvernements ont tout fait pour obscurcir cette importance de l'individu, pour le rabaisser à ses propres yeux, pour lui donner l'idée d'un intérêt extérieur plus important que l'âme invisible, et d'une autorité extérieure plus sacrée que la voix de Dieu qui lui parle au fond de sa conscience. Les gouvernants ont dit que l'individu était la propriété de l'État, et l'État, c'était eux-mêmes. C'est ainsi que le plus grand nombre a été immolé à quelques individus et s'est imaginé même que c'était là sa destinée la plus élevée. On ne peut trop combattre ces idées. Rien ne me semble plus nécessaire que de donner à l'individu le sentiment de sa valeur personnelle, sentiment que les gouvernements ont trop souvent essayé d'étouffer. Faites-lui sentir que, grâce à son immortalité, il peut concentrer dans son être un bien plus grand que celui des nations; faites-lui sentir qu'il est placé dans la société non pour abdiquer sa personnalité ou pour devenir un outil, mais afin d'y trouver une sphère d'action pour ses facultés et une préparation à la gloire immortelle. Pour moi, le progrès de la société consiste surtout à faire ressortir l'individu, à lui donner le sentiment de sa valeur, et à l'exciter afin qu'il fortifie et élève son esprit.

    Lorsque je soutiens que l'individu est la fin des institutions sociales, on croira peut-être que je décourage les efforts publics et le sacrifice des intérêts privés à l'État; loin de là. Personne, je l'affirme, ne servira ses semblables d'une façon plus efficace et plus chaude que celui qui n'est pas leur esclave ; que celui qui, secouant tout autre joug, se soumet à la loi du devoir qui est gravée dans son âme; car cette loi lui prescrit le désintéressement et la générosité comme étant la gloire de l'homme et une ressemblance avec le Créateur. L'individualité ou l'indépendance morale est la base la plus sûre d'un amour universel. Personne ne multiplie autant ses liens avec la société que celui qui surveille d'un œil jaloux sa propre perfection. Il y a une belle harmonie entre le bien de l'État et la liberté et la dignité morale de l'individu. S'il en était autrement, si jamais il y avait opposition entre ces intérêts, si jamais un individu était appelé à servir la patrie par des actes qui le dégraderaient, il ne devrait pas hésiter un instant sur ce qu'il lui faut préférer. Sa propriété, sa vie, il doit avec bonheur les sacrifier à l'État; mais son âme, il ne doit jamais ni la souiller ni l'asservir. Devant la pauvreté, la souffrance, la torture, le gibet, il ne doit pas reculer; mais jamais pour l'avantage des autres, quel qu'il soit, il ne doit renoncer à l'empire sur lui-même, ni violer la loi intérieure. Nous parlons du patriote comme se sacrifiant au bien public ; entendons-nous qu'il sacrifie ce qui est lui-même, le principe de piété et de vertu? Ne sentons-nous pas que, si grand que soit l'avantage que ses souffrances procurent à l'État, il lui en revient à lui-même une gloire plus grande et plus pure, et que le fruit le plus précieux de ses services désintéressés, c'est la force de volonté et d'amour qu'il a amassées dans son âme?

    J'ai essayé d'exposer et de prouver que la liberté spirituelle, ou la force et l'élévation de l'âme, est le grand bien auquel la liberté politique est subordonnée, et que toutes les institutions sociales doivent se proposer comme leur fin suprême.

     

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    Didier Le Roux

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  • W.-E. CHANNING

     

    LIBERTÉ SPIRITUELLE ET TRAITÉS RELIGIEUX

    PRÉCÉDÉS D'UNE INTRODUCTION PAR M. ÉDOUARD LABOULAYE

    MEMBRE DE L'INSTITUT, PROFESSEUR AU COLLÈGE DE FRANCE

    AUTEUR DE PARIS EN AMÉRIQUE

    PARIS, CHARPENTIER, LIBRAIRE-ÉDITEUR

    28, Quai De L'école ; 1866

     

     

     INTRODUCTION. (2ème partie)

    Ce rôle de la raison en face de la révélation a, du reste, été parfaitement expliqué par Channing dans un de ses plus remarquables discours : Le Christianisme est une religion raisonnable. C'est la plus judicieuse défense de la raison qu'ait écrite un chrétien.

    "La façon dont le Christ et les apôtres ont introduit et établi l'Évangile nous montre qu'ils considéraient la religion comme un sujet sur lequel tous les hommes sont obligés de réfléchir, d'employer leur esprit, de chercher, de peser toutes choses avec une attention sérieuse et impartiale. Le désir et l'intention du grand fondateur de notre religion fut qu'on examinât la religion, et qu'on la reçût par des motifs tout différents de ceux qui font accepter les fausses religions ; le Christ ne voulut point d'autre appui pour sa doctrine que l'excellence même de son enseignement, et les preuves de l'action divine qui l'accompagnait.

    Le Christianisme considère toujours comme principe certain et indubitable qu'en fait de religion, chacun doit exercer son propre jugement et suivre sa propre conviction. On pense, je le sais, que cette libre recherche est dangereuse, surtout pour la grande masse de l'humanité. On croit qu'il vaut mieux que la minorité conduise et que la foule suive On dit que la croyance générale doit être reçue comme vraie, et qu'il ne faut pas troubler une foi héréditaire en suggérant aux hommes l'importance de l'examen.

    Il est vrai qu'on peut abuser de son jugement. Sous prétexte de penser librement ou pour rejeter les vérités les plus claires et les plus importantes, on peut dédaigner la foule, et pour montrer sa hardiesse et son indépendance, on peut avancer des opinions qui font reculer d'horreur un esprit ordinaire. Toujours et en toutes choses, on peut abuser de la liberté. Il n'y a qu'une méthode infaillible pour empêcher les hommes de mal faire, c'est de leur lier les pieds et les mains, de ne pas souffrir qu'ils mettent en jeu une seule des forces du corps ou de l'âme. Laissez-leur une faculté quelconque, ils peuvent en abuser. Ouvrez-leur un champ d'action, ils peuvent s'égarer. Fortifiez leur esprit, ils emploieront quelquefois cette énergie à des fins indignes. Encouragez-les à examiner avant de croire, et il n'est pas impossible qu'ils n'usent de cette liberté au profit de leurs vices, et qu'ils ne présentent l'erreur sous le costume de la vérité. Mais que sont ces maux quand on les met en balance avec les avantages innombrables que nous tirons de l'exercice vigoureux de nos facultés? Restreindre la liberté de pensée et d'action pour écarter ces dangers, c'est nous dépouiller de tout ce qui ennoblit notre nature, c'est réduire l'homme au niveau de la brute.

    Il n'est pas juste de dire que la recherche religieuse a produit la multiplicité des sectes dans la chrétienté. Je croirais plutôt que le défaut d'examen a souvent occasionné et répandu les divisions. Comme la foule est toujours prête à embrasser des assertions dogmatiques hardiment soutenues, des opinions, qui s'adressent à la passion plus qu'à la raison, il y a dans cet entraînement une grande tentation pour les chefs de sectes; ils savent où trouver des partisans. Les chefs ont, en général, leur bonne part d'ambition, et cette ambition est encouragée et activée par ce penchant commun à accepter les doctrines sans examen. N'imaginons pas que le moyen d'arrêter les sectes soit d'encourager les hommes à recevoir leurs opinions religieuses sans y réfléchir. Dans un pays de tolérance universelle, c'est le moyen le plus direct de livrer les gens au mensonge et au fanatisme. La seule façon de produire l'uniformité, c'est d'encourager une recherche sérieuse et honnête.

    C'est par la contrainte qu'on a poursuivi l'uniformité ; vain effort! Sans doute, si l'État est assez puissant pour ne laisser prêcher qu'une seule religion, et pour étouffer toutes les autres, on aura une apparente uniformité. Il n'y aura ni clameurs, ni querelles de parti; au lieu de cela, nous aurons le silence de la tombe. Mais, même en ce cas, il n'y aura pas réelle uniformité d'opinions, car peut-on dire que les hommes aient des opinons quand vous empêchez l'activité de leur esprit? Ils entendent des mots, ils les retiennent, mais toutes leurs conceptions sont vagues. Ils peuvent répéter les mêmes sons, mais s'ils attachent un sens précis à Ce qu'ils disent, il est probable que chacun d'eux diffère autant de l'opinion d'autrui que le font maintenant les différentes églises. D'ailleurs, on ne peut toujours maintenir ce vasselage de la pensée. Il y a dans l'esprit humain une force élastique qui résiste au poids de l'oppression, et quand le monde asservi conquiert une fois la liberté et commence à penser par lui-même, la réaction l'emporte, et elle nous égare bien plus que si on ne nous eût pas comprimés. Je le répète, le seul moyen d'obtenir une uniformité durable dans les opinions, c'est d'encourager les hommes à réfléchir honnêtement et sérieusement sur la religion, à chercher la raison de ce qu'ils croient, à séparer le vrai du faux, et ce qui est clair de ce qui est obscur.

    L'effet d'un pareil examen, c'est de mettre la vérité en lumière. La vérité n'est pas cachée sous un voile impénétrable, elle se révèle à celui qui la cherche sincèrement. Des déclamations bruyantes, des assertions hardies, des prétentions hautaines n'effrayent pas ces sincères amis de la vérité. Ils voient bientôt que l'affirmation n'est pas le caractère de la vraie science, et que tel qui réclame des autres un assentiment sans réserve est souvent celui qui le mérite le moins. Les amis de la vérité veulent des preuves, et c'est la dernière des demandes que le fanatisme veuille ou puisse accorder. Ils ne se laissent pas entraîner par (les mots et des noms. Ils ne se rangent pas sous un drapeau particulier, ils ne demandent pas la guerre et la destruction à tous ceux qui suivent un autre symbole. Réclamant pour eux-mêmes le droit de recherche, et sachant par expérience qu'ils sont enclins à se tromper, ifs se défient de leur propre jugement et se gardent de censurer les autres. Si leurs opinions ne s'accordent pas entièrement avec celles des gens qui les entourent, du moins vivent-ils en paix, recevant et donnant la lumière, et c'est ainsi que s'établissent les premiers fondements d'une réelle et croissante uniformité.

    C'est là une question toujours pleine d'intérêt ; mais elle a surtout de l'importance au temps où nous vivons quand tant d'opinions divisent le monde religieux, et que tant de sectes nous appellent avec confiance, en nous offrant chacune la vérité et le salut. Dans cette situation il nous faut examiner avant d'approuver. Parmi ces différentes sectes qui se partagent notre république, il n'en est pas une qui puisse produire un gage d'infaillibilité, un acte qui lui donne la haute fonction d'interpréter pour ses frères la parole de Dieu. Ne nous laissons donc pas entraîner par le nom ou par le nombre, ne soumettons pas notre raison à l'autorité d'un dictateur. Cherchons sérieusement les motifs de notre foi chrétienne, et quand nous aurons établi le grand principe que Jésus-Christ est le maître autorisé et la lumière de l'humanité, retournons à sa parole, écoutons ce qu'il dit à nous et au monde, méditons sérieusement son enseignement, avec un esprit sincère, honnête, humble, impartial, désireux de recevoir la vérité divine, et résolu à lui obéir.

    Si nous abandonnons ce guide, à qui nous attacher ? S'il nous faut une autorité humaine pour nous appuyer, qui choisirons-nous pour notre maître, dans cette foule d'écoles qui veulent nous compter chacune parmi leurs prosélytes ? Qui nous garantira que nous ne tomberons pas dans les bras de ceux qui se trompent le plus ? Restons donc fermes dans la liberté par laquelle Jésus-Christ nous a affranchis. Ne recevons rien sur l'affirmation d'autrui. Ne nous oublions pas davantage dans nos idées présentes, comme si elles étaient infailliblement justes et qu'on ne pût pas les corriger. Évitons également le goût de la singularité et le goût de la conformité; suivons notre maître avec un esprit sans passion et sans préjugés, et suivons-le partout où il voudra nous mener".

    Ce respect, cet amour de la liberté religieuse ont inspiré à Channing quelques-uns des plus beaux discours contenus dans ce volume, tels que la Liberté spirituelle, l'Eglise, et la grande Fin du Christianisme. Partout et toujours Channing insiste sur le double caractère de la religion ; elle agrandit l'esprit, elle purifie le cœur; mais elle ne donne ses bienfaits qu'à celui qui s'y prépare par un libre effort. Pour lui, ce sont là les grandes vérités qui font l'essence même du Christianisme, et selon moi ces vérités vont à l'adresse de toutes les communions. Le catholique s'incline devant le dogme, mais s'il ne va pas plus loin, s'il se contente de répéter son catéchisme, s'il ne cherche pas à se pénétrer des vérités que l'Église lui enseigne, s'il n'en fait pas sa propre chose, qu'il ne s'y trompe pas, il n'est chrétien que des lèvres, et le premier souffle peut lui enlever sa foi. Pour un catholique éclairé, réfléchi, il y a donc beaucoup à gagner dans la lecture de Channing. Il pourra contester l'extension de principe ; mais le principe même, il faut le reconnaître et en tenir grand compte, si l'on veut rester chrétien, quand vient l'âge du doute et de la raison.

    Cette liberté illimitée n'a-t-elle pas de graves inconvénients ? ne mène-t-elle pas à la division, aux sectes, aux haines de parti ? Channing a répondu à toutes ces objections ; ce sont les passions et non pas les opinions qui divisent les hommes, et la liberté, en faisant la part de chacun, en apprenant aux partis à se respecter et à se ménager mutuellement, mène presque toujours à la véritable concorde. Channing était, du reste, trop pénétré de l'amour de la liberté et de l'amour des hommes pour ne pas respecter chez les autres le droit qu'il défendait pour lui avec tant de chaleur.

    "En un point, disait-il à ses auditeurs, vous me rendrez témoignage. Je n'ai jamais cherché à vous éloigner d'aucune corporation chrétienne. Je ne crois pas que j'aie jamais cédé à l'esprit de secte, alors même que je défendais le plus vivement mes vues particulières. Je ne me suis jamais cru meilleur que les autres pour avoir échappé aux grossières erreurs qui prévalent dans la chrétienté, et je n'ai jamais fermé les yeux sur la vertu et la piété de ceux qui défendaient ces erreurs. On doit juger de nous non pas d'après la grandeur de nos lumières, mais suivant la fidélité avec laquelle nous suivons nos lumières, grandes ou petites. Si je vous ai jamais inspiré des sentiments de dureté et de mépris pour les autres chrétiens, je vous ai fait une grande injure; j'ai été un ministre du péché au lieu d'être un ministre de justice. Puissiez-vous écarter toujours d'aussi mauvaises influences !

    En ce point, permettez-moi quelques mots de conseil. Nos principaux devoirs sont contenus en deux simples préceptes : Respectez ceux qui ne sont pas de votre opinion, et respectez vous vous-mêmes. A tout homme, quelle que soit son église, rendez l'honneur qui lui est dû. N'imaginez pas que vous ayez monopolisé la vérité et la vertu. Ne tournez personne en dérision. N'estimez pas davantage les gens parce qu'ils pensent comme vous, ne les estimez pas moins parce qu'ils pensent autrement; jugez chacun suivant les principes qui gouvernent sa vie. N'attribuez pas ce que vous croyez l'erreur à la faiblesse de l'intelligence ou à la corruption du cœur; mais réjouissez-vous quand vous voyez des facultés supérieures et une vertu éprouvée dans le voisinage de ce que vous considérez comme superstition et préjugé. N'imaginez jamais que l'église du Christ se renferme dans des limites d'invention humaine; pensez qu'elle comprend toutes les sectes, et que votre attachement à tout l'édifice triomphe de l'intérêt que vous prenez à quelques -unes de ses parties. Respectez tous les hommes.

    En même temps respectez-vous vous-même. Comme vous ne réclamez aucune supériorité sur les autres, ne souffrez pas que les autres s'en attribuent sur vous. Attendez et exigez d'autrui la déférence à laquelle vous vous sentez tenu de votre côté. Comme vous n'avez aucune prétention à une sainteté exclusive, ne reconnaissez pas la prétention de votre prochain. Les saints exclusifs portent une marque qui accuse le défaut de sainteté. Le vrai chrétien est le dernier qui se croie un saint ! Ne souffrez jamais que dans le monde on traite avec mépris vos opinons et votre caractère; mais en n'imposant vos opinions à personne, laissez voir que vous les respectez comme la vérité, et qu'en ce point comme en tous autres sujets sérieux, vous comptez sur les égards de ceux qui vivent avec vous. Restez toujours sur le pied d'égalité avec toute secte et tout parti ; par fausse honte ou par faiblesse ne souffrez jamais que personne prenne avez vous un ton d'arrogance, de supériorité ni de mépris. Soyez fidèles à vous-même et à vos principes. Une des grandes leçons qui m'ait appris l'expérience, c'est que le respect de soi-même, respect fondé, non pas sur des distinctions extérieures, mais sur les facultés et les droits essentiels de la nature humaine, est un sûr gardien de la vertu, si même ce n'est pas une de nos principales vertus".

    Si ces paroles ont fait sur l'esprit du lecteur l'impression qu'elles nous ont laissée, il sentira, comme nous, que Channing, quel que fût son symbole, a été une des âmes les plus saintes et les plus chrétiennes qui ait paru sur la terre. La lecture de ce volume achèvera la conviction en ce point. Si mon expérience peut servir à d'autres, je déclare que je n'ai jamais trouvé de livre qui m'ait plus édifié, qui m'ait donné plus de vues nouvelles, qui m'ait mieux fait sentir la grandeur du Christ et de l'Évangile, qui m'ait mieux appris à respecter et à aimer les hommes.

    Il y a dans la simplicité apparente de Channing une connaissance profonde du cœur humain, et une véritable passion pour Dieu et pour l'humanité. Cette passion si pure et si vive vous gagne et vous enflamme avant même qu'on en ait conscience. Channing est un des meilleurs guides qu'on puisse choisir pour ranimer en notre cœur ce qui n'est le plus souvent qu'une cendre éteinte. En rendant au Christianisme sa dignité véritable, en appelant notre raison non moins que notre cœur à éprouver l'Évangile, il nous ramène à la religion par une voie nouvelle, et la fait triompher de notre oubli et quelquefois de nos dédains. Il nous rend le respect de l'Évangile, et du respect à l'obéissance il n'y a qu'un pas. Que de gens croiraient si les difficultés du Christianisme n'effrayaient leur esprit! Qu'ils lisent Channing, et plus d'un peut être répétera avec lui que le Christianisme est une religion raisonnable et la perfection même de la raison.

    Au moment de finir, je ne puis résister au désir de citer un dernier discours où se peint dans toute sa pureté cette âme délicate et tendre. C'est au retour d'une longue absence, d'un voyage en Europe, où Channing était venu rétablir sa santé affaiblie, qu'il adressait à son troupeau les paroles suivantes :

    Août 1823. "Grâce à la bonté de notre Père céleste, il m'est de nouveau permis de vous parler; laissez-moi ouvrir cette nouvelle période de mon ministère, en payant mon tribut de gratitude à Celui en qui toutes nos oeuvres doivent commencer et finir. A Dieu, mon créateur et mon sauveur, mon guide sur les mers sans route, mon ami chez les étrangers, mon gardien au milieu des périls, ma force dans la maladie; à Dieu,, qui m'a permis de voir ses œuvres glorieuses, et qui m'a ramené sain et sauf dans ma chère patrie!

    A Dieu, qui m'a corrigé et consolé, qui a porté la paix dans mon cœur blessé et qui m'a gardé tant d'amis !

    A Dieu, qui a entendu ma prière, qui m'a ramené au milieu d'un troupeau qui m'aime, qui m'a rendu à l'Église qu'il avait confiée à mes soins ! 

    A Dieu, dont la bonté gratuite, infatigable, infaillible, surfasse toute raison humaine, dont l'amour est la plus douce des bénédictions, dont la providence est notre appui perpétuel, dont la grâce est notre espoir certain !

    Je voudrais le remercier de la seule façon qui soit permise à une créature, en rendant témoignage à sa bonté, en me consacrant à son service avec joie, confiance, reconnaissance, dévouement absolu.

    Dans celte maison consacrée à l'honneur de Dieu, en présence de son peuple, je renouvelle ma promesse de me dévouer tout entier à lui; vie, pensée, facultés, actions, influence, je lui donne tout ce que je tiens de lui. Que mes lèvres chantent ses louanges, que ce cœur brûle de son amour, que cette force s'use à faire sa volonté ! Puissé-je le servir mieux que je n'ai fait jusqu'à présent, avec des intentions plus droites et plus simples, avec une âme mieux pénétrée de ses perfections, avec un succès digne de sa cause ! Je connais ma faiblesse, et je ne puis oublier quels froids services je lui ai trop souvent offerts. Mais les récents décrets de la Providence, la leçon de dépendance que j'ai apprise dans la maladie et dans l'affliction, et enfin sa bonté qui m'a conservé et ramené ici, produiront, je l'espère, quelque chose de mieux qu'une impression passagère; j'en garderai une profonde et tendre reconnaissance, et le ferme propos défaire mon devoir. Ce mystérieux mélange de bien et de mal dans notre condition présente a pour objet, nous le savons, de nous tirer à Dieu, de briser notre sommeil spirituel, d'adoucir notre endurcissement; l'effet du repentir et de la reconnaissance, du chagrin et de la joie, c'est de changer nos faibles convictions en principes énergiques.

    Mes amis, joignez-vous à moi pour prier Dieu, afin qu'à ses autres bontés il ajoute le plus précieux de tous les présents, le don de son Esprit saint. Qu'il me fortifie contre ces penchants égoïstes qui asservissent les méchants et font murmurer les bons, afin que toute ma vie, armé d'une sainte ferveur, je puisse vous enflammer à mon tour. Ce n'est pas comme un simple individu, ce n'est pas pour soulager un cœur accablé que je vous parle si longuement de la bonté de Dieu. S'il ne s'agissait que de moi seul, je n'ouvrirais pas ainsi mon âme. Mais je sais que l'œuvre de ma vie c'est d'agir sur d'autres âmes, et d'agir par la sympathie non moins que par l'instruction, et je sais que vous êtes intéressés à l'expression et à 'accroissement de mon amour pour Dieu. Pour votre salut comme pour le mien, que Dieu m'accorde donc que cet amour soit vivant et qu'il grandisse !

    N'attendez pas de moi le récit de ce que j'ai vu et entendu pendant mon voyage; mais je dirai que je n'ai rien vu qui obscurcisse les droits du Christianisme. Dans les écoles des philosophes, dans les gouvernements que j'ai visités, je n'ai point appris de nom plus grand que celui de Jésus, je n'ai point trouvé de nouveau système de religion, de nouvelles institutions pour améliorer le cœur, de nouvelles méthodes de salut, rien qui ébranle ma conviction de l'excellence infinie de l'Évangile. En ce point je reviens sans autre changement que d'être plus profondément convaincu du prix inestimable de notre foi. J'ai vu l'humanité dans des conditions différentes, mais partout j'ai trouvé les mêmes principes essentiels, le même besoin d'enseignement, de consolation, de rédemption. Sur d'autres points, mes impressions ont été corrigées ou effacées, mais jamais je n'ai pu soupçonner un seul moment que le Christianisme fût un préjugé héréditaire et local, jamais je ne l'ai vu s'affaiblir à mesure que je m'éloignais du ciel sous lequel je suis né. Comme le soleil, il brille au-dessus de toute la terre, sans que son éclat s'amoindrisse, c'est la véritable et la seule lumière du monde !

    Je reviens avec une conviction qui plus que jamais m'attache à la promesse d'une rénovation morale, promesse que nous fait sa révélation. Moins que jamais j'attends quelque chose des révolutions, des changements politiques, des luttes violentes, des hommes d'État, des lois, en un mot des modifications extérieures de la société. Des institutions corrompues seront remplacées par d'autres institutions qui ne vaudront pas mieux, et qui peut-être seront plus corrompues, aussi longtemps que la racine ou le principe de la corruption vivra dans le cœur des individus et des nations. Il n'y a de remède que dans une révolution morale, et cette révolution ne peut se faire que par le Christianisme et par le pouvoir divin qui l'accompagne. La voix du prophète qui annonce un monde plus pur et plus heureux, sous la sainte influence de Jésus, n'a jamais plus doucement résonné à mon oreille, ne m'a jamais donné plus de force, que depuis que j'ai pu observer l'humanité sur un plus grand théâtre; et je quitte toutes les bruyantes promesses des réformateurs pour aller à cette annonce certaine d'un jour plus beau pour l'humanité.

    J'espère, mes amis, que je reviens avec un sentiment plus vif du poids et de la dignité de ma fonction. Ce n'est pas le langage de ma profession que je parle, c'est la conviction la plus profonde que j'exprime quand je déclare que les devoirs d'un ministre chrétien sont le plus importants qu'on puisse imposer à un homme. En disant cela, je n'affiche pas une prétention exclusive, car tous les hommes ont leur part de ce ministère. Chacun, suivant sa place et ses facultés, est appelé, comme le ministre, à servir la cause de la pure religion, et de la morale divine. La seule différence, c'est que le ministre est établi pour prendre un soin plus direct, plus intime de ce premier intérêt de l'humanité. A mes yeux, le ministère est devenu plus grand et plus solennel, parce que je sens de plus en plus l'excellence de la religion à qui ce service est consacré. C'est des ministres que dépend surtout la cause de Dieu. Il y a sans doute d'autres moyens de servir cette cause, mais l'idée du Christianisme qui prévaut dans la société, la forme sous laquelle on l'accepte, l'influence que la religion exerce sur le caractère et le bonheur des individus, sur la famille, sur l'opinion, sur les institutions, tout cela dépend surtout de l'esprit, de l'exemple, de la doctrine, du zèle et de la fidélité du ministre. L'agent le plus puissant que Dieu choisit pour agir sur l'homme, c'est l'homme. Je sens que l'œuvre à laquelle je suis appelé n'est pas une œuvre ordinaire, et qu'il vaudrait mieux pour moi n'y jamais revenir que d'y apporter un esprit froid et distrait.

    Il y a peut-être des orateurs plus éloquents que Channing, il n'y en a pas de plus sincère, il n'y en a pas chez qui l'âme paraisse davantage. C'est ce qui fait le charme infini de sa parole. En écoutant Channing, vous êtes sûr qu'il n'y a pas un mot qu'il n'ait senti, pas une vérité qu'il n'ait éprouvée, pas un conseil qu'il n'ait essayé sur lui-même; aussi se rend-on sans défiance à cette voix si douce et si pénétrée. Ce n'est pas un prédicateur qui nous parle, c'est bien mieux, c'est un frère et un ami.

     

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  • W.-E. CHANNING

     

    LIBERTÉ SPIRITUELLE ET TRAITÉS RELIGIEUX

    PRÉCÉDÉS D'UNE INTRODUCTION PAR M. EDOUARD LABOULAYE

    MEMBRE DE L'INSTITUT, PROFESSEUR AU COLLEGE DE FRANCE

    AUTEUR DE PARIS EN AMERIQUE

    PARIS, CHARPENTIER, LIBRAIRE-ÉDITEUR

    28, Quai De L'école ; 1866

     

     

     

     INTRODUCTION. (1ère partie)

    Les Œuvres Sociales et les Traités sur l'Esclavage ont fait connaître Channing comme réformateur et comme philanthrope ; ce nouveau volume le montrera sous un jour nouveau, comme chrétien éclairé et fervent. C'est sous cet aspect qu'il est le plus intéressant de considérer cette belle figure, car c'est la foi qui a fait de Channing un réformateur, et c'est le Christianisme qui a inspiré tous ses écrits. On ne le connaît vraiment que quand on sait comment l'Évangile était la règle de toute sa vie, et c'est ce qu'a démontré tout récemment, avec une grande vérité, l'auteur de l'excellent livre qui porte le titre de Channing, sa vie et sa doctrine. C'est à cette biographie que nous renvoyons le lecteur qui veut connaître en détail cette existence si belle par son unité. Croire, penser, agir, sont trop souvent pour nous trois choses distinctes ; c'en est une seule pour ce vrai chrétien.

    Ce nom de vrai chrétien donné à Channing surprendra peut-être quelques lecteurs. On sait que le pasteur américain était unitaire, c'est-à-dire qu'il n'admettait pas que Jésus-Christ fût une des trois personnes divines, et il nous est difficile de comprendre qu'on puisse être chrétien en repoussant ce que nous regardons comme le dogme fondamental et la pierre angulaire de notre religion.

    Je n'entends pas défendre Channing sur ce point, mais je voudrais montrer seulement comment les opinions dogmatiques de Channing ne sont pas tout à fait celles qu'on lui prête, et comment ces opinions ont d'ailleurs peu d'influence sur sa façon d'envisager le Christianisme. On sentira dès lors comment, sans être de la secte unitaire, on peut cependant lire avec intérêt et profit les discours que contient ce volume.

    Channing rejette le dogme de la Trinité parce que, dit-il, il ne le trouve pas dans l'Évangile, et que sa raison le repousse, mais il admet que Jésus-Christ est le fils de Dieu, sans vouloir pénétrer tous les mystères que ce nom peut cacher.

    "Plus j'avance en âge, écrit-il à madame Joanna Baillie, moins je m'inquiète d'assigner un rang précis à Jésus-Christ. La puissance du Christ est pour moi dans sa pureté sans tache, dans sa perfection morale. J'attache moins d'importance à ce rang parce que j'ai appris que toutes les âmes sont de même famille, et que la nature angélique et la nature humaine sont essentiellement une. Cette conviction fait que je ne suis point choqué par le système humanitaire. Il me semble cependant que ce système prête à de sérieuses objections, et je ne suis point touché par l'argument favori de ce parti, que leur système rapproche Jésus de nous. La perfection morale me paraît la grande distinction du Christ, et le sépare de tous les hommes. Cette distinction reste la même dans tous les systèmes, et elle est plus inexplicable dans le système humanitaire que dans tous les autres."

    Avec de pareils sentiments on comprend comment Channing pouvait dire qu'il y avait en lui très peu d'unitaire, qu'il n'avait point de sympathie pour la doctrine de Priestley, et qu'il se rapprochait, au contraire, de tous ceux qui attendaient une nouvelle et plus pure effusion de la vérité chrétienne. Il se proclamait membre de l'Église universelle, formée des amis de Dieu et des amis des hommes. Le dogme le repoussait, la morale l'attirait, et sans essayer de définir ce qu'était Jésus-Christ, il avait un amour ardent pour celui qu'il considérait comme l'envoyé de Dieu.

    Qu'on ne cherche donc pas dans ce volume le symbole d'une secte ; tout au contraire, on n'y trouvera qu'une admiration profonde pour l'Evangile et pour la personne du Christ. Il n'est donc pas de chrétien qui ne puisse lire avec fruit les discours sur les Preuves du Christianisme, et sur le Caractère du Christ. On n'y verra rien qui puisse blesser de respectables convictions.

    Ceci reconnu, disons maintenant ce que Channing voyait dans le Christianisme. Ces idées en ce point ne sont pas nouvelles, mais elles sont exposées avec tant de force, et si bien suivies dans tous les détails qu'il est difficile de n'en être pas touché; comme d'une vue plus juste et plus vive que tout ce qu'on nous a présenté jusqu'à présent.

    Pour Channing, le Christianisme n'est pas un symbole, une collection de dogmes, c'est une doctrine morale qui vient du ciel ; notre intelligence comme notre cœur y trouvent la solution de tous les problèmes qui nous agitent. Mais les bienfaits de l'Évangile ne nous appartiennent qu'à une condition. Il faut nous les approprier par le libre effort de notre esprit; il faut que cette vérité entre, pour ainsi dire, dans notre substance, et devienne notre propre vie. Les symboles, les professions de foi, les églises même ne sont que des secours extérieurs, en qui Channing a peu de confiance; c'est à chacun de nous à se faire chrétien. Dieu nous appelle individuellement, notre salut est chose personnelle, c'est à nous d'agir. La religion, c'est l'amour de Dieu et des hommes; on se donne un pareil sentiment, on ne le reçoit pas.

    Il faut donc que chacun de nous raisonne librement sa croyance, écarte ce qu'il croit l'erreur, embrasse ce qu'il croit la vérité. Sans doute il y a dans cette voie plus d'un danger et plus d'une difficulté, mais la vérité est à ce prix ; elle n'existe pour nous que quand nous la comprenons. La professer des lèvres, ce n'est pas la posséder.

    Au reste, je laisse Channing exposer lui-même sa façon de comprendre le Christianisme ; il le fait avec une conviction qui porte le lecteur au respect, et force à réfléchir.

    Février 1840 (Memoir of W. E. Channing, page 121).

    "J'ai lu votre communication avec beaucoup de sympathie. Elle m'a reporté au début de ma propre histoire religieuse. Non pas que j'aie jamais souffert comme-vous; mais personne ne peut réfléchir sur un sujet religieux sans rencontrer des difficultés. Les gens qui n'ont pas de doute doivent souvent ce privilège à l'absence de pensées.

    Aussitôt que nous commençons à réfléchir, nous sommes forcés de remettre en question une partie de notre foi traditionnelle, et l'ébranlement d'une partie nous fait quelquefois trembler pour l'édifice tout entier. J'ai passé des années à rechercher la vérité sérieusement et avec anxiété, je ne regrette pas ma peine. Toute ma peine, toute mon inquiétude s'évanouit quand je pense à la foi calme, à la largeur de vues et d'espérances où elles ont abouti.

    Vous désirez connaître l'histoire de mon âme, cette histoire remplirait un volume. Ce qui m'a fait chercher la vérité, c'est le coup porté à ma nature morale par le système de croyances religieuses qui régnait en mon enfance. Toutes mes idées de justice et de bonté se révoltaient contre les dogmes cruels qu'on enseignait alors. J'allai droit à l'Écriture, et peu à peu la lumière bénie sortit de la parole de Dieu et rayonna sur moi. J'appris bientôt quelle était la grande fin pour laquelle le Christ est venu dans le monde ; j'appris que son premier objet, sa vue la plus haute n'était pas de nous délivrer du châtiment, mais de nous délivrer de ce qui mérite le châtiment, c'est-à-dire du mal moral, de toutes les impuretés du cœur et de la vie, de tout ce qui nous sépare de Dieu. J'appris qu'il était venu pour répandre une influence morale et spirituelle, grâce à laquelle l'homme devient un être pur, désintéressé, excellent. J'appris bientôt que le ciel et l'enfer sont dans l'âme, que c'est là qu'habitent le feu et le ver rongeur, et que nous ne pouvons atteindre au bonheur du ciel qu'en nous abreuvant de l'esprit céleste. En d'autres termes, j'ai appris que le royaume du ciel est au dedans de nous, que le Christianisme est par excellence un système spirituel, ou qui avant tout a pour objet de racheter du mal l'âme humaine, et nous ne pouvons comprendre l'Évangile qu'autant que nous l'interprétons d'après ce principe. Une grande vérité s'imposa de plus en plus à ma pensée. Je sentis, je vis que Dieu était désireux de communiquer son saint Esprit, sa force et sa lumière à tous les hommes qui s'efforcent sérieusement de surmonter le mal et d'avancer vers cette perfection qui est le véritable ciel. Vous comprendrez facile ment comment ces idées dissipèrent toutes les ténèbres où m'avait plongé une croyance fausse et traditionnelle. Croyez bien que je sympathise à vos épreuves. Pour vous encourager, je puis vous dire que les plus nobles esprits ont passé par des troubles semblables, avant d'atteindre la lumière d'une foi calme et heureuse. Ne vous tourmentez pas pour vous former d'un seul coup toutes vos convictions. Soyez sûr que Dieu, la bonté, la justice même, ne peut pas vous demander d'approuver ce qui choque vos meilleurs sentiments. Examinez suivant l'occasion. Cherchez la lumière d'en haut. Surtout soyez fidèle à l'idée du devoir, vivez suivant la lumière que vous avez déjà, et je ne doute pas que les difficultés qui troublent votre esprit ne finissent par se dissiper".

    S'il nous est imposé de rechercher la vérité pour nous l'approprier, on comprend que la liberté est de l'essence même de la religion, car toute gêne apportée à la liberté est une mutilation de notre âme et une injure à la vérité. De là cet amour ardent de Channing pour la liberté, sous toutes ses formes et dans toutes ses applications. Voici comment il s'en explique dans un discours qui nous donne le secret de sa vie:

    1827. "Vous savez que ma destinée a été de remplir parmi vous les fonctions du ministère dans un temps d'épreuves, dans un temps où les passions étaient déchaînées, où l'insolence et la bigoterie renaissaient. J'allais dire que ce fut mon malheur d'être obligé de  vivre et de prêcher dans cette saison d'orages. Mais non ; j'ai appris que le grand objet de Ta vie présente c'est de nous former l'âme et le caractère par la peine et la lutte, et je ne doute pas que la sagesse de Dieu ne m'ait assigné, comme aux autres, le combat dont j'avais besoin. Il n'est pas rare d'entendre dire qu'on désire la paix, et je ne crois pas que personne ait plus que moi ce désir, dans le fond de l'âme. Ce qui me charme surtout dans mes retraites d'été, c'est que je m'y mets à l'abri de toutes les collisions de la vie. Perdu dans une complète solitude, ne voyant autour de moi que l'ordre et la beauté de la nature, n'entendant que les mélodies du vent, des bois et des eaux, j'ai dit souvent : Il est bon d'être ici. Il me semblait que le paradis s étendait autour de moi, et je reculais a devant l'idée de rentrer sur le champ de bataille, et d'ouvrir de nouveau t'oreille aux cris de la discorde.

    Mais je me rappelais que la vertu qui fuit à l'ombre quand Dieu lui dorme une œuvre à accomplir dans le monde, que cette vertu qui évite avec soin toute vu, tout bruit qui la blesse, n'est pas la vertu du Christianisme; et je ne crois pas que, même en cette vie, on trouve le bonheur en évitant le combat. Le Christianisme, il est vrai, recommande et promet la paix à ceux qui l'embrassent. Mais c'est une paix intérieure, qui a pour racine une piété forte, une vertu solide, ce n'est pas cette paix que répand autour de nous la tranquillité extérieure. C'est une paix qui subsiste et se fortifie au travers des orages, une paix que le monde ne donne pas et qu'il ne peut pas retirer, la paix d'une âme énergique et non pas d'une âme faible, une paix qui n'est jamais plus entière que dans les moments où l'on nous accable de reproches injustes, où l'on nous charge de devoirs périlleux, alors que l'âme, forte de sa droiture, s'appuie en Dieu avec confiance. Malgré mon amour de tranquillité, j'ai senti que j'étais appelé au grand combat qui s'agite entre la liberté religieuse et l'esprit d'intolérance et de domination, entre le Christianisme qui s'épure et lé Christianisme corrompu; diverses circonstances m'ont mis en évidence dans cette lutte, et m'ont donné un rôle que j'aurais été le dernier à désirer.

    Peut-être n'a-t-on pas bien compris les motifs qui m'ont dirigé dans cette partie de ma carrière politique. On a pu supposer que j'étais poussé par un attachement violent à un symbole particulier ; et il est vrai que je suis de plus en plus convaincu de l'importance et de la supériorité des doctrines religieuses que j'en soigne. Mais ce n'est point un zèle particulier, c'est un principe plus puissant qui a agi sur moi, c'est mon attachement à la cause de la liberté religieuse. Revendiquer les droits de l'âme, maintenir la liberté intellectuelle, résister à l'intolérance et à l'esprit de persécution, sauver nos églises du despotisme spirituel, voilà ce qui touchait bien plus mon cœur que l'idée d'assurer le triomphe d'une doctrine ou d'une secte particulière.

    Dès mes premiers pas dans la vie, j'ai vu qu'une ère nouvelle allait s'ouvrir pour notre pays et pour notre âge; c'était le commencement d'une lutte violente pour restaurer des doctrines tombées peu à peu dans l'oubli. Le cri d'Orthodoxie venait d'être poussé, et on adoptait un système de mesures pour étouffer la libre recherche. On avait soin de répandre au loin de vagues rumeurs sur une conspiration secrète contre ce qu'on appelait les doctrines de la réformation, les doctrines essentielles du Christianisme; on marquait du fer chaud de l'hérésie des doctrines qu'avaient épousées quelques-uns des hommes les plus sages de l'Amérique et de l'Europe, Si j'entrai dans le champ de la controverse, ce fut moins pour défendre ces opinions que pour encourager mes frères à se servir de leur  raison, à examiner librement les doctrines religieuses. Je sentis alors, ce qu'aujourd'hui je sens avec plus de force, que l'âme humaine est faite pour avancer par la liberté, par l'usage de ses facultés, j'entends l'usage réfléchi, impartial, indépendant. Je ne voulus pas laisser enchaîner mon intelligence par des hommes qui  n'avaient aucun titre à ce despotisme, par des hommes en qui je voyais souvent des marques d'infériorité dans l'esprit et dans le cœur. Je ne voulus pas souffrir qu'on enchaînât les autres. Je sentis quelle honte retomberait sur notre société éclairée et sur nous si nous endurions qu'une poignée d'hommes (il n'y en avait pas alors et encore aujourd'hui il n'y en a pas davantage) se permît de nous dicter ses opinions sur le plus important objet de la pensée, et réduisît au silence les sincères amis de la vérité.

    Ce qui m'engagea dans une lutte dont je ne suis pas encore sorti, ce fut de voir qu'on essayait de nous river à des croyances vieillies en excommuniant ceux qui cherchaient une plus noble vue du Christianisme, Je n'ai aucune raison de regretter le rôle que j'ai pris. Mon amour de la liberté a grandi avec mon intelligence. Il est mêlé maintenant à tous mes sentiments religieux, à toutes mes sympathies, à toutes mes affections; car je suis persuadé que l'honneur de Dieu, Je bonheur et le progrès de l'humanité demandent avant tout que rien n'empêche nos facultés, et qu'on donne à la pensée le champ le plus large. Si nous devons grandir, c'est par le libre exercice de nos facultés. Si nous devons atteindre à une conception du Christianisme qui soit plus brillante et plus élevée, il nous faut commencer avec l'idée que les âges écoulés n'ont point épuisé la vérité chrétienne, et qu'il nous faut avancer au delà de la sagesse de nos pères. Je ne sais rien qui indique une plus grande ignorance de l'histoire de l'Église et de l'histoire de l'humanité, rien qui soit mieux fait pour hébéter l'intelligence et nous ramener à la barbarie, que l'idée que nous n'avons plus rien à apprendre, que le Christianisme est venu à nous pur et parfait, et que notre devoir ne consiste qu'à recevoir les leçons de notre catéchisme. Je suis sûr que cela n'est pas vrai. Tous les cœurs sincères savent que le Christianisme a été horriblement défiguré. Supposer que les premiers réformateurs l'ont purifié de toutes les corruptions, c'est supposer qu'ils aient des lumières spirituelles aussi brillantes que celles qui ont rayonné sur les apôtres. Le Christianisme n'a pas été ainsi purifié.

    Personne de nous ne le possède dans sa pureté. Je ne sens que trop les imperfections de toutes les classes et de toutes les communions; tout l'espoir du Christianisme repose sur le courage et la piété de ceux qui rejettent toute autorité humaine, qui brisent les fers de tous les symboles, et qui se livrent à l'étude réfléchie, pieuse, confiante, de Dieu, de ses œuvres et de sa providence. La liberté de l'esprit jointe à l'acceptation sincère de toute la vérité déjà connue, voilà ce qui constitue l'énergie et l'esprit qui doivent affranchir l'Église et le monde de cette foule d'erreurs qui obscurcissent encore la religion et en affaiblissent la sainte influence.

    Si j'ai fait quelques progrès, je les dois surtout à l'esprit de liberté dont je suis imbu ; rien ne peut remplacer cet esprit, ni dons de la nature, ni livre, ni association avec des gens instruits. Ce fut ma destinée de venir en un temps où allait se décider la question de savoir si nous aurions cette liberté, ou si l'inquisition, avec ses ministres en tête, lierait l'intelligence de ce pays avec des chaînes de mort. La bonté de Dieu, la résolution de vivre et de penser par moi-même, une éducation qui m'avait appris à chérir la liberté, ont décidé du rôle que j'ai pris. J'espère que je n'ai pas été inutile. J'espère que j'ai contribué à donner aux autres le courage de penser et d'exprimer leur pensée, et je ne doute pas que ce soit aux efforts de Boston que le pays tout entier ne doive la liberté religieuse dont il jouit. 

    Je reviens à vous maintenant, mes chers auditeurs, avec le plus grand désir de respecter et de maintenir votre liberté intellectuelle, et de défendre la grande cause de l'humanité. Je n'ai aucun désir d'imposer aux autres ma façon de voir, je ne veux ni effrayer, ni intimider, ni employer d'autres armes que la raison et la persuasion. Je suis de plus en plus choqué de la tyrannie de la chaire, de l'abus d'influences auquel on soumet ce lieu sacré, de la prétention qu'affectent lés maîtres religieux d'être écoulés comme des oracles, et de cette hardiesse avec laquelle ils font de l'Être suprême un de leurs partisans".

    Je trouve les mêmes opinions exprimées avec plus de calme, mais non pas moins de force, dans un article publié dans le Disciple Chrétien, en 1811, article qui n'a point été recueilli dans les œuvres complètes. Voici ce morceau : je ne crains pas de fatiguer le lecteur en lui faisant entendre la parole même de Channing, car personne n'a mieux, exposé la pensée mère qui domine aujourd'hui la plupart des communions libres. Peu à peu tout ce qui est sorti de l'Église romaine, tout ce qui n'est pas maintenu dans l'immobilité par la toute puissante organisation du catholicisme, s'engage dans la voie qu'a signalée Channing. Ce mouvement n'est que la conséquence des principes établis par les premiers réformateurs. Dès qu'on a pu juger qu'en dépit des conciles et de l'Église, tel ou tel dogme n'était pas dans l'Évangile, la porte a été ouverte à la liberté. Avec la raison il n'y a pas de demi-concessions, elle est juge de tout, ou elle n'est juge de rien. Elle est bien faible si elle ne reconnaît pas son impuissance et ses limites naturelles ; mais ces limites, c'est elle seule qui les reconnaît et qui les accepte. En ce sens, il est vrai de dire que pour trouver Dieu et la vérité, elle est notre seule règle et notre seul guide.

     

    Table des matières.

     

    Introduction : partie 1
    Introduction : partie 2
    La liberté spirituelle : partie1
    La liberté spirituelle : partie2
    L'Eglise : partie1
    L'Eglise : partie2
    Les preuves du christianisme : partie 1
    Les preuves du christianisme : partie 2
    Caractère du Christ
    La grande fin du Christianisme
    L'immortalité de l'âme
    La vie future
    Du respect dû à tous les hommes
    La religion est principe social 
    Le christianisme est une religion raisonnable (partie1)
    Le christianisme est une religion raisonnable (partie2)
    Le christianisme est une religion raisonnable (partie3)

     

    Didier Le Roux

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  • THÉODORE PARKER SA VIE ET SES ŒUVRES ; Chapitre 10 : Cet homme fut un prophète
     

    THÉODORE PARKER

     

    SA VIE ET SES ŒUVRES

     

    Un Chapitre De I'histoire De L'abolition
    De L'esclavage Aux États-Unis

    Albert Réville 

     

     

     

    CHAPITRE X.

     

     

    CET HOMME FUT UN PROPHÈTE.

    Un commentaire de son oeuvre. — Les questions servant de pierre de touche. — L'esclavage et la bibliolâtrie. — La religion de l'avenir. — Critiques. — Sympathies. — Channing et Schleiermacher. — Ce que c'est qu'un prophète. — Comment la vérité religieuse avance. — Le vaisseau-rocher.

     

     

    Parvenus à cette fin de toutes les biographies, nous devons nous demander ce qui reste de la brillante existence que nous venons de retracer et jusqu'à quel point le délire de Parker était prophétique, lorsque, sur son lit de mort, il se voyait dédoublé et continuant, son œuvre en Amérique, tandis que son corps se dissolvait sur la terre italienne.

    Parker n'a fondé ni une église ni même une école. Son ministère, sa parole, ses écrits, sa vie entière a été plutôt une démonstration d'esprit et de puissance que l'édification de quelque chose de visible et de constitué; par conséquent, il est difficile d'indiquer les résultats positifs de son activité, bien que l'énergie latente des principes qu'il a proclamés et des impressions qu'il a laissées soient incontestables. C'est l'avenir qui verra croître les germes qu'il a déposés dans le vaste champ labouré par son dévouement. Disons aussi que notre siècle ne se prête plus guère à ces actions individuelles que l'on peut distinguer nettement de tout ce qui n'est pas elles, et suivre à la trace dans les divers domaines de l'activité humaine. Tous, quelque soit le terrain sur lequel nous tâchions de bâtir, qu'il s'agisse de science, d'art, de politique, de religion, que notre rang soit élevé ou obscur dans la hiérarchie de l'esprit, nous avons des coopérateurs, pas de roi, et, par conséquent, il devient toujours moins facile de démêler dans la trame des destinées sociales les fils personnels dont l'entrelacement la compose. Enfin les terribles commotions qui ont bouleversé les États Unis pendant ces cinq dernières années, doivent prendre fin pour que le peuple américain rentre dans les conditions d'un développement normal. Du reste, il n'est pas douteux que ce temps d'arrêt ne soit une de ces incubations fécondes qui accélèrent ensuite la croissance des germes semés antérieurement.

             D'autre part, quel commentaire grandiose ces cinq années n'ont-elles pas fourni à l'enseignement religieux et social du prédicateur de Boston! Ses cendres étaient à peine refroidies que l'Union arrivait au bord de cette mer Rouge qu'il avait tant de fois prédite. Elle y arrivait sans en soupçonner encore la profondeur et imbue d'illusions et de préjugés qui devaient rendre le passage plus pénible et plus douloureux que les plus clairvoyants eux-mêmes n'avaient pu le prévoir. Notons que, jusqu'à un certain point, les deux fractions des États Unis qui devaient s'étreindre dans cette gigantesque lutte jugeaient bien leur situation respective. Le Nord avait raison de penser qu'il avait infiniment plus de ressources à prodiguer que le Sud, En revanche, le Sud n'avait pas tort quand il fondait ses espérances de succès sur un emploi plus habile et plus foudroyant des forces dont il pouvait disposer. Tout devait dépendre de l'esprit qui prédominerait dans le Nord. On a beau avoir d'immenses ressources, on se fatigue vite de les gaspiller en pure perle; et si le patriotisme, l'élément moral, avait fait défaut au Nord, très certainement les habiles meneurs qui dirigeaient la sécession eussent réussi dans leur sinistre entreprise. Nous aurions aujourd'hui une grande république chrétienne fondée sur l'esclavage! Le triomphe du Nord a donc été finalement un l'ait de l'ordre moral, dû à des causes morales dont ses adversaires n'avaient pas su calculer la puissance. Si maintenant nous nous reportons aux temps qui ont précédé cet effroyable duel, nous pouvons dire, sans la moindre exagération, que Parker brille au premier rang de ceux qui ont le plus énergiquement crié au Nord : Garde à vous! et le plus contribué à réveiller l'esprit public de l'assoupissement où la prospérité matérielle l'avait fait tomber. La ville de Boston a toujours été la première en fait de résolution et de sacrifices pour défendre la cause fédérale et, avec elle, la cause de l'humanité. Ce sont les volontaires du Massachusetts qui accoururent les premiers, à l'heure du plus grand danger, pour faire un rempart de leurs corps à la capitale fédérale gravement menacée par l'armée insurgée. L'argent de la Nouvelle-Angleterre n'a cessé d'affluer, aux heures mêmes les plus désespérées, pour soutenir le bon droit. Si cet admirable Lincoln, dont on n'a pas suffisamment apprécié la grandeur républicaine tant qu'il a vécu, n'a jamais perdu courage, c'est qu'il se sentait appuyé par l'élite laborieuse et morale de l'Union, par un peuple d'honnêtes gens déterminés comme lui a ne pas reculer d'un pouce et prêts à tout, excepté à céder. Enfin le jour vint qui permit au président des États Unis de proclamer l'abolition de l'esclavage aux applaudissements de cette même foule que des sophistes intéressés avaient si longtemps aveuglée sur ses intérêts les plus clairs. Les cendres de Parker ont dû tressaillir d'aise sous la terre lointaine quand la retentissante nouvelle parvint de l'autre côté de l'Atlantique. Nous ne voulons pas surfaire notre héros en laissant croire aux lecteurs mal instruits des affaires américaines que le pasteur de Boston a été l'auteur principal de cette révolution patriotique. Mais il ne faut pas diminuer non plus la part glorieuse qui lui revient, et il suffit de le connaître pour comprendre l'influence qu'un tel homme a exercée sur tous ces citoyens éminents de l'Union, les Wendell Philipps, les Chase, les Seward, les Sumner, les Haie, les Banks, les Horace Mann, etc., ses amis, ses admirateurs, ses compagnons d'armes, avec qui nous le voyons converser et correspondre sans cesse, les encourageant, les consolant, les approuvant, les blâmant quelquefois avec franchise, toujours sympathique à leurs nobles efforts, toujours prêt à payer de sa personne et à rehausser ses belles prédications par son généreux exemple. Qui pourrait d'ailleurs mesurer la quantité d'esprit libéral que ses nombreuses conférences ont versée dans les divers États de l'Union! Combien d'épis précoces, mûris avant les autres aux rayons de ce franc et lumineux libéralisme, ont annoncé l'heure de la moisson prochaine! Encore une fois, tout cela ne se calcule pas, mais tout cela pèse, et d'un poids immense, dans la balance de l'histoire du royaume de Dieu sur la terre.

    La question de l'esclavage fut la question spéciale et locale, d'application immédiate et brûlante, qui s'offrit au réformateur américain. Chaque siècle a ses principes généraux que l'on admet en vertu de leur évidence, tant que l'on est désintéressé sur leurs conséquences pratiques. La pierre de touche des convictions, c'est le conflit que ces principes ne tardent pas à révéler avec des institutions ou des traditions auxquelles on tient plus qu'on n'ose se l'avouer à soi-même. C'est alors que la sophistique vient en aide aux intérêts et aux préjugés alarmés. C'est alors aussi qu'on peut discerner les esprits et savoir de quel côté les mènent en réalité leurs penchants secrets. Ce que la question de l'esclavage fut aux républicains des États-Unis, celle du pouvoir temporel des papes l'est au libéralisme européen. Nous voyons, sur cette question délicate, les convictions libérales que l'on croyait les plus solides hésiter, chercher les faux fuyants, se démentir même de la façon la plus lamentable : de même, on voyait aux États Unis des républicains faire étalage de leurs sentiments démocratiques tout en plaidant pour le maintien de l'esclavage. On s'est assez moqué, de ce côté de l'Atlantique, de cette incroyable contradiction : mais le libéral Européen qui ne craint pas, lui partisan de la souveraineté nationale, du droit de chaque peuple de se donner le gouvernement qui lui convient, de l'indépendance de la société civile, etc., qui ne craint pas, dis-je, de confisquer un peuple au profit de l'intérêt prétendu religieux d'une Église, n'a rien du tout à envier, en l'ait d'attitude ridicule, au démocrate esclavagiste de l'Union américaine. Que sur toutes les autres questions, le premier soit aussi libéral et le second aussi démocrate que l'on voudra, il ne résulte pas moins de cette épreuve,  qui met à nu le fond de leur cœur, que celui-là est catholique avant d'être libéral et celui-ci aristocrate avant d'être républicain. Parmi les éléments qui aident le mieux l'homme à se payer d'illusions sur la tendance réelle de ses opinions, il faut mettre au premier rang ceux qu'il croit pouvoir emprunter à l'ordre des idées religieuses. Il est un satisfecit d'un genre particulier, qu'on se décerne à soi-même, quand on peut se dire qu'on fait à la religion des sacrifices qu'on n'eût pas faits à l'ordre naturel des choses, ou bien que la religion sanctionne, après tout, ce qui semblerait blâmable au point de vue de la seule justice. Voilà pourquoi l'influence des hommes religieux et vraiment libéraux est toujours très grande lorsqu'il s'agit de déblayer la voie du progrès des obstacles posés par la religion mal entendue. Il est certain que, sur la question de l'esclavage, les Américains ont été victimes de leur étroitesse religieuse. Peuple protestant, du type puritain, très divisé en sectes, mais uni dans une vénération souvent superstitieuse des Livres saints, les citoyens des États Unis ont pu longtemps fermer l'oreille à la criante contradiction qu'il y avait entre leurs principes politiques et l'institution servile en se disant que ni l'Ancien ni le Nouveau Testament ne combattaient l'esclavage et que tous deux l'admettaient même comme un élément normal de la société humaine. Sans doute il est facile de répondre à cela, d'abord que l'Ancien Testament n'est que la préparation d'un ordre de choses supérieur; puis, quant au Nouveau, qu'il a déposé dans l'humanité des principes divins en laissant aux hommes le soin d'en tirer successivement les conséquences particulières ou sociales; que faire rimer l'esclavage avec la fraternité des créatures humaines, enfants du môme Dieu et, appelées au même salut, est à peu près aussi absurde que de donner une cour, une diplomatie et une année au successeur de quelqu'un dont le royaume n'est pas de ce monde. Mais, qu'on le remarque bien, cette réponse n'est valable que si l'on consent à reconnaître qu'il y a des imperfections dans les livres sacrés. Évidemment c'est une imperfection du Nouveau Testament que ses auteurs n'aient pas vu la portée du principe chrétien par rapport à une institution aussi importante, aussi générale de leur temps, que l'esclavage. Le moyen de s'imaginer qu'un livre dicté par Dieu pour enseigner dans tous les temps à l'homme toutes les vérités et tous les devoirs, se soit tu sur un point de cette gravité ! C'est ainsi que le culte superstitieux de la Bible contribuait aux États Unis à maintenir cette institution maudite. Théodore Parker a peut-être plus miné l'esclavage par sa critique hardie des Livres saints que par les discours directement inspirés par l'horreur qu'il lui inspirait. Et, de même qu'une théologie plus libérale que celle qui avait cours autour de lui fut entre ses mains un merveilleux instrument de libéralisme politique, de moine l'avenir nous montrera l'Amérique profitant de son libéralisme politique pour réaliser plus vite et mieux que toute autre nation le libéralisme religieux après lequel l'âme de notre siècle soupire. Car tous les libéralismes, comme toutes les libertés, se tiennent.

    C'est surtout comme penseur et écrivain religieux que Théodore Parker appartient à l'avenir. Le moment approche où la question de l'esclavage aura cessé d'être actuelle. Pour nous, en Europe, elle ne peut plus exister que par contrecoup et en vertu de la solidarité qui nous lie aux autres parties du monde. Mais que devons-nous penser en général de l'œuvre religieuse de Parker? Cette question n'intéresse pas moins le vieux monde que le nouveau.

    On peut définir la religion de Parker le théisme chrétien, et le caractère propre de cette religion, c'est qu'à un dogme très simple, et, si je puis ainsi dire, très sobre, elle joint une grande richesse d'applications à la vie individuelle et sociale. Pour nous, il n'y a pas le moindre doute que tous les courants de notre vie moderne nous mènent de ce côté-là, et nous ne sommes pas plus ébranlés dans celte conviction par les cris de terreur de ceux qui veulent à tout prix que nous restions claquemurés dans un passé où l'on étouffe, que par les prédictions frivoles de ceux qui, méconnaissant un des instincts les plus indéracinables de la nature humaine, .s'en vont proclamant que nous marchons vers la fin de toute religion. L'esprit humain est un : il se sent fait pour être libre, il se sent porté à adorer. Dans cette double tendance de notre être il y a une preuve inéluctable que nous ne sommes vraiment nous-mêmes, vraiment fidèles à notre nature, qu'en adorant librement et en vivant religieusement dans la liberté. L'homme, à la longue, ne peut pas demeurer dans l'infidélité à sa nature, et c'est pourquoi, de l'antithèse actuellement formée par l'irréligion et la superstition, matérialistes toutes les deux, — quand même ou peut-être parce que la grande majorité se partage à cette heure entre ces deux mauvaises tendances, — surgira dans un avenir prochain une féconde synthèse de la religion et de la liberté sous l'égide du spiritualisme. A quel titre et jusqu'à quel point Théodore Parker a-t-il contribué à préparer ce magnifique avenir?

    Je ne discuterai pas une question que peut-être plus d'un lecteur s'est faite : Théodore Parker a-t-il eu raison de quitter le corps constitué des églises unitaires pour devenir le pasteur d'une communauté tout à fait selon son cœur ? Pour répondre comme il faut à cette question, nous aurions besoin de plus de lumières que nous n'en avons sur les chances qu'il avait encore (et que sa rupture en tout cas diminuait considérablement) de faire pénétrer plus de libéralisme cl plus de science religieuse dans l'église de son enfance. Surtout il faudrait que cela ne se fût pas passé en Amérique. Il y a bien aux États-Unis, quoi qu'on en dise, une religion nationale, c'est le protestantisme. On ne se représente pas la grande république américaine religieusement tenue de se soumettre à un prêtre demeurant de l'autre côté des mers. L'Amérique aux Américains, cette doctrine dite de Monroë est dans l'esprit d'un vrai Yankee plus évidente encore, s'il est possible, en religion qu'en politique. Mais non seulement il n'y a pas d'église d'État, il n'y a pas non plus ce qui s'appelle en Europe, en France, par exemple, en Hollande, en Suisse, une église nationale , c'est-à-dire une église se considérant comme l'église naturelle des protestants du pays, qui n'a cessé de se perpétuer, tout en se modifiant beaucoup, sur toute la surface du territoire, depuis les premiers jours de la Réforme, et qui, participant aux bons et aux mauvais jours du passé national, ayant ses racines dans les plus glorieuses ou les plus navrantes traditions nationales, devient une sorte de patrie religieuse que l'on aime comme l'autre et qu'on n'abandonne qu'à la dernière extrémité. Ajoutons qu'en règle générale c'est au sein de ces églises nationales que le libéralisme religieux trouve en Europe son terrain le plus favorable et ses meilleures garanties contre l'étroitesse dogmatique. Il y a là tout un ordre de sentiments et d'idées qui n'est déjà qu'à moitié compris en Angleterre, qui est parfaitement inconnu en Amérique. Autant le schisme répugne à la grande majorité des protestants du continent, autant il paraît chose toute simple en Amérique dès qu'il est motivé par un dissentiment quelconque, et ce qui démontre la différence des régions sous ce rapport, c'est que, dans les nombreuses controverses que Parker dut soutenir, on ne chercha jamais à le blâmer ou à le louer de ce côté. Ou voit bien que, dans l'opinion de ses adversaires comme dans celle de ses amis, il n'y avait rien d'insolite, rien à reprendre ou à glorifier dans la position qu'il avait prise à Boston en se mettant à la tête d'une communauté entièrement nouvelle.

    Sans nous occuper autrement de cette question spéciale, demandons-nous donc plutôt ce que nous devons penser de son enseignement religieux pris en lui-même.

    J'ai fait de temps à autre, à mesure que je l'exposais, quelques réserves que je tiens à compléter. Ainsi j'avoue que parfois je regrette de trouver Parker si âpre, si violent dans ses controverses. Sa qualité, c'est l'énergie; ce n'est pas toujours le bon goût, et il lui arrive mainte fois de frapper plus fort que juste. Les vieux dogmes, tout erronés qu'ils soient, méritent les égards qu'il ne faut jamais refuser aux bonnes intentions. Ce n'est pas pour le plaisir de penser que la grande majorité du genre humain est destinée à rôtir toute l'éternité, qu'on a cru si longtemps aux flammes éternelles : l'horreur du mal moral, considéré comme le mal infini, y est bien entrée pour sa part. La prédestination calviniste a des conséquences qui soulèvent : mais on doit penser aussi, quand on la combat, que la pensée essentielle qui l'a formulée a été celle de l'assurance du salut, pensée qu'il faut tâcher de mieux fonder, mais sans laquelle il est très vrai de dire qu'il n'y a ni paix possible ni énergie durable. Ce qu'il faut relever toutefois à la décharge de Parker, c'est qu'il a eu plus que personne à souffrir des aberrations de l'exclusivisme orthodoxe; qu'il a, tous les jours de sa vie, fait l'amère expérience de cet anti-christianisme qui ne parle que d'Évangile et de grâce, mais qui, en réalité, hait la lumière et n'admet pas que le Saint Esprit se manifeste sur la terre sans arborer la cocarde de sa confession particulière; qu'il a vu ses intentions les plus pures, ses actes les plus généreux, ses paroles les plus véridiques, sa vie privée elle-même, odieusement défigurées par cette hypocrisie dévote qui ne pardonne pas à quiconque la démasque. Mais tout cela n'empêche pas qu'au point de vue de la justice pure on ne puisse lui reprocher une certaine fougue iconoclaste qui jure avec ses théories elles-mêmes sur l'origine et la genèse des religions. Il savait bien que chaque forme religieuse, que nous a léguée le passé, a été vraie en son temps, c'est-à-dire qu'à un certain moment du développement de l'esprit humain, elle a été la forme correspondante à ce que cet esprit pouvait concevoir de Dieu. Mais, s'il en est ainsi, l'orthodoxie protestante, la dernière de ces formes religieuses du passé, n'aurait-elle pas quelque droit à ces égards avec lesquels, dans de touchantes pages, Parker sait parler de la religion des pauvres Cherokees ?

    Il est à présumer aussi qu'au point de vue de notre théologie moderne européenne, les idées religieuses de Parker auront quelque chose d'incomplet ou d'inconséquent qui soulèvera de nombreuses objections. Parker avait le coup d'œil profond, il n'avait pas le génie spéculatif. J'entends par là qu'il saisissait avec une rare promptitude les deux points extrêmes d'une série de vérités connexes, mais qu'il était moins heureux dans l'art de dérouler les anneaux intermédiaires. De là parfois des démonstrations heurtées, qui laissent l'esprit du lecteur en suspens. C'est surtout dans ses discours sur le mal physique et moral qu'à côté d'admirables morceaux d'éloquence on trouve des exemples de ce défaut dialectique. Fidèle sur ce point à la vieille méthode apologétique, il a prétendu démontrer que la douleur en soi était un bien, qu'elle était nécessaire à l'ordre des choses, sans voir que, pour la pensée religieuse, la difficulté est précisément dans le fait de cette nécessité elle-même. Peut-être une manière plus philosophique, plus austère, d'envisager ce grand problème, refit-elle préservé de la faute de goût qu'il commet souvent en appelant Dieu Père et Mère. M l'une ni l'autre de ces dénominations ne doit prétendre à la rigueur métaphysique, et ce n'est pas un défaut à nos yeux, car on ne définit pas Dieu ; mais celle de mère a précisément l'inconvénient de donner plus de relief à l'antinomie apparente qui existe entre les faits de l'expérience et l'affirmation religieuse de l'amour divin. Ses vues aussi sur la nature morale de l'homme ont péché selon nous par l'incomplet. Il ne semble pas s'être douté de la grave question du déterminisme, et dans sa fougueuse réaction contre le calvinisme qui enseigne la corruption totale de la nature humaine, penchant plus volontiers du côté de l'optimisme, il a mainte fois oublié, qu'en nous l'ange commence par l'animal.

    Une critique minutieuse pourrait prolonger ces remarques, mais à quoi bon? Ce n'est pas un professeur de théologie systématisée qu'il faut chercher dans Théodore Parker, c'est un initiateur, c'est un chantre inspiré de l'avenir. On peut rejeter beaucoup de ses idées : pour peu qu'on aime le progrès religieux et la liberté, il faut sympathiser chaleureusement avec lui. C'est bien moins une doctrine qu'on doit lui demander que des impressions, des consolations, des espérances, du courage, de la foi. Sa religion n'est pas une théorie abstraite, c'est un fait spontané de sa nature. Sa tête n'est pas plus naturelle à son corps que, sa, religion à son âme! Sa science, son érudition, très grandes en réalité et du meilleur aloi, sont, non les servantes, mais les auxiliaires, les amies de sa foi inébranlable au Dieu vivant, et lui servent à écarter tout ce qui, dans les dogmes et les institutions du passé, l'empêche de savourer sa présence immédiate et de se baigner dans les eaux de l'amour infini. On sent chez lui un besoin, une passion de vérité, à laquelle on pardonne ses allures un peu emporte-pièce en considération du courage et de la loyauté dont elle fait preuve. Ce n'est pas avec cette intrépidité que l'excellent Channing se taillait dans les murs ébréchés de la foi traditionnelle un modeste réduit auquel il ne demandait qu'une chose, la vue paisible de l'amour de Dieu et du cœur humain. Ce n'est pas avec cette clarté de dessein et d'opération que Schleiermacher et les méticuleux théologiens de son école élevaient ces constructions d'ordre composite où la pensée moderne et les vieux dogmes se confondent au prix de tant de peine et parfois de tant de plâtre. Sans doute il y a bien des âmes qui continueront de préférer le doux moraliste, le Fénelon américain, que M. Laboulaye a fait connaître à l'Europe, ou l'onctueux prédicateur de Berlin qui put un moment se flatter d'avoir réconcilié la science et l'orthodoxie dans les profondeurs de son sentiment religieux. Ne cessons pas d'admirer tous ces hommes admirables, mais rappelons-nous que le temps dans sa marche, que la société moderne dans ses impérieuses exigences, réclament désormais des solutions plus radicales et plus nettes que les compromis jusqu'à présent en vigueur. Pour cela il faut nécessairement la généreuse audace d'un Parker, marchant droit devant lui, sans se préoccuper de la poussière qu'il soulève en traversant tant de ruines, les yeux toujours fixés vers la lumière éternelle. D'ailleurs, il serait bien injuste de ne voir en lui que le lutteur énergique et âpre. II y a dans sa nature, et c'est ce qui en fait le charme, à côté et au-dessous de son ardeur révolutionnaire, un mysticisme pur, ému, délicieux à contempler. Si Parker est parfois la dupe de son optimisme théorique, c'est que sa foi profonde au Dieu vivant lui fait anticiper sur le pauvre monde où nous vivons et le transporte avant l'heure dans la région des harmonies célestes. Il est un des penseurs qui ont su joindre aux censures les plus impitoyables des hommes et des choses de son temps les prévisions les plus sereines sur l'avenir définitif de l'humanité. Sa religion est aux agitations fiévreuses de sa carrière de réformateur ce que les profondeurs de l'Océan sont à la surface que les vents soulèvent. Après chaque tempête le calme inviolable des abîmes s'impose à la masse entière qui, de nouveau paisible et souriante, réfléchit l'azur immense.

    Je me résume : Parker ne fut essentiellement ni un moraliste, ni un théologien, ni un philosophe; ce fut un prophète, et il est une de ces apparitions contemporaines qui nous permettent mieux que bien des recherches de comprendre certains phénomènes que l'on croirait au premier abord appartenir exclusivement au passé. Qu'étaient les prophètes au sein du vieil Israël ? Non pas des devins, des diseurs d'oracles surnaturels, comme on se l'imagine trop souvent parmi nous. C'étaient les organes d'une grande idée, simple, austère, abstraite même, cachée dans les entrailles de la tradition nationale, l'idée du monothéisme pur. Pour dégager cette idée de ce qui la défigurait, des péchés du peuple qui la lui faisaient méconnaître, des abus du sacerdoce et de la royauté intéressés a ce qu'elle demeurât oubliée, les prophètes ne reculaient devant rien, et malgré la malveillance dont ils étaient à chaque instant les objets, ils sortaient du vieux sol d'Israël toujours plus convaincus et plus forts. Car leur force venait de ce qu'au fond l'esprit d'Israël conspirait avec eux, et plus cet esprit rencontrait d'opposition, plus il prenait conscience de lui-même, plus, il s'affirmait clairement et ostensiblement. Et rois, prêtres, peuple, tous pouvaient trouver les prophètes insupportables, mais au dedans une voix secrète leur disait que les prophètes avaient pourtant raison.— De même l'esprit du protestantisme et de la constitution américaine a saisi Théodore Parker près du moulin paternel, comme jadis l'esprit du monothéisme s'emparait du prophète près de sa charrue ou des figuiers sauvages. Cet homme, qui aurait pu vivre tranquille à l'ombre de ses sapins, au milieu des fleurs de son presbytère , et qui s'en va de ville en ville prêcher « contre les péchés du peuple, » cet, homme, dominé par une idée simple, grande, implicitement contenue dans la religion de son enfance et la constitution de sa patrie, — l'idée du libre développement de la personne humaine, — qui consacre sa vie à débarrasser cette idée de toutes les entraves créées par les intérêts, les vices, les sacerdoces, les pouvoirs officiels; cet homme, qui se refuse à tout compromis, qui n'a aucune espèce d'indulgence pour les nécessités politiques ou commerciales, qui, malgré tous les découragements, malgré toutes les amertumes dont on l'abreuve, annonce joyeusement sur les toits et prédit avec une assurance que rien ne déconcerte la victoire définitive de la vérité et de la liberté, — cet homme est un prophète.

    Ce n'est pas seulement pour les États Unis que Parker a été un prophète. Son patriotisme n'était pas exclusif, il se sentait à la lettre citoyen du monde, et s'il aimait tant l'Amérique, c'est qu'il y voyait le sol prédestiné où pourrait un jour se réaliser l'idéal rêvé par notre Europe. Pour nous aussi, au moment où les édifices et les traditions séculaires menacent de s'écrouler, quand on se demande avec anxiété s'ils n'écraseront pas sous leurs décombres et ceux qui les ébranlent et ceux qui les défendent, un homme tel que Parker est un prophète de consolation et d'espérance. Il a raison : pas de craintes lâches! Quoi qu'il arrive, l'homme restera l'homme. Dans sa nature même telle que Dieu l'a faite, il y aura toujours les révélations et les promesses qui font les belles vies et les belles morts. Et que faut-il de plus? Heureuses les églises qui trouveront dans leurs principes essentiels le droit de s'ouvrir sans révolution à ce christianisme impérissable dont Théodore Parker a été le prédicateur inspiré ! Beaucoup de ses arguments seront réfutés, beaucoup de ses opinions seront oubliées; mais la vérité fondamentale qu'il a soutenue, — à savoir que tout en définitive repose sur la conscience, que Dieu se révèle à quiconque le cherche, que le salut de l'homme et de la société, sur la terre comme au ciel, ne dépend ni des dogmes, ni des rites, ni des miracles, ni des sacerdoces, ni des livres, mais « du Christ en nous, » du cœur droit, de l'âme aimante, de la volonté active et dévouée, — cette vérité vivra et nous fera vivre avec elle. Et l'Église qu'il a appelée de ses vœux, qui sera assez large pour être la communion de toutes les sincérités, de tous les désintéressements, de toutes les grandeurs morales, de toutes les innocences et de toutes les repentances, cette Église vraiment universelle qui dans le passé réunit déjà tant de nobles âmes séparées par des barrières aujourd'hui chancelantes, ne périra pas davantage. Il ne faut pas que les anathèmes dont ce christianisme de l'avenir sera longtemps encore l'objet nous fassent illusion. Ces anathèmes sont toujours les compagnons du progrès religieux en voie de formation, et il manquerait certainement quelque chose à la vérité qui tend à se dégager des erreurs du passé, si son apparition n'était pas saluée par la foudre de toutes les réactions. La mort des prophètes elle-même ne saurait retarder d'une heure le triomphe de la vérité qu'ils ont prêchée, et le moment n'arrive pas moins où l'humanité confuse et reconnaissante s'aperçoit qu'elle lapidait sans le savoir les organes du Saint-Esprit.

    Théodore Parker écrivit de Santa-Cruz à ses paroissiens qu'il ne devait plus revoir une longue et touchante lettre d'adieu dont nous détachons ce passage :

    Près de l'île que j'habite, en temps de guerre et par une nuit obscure, un vaisseau de guerre anglais passa près d'une masse indécise qui fit à l'équipage l'effet d'un vaisseau ennemi filant toutes voiles dehors. Le capitaine héla l'étranger qui ne répondit pas. Il recommença : même silence. Alors il envoya un boulet au travers de cette proue insolente et, comme elle ne répondait pas davantage, il fit tirer dessus, en plein bois; mais il n'obtint pas un mot de réponse. A la fin il ordonna le branle-bas, et bientôt la vigueur britannique fit pleuvoir les projectiles sur le taciturne navire. Mais celui-ci ne riposta pas, et l'on n'entendit que le bruit sourd des boulets qui rebondissaient et allaient se perdre dans l'abîme. Tout à coup l'aurore parut : elle vient vite sous les tropiques. Et le capitaine s'aperçut qu'il avait usé sa poudre à bombarder un grand roc debout au milieu des mers. Ainsi bien des hommes se battent longtemps contre une vérité qu'ils prennent pour une apparition flottante et devant céder à leurs caprices. Mais à la fin la lumière se fait, et ils voient que ce qu'ils combattaient était tout autre chose qu'un navire de bois, de cordages et de voiles, poussé par le vent et ballotté par les vagues, mais un rocher reposant sur les fondements du monde et n'obéissant ni aux sommations des vaisseaux passant au large, ni aux remous de la mer sur laquelle ils vont et viennent. Ou peut se réjouir de la maladie et de la mort d'un hérétique dont la vie a été courte : cela ne donne pas le pouvoir d'altérer la constitution de l'univers ni de détruire un quelconque de ces faits spontanés de la conscience humaine qui est aussi une révélation de Dieu.

     

     

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  • THÉODORE PARKER SA VIE ET SES ŒUVRES ; Chapitre 9 : Les derniers jours d'un juste
     

    THÉODORE PARKER

     

     

    SA VIE ET SES ŒUVRES

     

    Un Chapitre De I'histoire De L'abolition
    De L'esclavage Aux États-Unis

    Albert Réville 

     

     

     

     

    CHAPITRE IX.

     

    LES DERNIERS JOURS D’UN JUSTE.

    Le Bill du Nébraska. — Les arguments de M. Brooks. — Œuvres imprimées do Parker. — Le rerival américain. — Reprise des hostilités théologiques. — La conversion ou la mort. — Pressentiments d'une mort prochaine. — Symptômes alarmants. — A Santa-Cruz. — A Montreux. — A Combe-Varin. — A Rome. — Une messe pontificale. — Comment le cardinal Antonolli aurait pu donner un président aux États-Unis. — John Brown. — Son supplice. — Adieux de Parker à la vie terrestre. — Les trois couleurs de la jeune Italie. — Un délire de prophète. — Lis et rosés. — Une ascension. — Le cimetière protestant de Florence.

     

     

    La crise terrible provoquée par les envahissements continuels de la politique esclavagiste s'avançait à grands pas. A mesure que les hommes d'initiative et de prévoyance tachaient de secouer l'opinion pour réagir contre la tyrannie du Sud, celui-ci se hâtait d'affermir sa prépondérance en prenant de nouvelles garanties, en posant de nouveaux faits accomplis, qui rendaient le retour à une meilleure politique toujours plus coûteux et à bien des égards, toujours plus effrayant. C'est en 1853-54, avons-nous dit, que le compromis du Missouri, qui empêchait l'esclavage de dépasser le 36e degré de latitude, fut annihilé par le Sud, qui obtint du Congrès que le Nébraska entrât dans l'Union comme État à esclaves, et que l'odieuse institution fût imposée au Kansas, qui n'en voulait pas, par des bandes armées venues du Sud. La guerre civile ravagea ce nouvel État, et, chose odieuse à penser, avec la connivence à peine déguisée du pouvoir fédéral. Ce fut l'ami de Parker, M. Sumner, qui se leva le premier pour dénoncer à la tribune du Congrès ce nouveau crime contre l'humanité. Les partisans du Sud, bien que formant encore la majorité dans les chambres, commençaient à se sentir mal à l'aise devant cette voix qu'aucune intimidation ne faisait taire, devant cette conscience inaccessible aux séductions qui leur avaient jusqu'alors si souvent réussi avec les politicians du Nord. Il en résulta que le 21 mai 1856, tandis que, dans l'intervalle de deux séances, le noble sénateur de Boston était resté à son pupitre pour écrire quelques lettres, un brutal représentant du Sud, et dont le nom doit être conservé, un certain Brooks, asséna sur la tête de M. Sumner un coup de bâton qui faillit l'assommer. Chose révoltante, et qui prouve combien l'esclavage finit par étouffer tout sentiment de délicatesse chez ceux qui en profitent aussi bien que chez ceux qui en souffrent, il n'y eut dans les journaux du Sud que des applaudissements pour cet acte de sauvage !

    Qui se fût imaginé que le Nord ne serait pas encore assez unanime pour mettre fin à ce déplorable état de choses ! Lors des élections de 1856 pour la présidence de l'Union, le candidat républicain abolitionniste, le colonel Fremont, réunit, il est vrai, un million et un quart de voix. C'était un signe éclatant du changement qui s'opérait dans les esprits, mais ce n'était pas encore assez pour l'emporter sur le candidat démocrate esclavagiste, M. Buchanan. Le Nord doit bien s'applaudir aujourd'hui de sa condescendance. C'est elle qui permit à Buchanan et à ses amis de préparer tout à leur aise pendant quatre ans la sécession des États du Sud. Mais la marée de l'abolitionnisme montait, montait toujours.

    De 1854 à 1858 nous voyons Théodore Parker à chaque instant sur la brèche, haranguant, écrivant, lecturant, prêchant, voyageant sans cesse, correspondant avec MM. Sumner, Banks, Seward, Chase, Emerson, Bancroft, l’éminent historien, et une foule d'autres notabilités politiques et littéraires, faisant à lui seul l'ouvrage de dix hommes. Naturellement, c'est le « grand péché de l'esclavage » qui fournit à cette activité sans relâche son principal objet. Toutefois, il ne cessa pas pour cela de s'occuper des misères locales de Boston, des pauvres, des enfants abandonnés, des jeunes filles sans protection, etc. Ses sermons étaient toujours plus écoutés et toujours plus lus. Pour satisfaire à une demande toujours croissante, il en publia lui-même plusieurs recueils, et ce sont ces sermons, joints à ses discours contre l'esclavage, qui forment la majeure partie des douze volumes publiés aujourd'hui sous son nom. Outre les écrits dont nous avons parlé, la collection se compose d'un volume de Miscellanées contenant plusieurs travaux remarquables de critique religieuse, entre autres sur Bernard de Clairvaux et sur la théologie allemande ; d'un autre volume renfermant dix sermons sur divers sujets de religion et de morale; d'un troisième intitulé Semons of Theism; puis de deux autres volumes d'Additional Speeches, lesquels furent encore suivis de trois nouveaux recueils de Speeches, Addresses * (Nous ne connaissions ses œuvres que dans la dernière édition publiée de son vivant, édition incomplète et défectueuse sous le rapport de l'exécution typographique. Nous sommes heureux de pouvoir recommander aujourd'hui l'excellente et complète édition qui vient do paraître en Angleterre, et qui est due aux soins pieux de Melle Colihe.) etc.

    Cette longue série offre une fidèle image de cette vie agitée. La lecture en est singulièrement attrayante, d'abord à cause de la variété des questions traitées, mais aussi par la manière dont les sujets les plus rebattus de la religion et de la morale sont rajeunis par cette mâle et spirituelle éloquence.

    Cependant Parker ne comptait pas s'en tenir uniquement à cette incessante production, provoquée par les besoins du moment. Il préparait les matériaux de deux grands ouvrages, dont l'un devait contenir une biographie critique des hommes célèbres de l'Amérique, tandis que le second, de beaucoup le plus intéressant pour nous et celui qui exigeait le plus de recherches de tout genre, eût été consacré aux Origines des religions chez les races dominantes de l'humanité. C'est à publier ce dernier ouvrage que Parker tenait par-dessus tout. Il espérait en faire le monument et comme le résultat définitif de ses études et de ses expériences. Il avait même annoncé qu'à partir de sa cinquantième année il renoncerait à la prédication hebdomadaire pour se vouer tout entier à cette œuvre capitale. Déjà, pourtant, la voix du Père infini s'apprêtait à lui dire : « C'est assez, bon et fidèle serviteur! Entre dans le repos de ton Seigneur. »

    Il devait toutefois encore se voir l'objet de ces haines dévotes qui, pendant les dernières années, soit lassitude, soit sentiment de leur impuissance, l'avaient laissé relativement tranquille.

    Ce fut en 1859 que s'étendit sur l'Amérique cette espèce de fièvre religieuse dite revival, qui passa de l'autre côté de l'Atlantique, envahit l'Irlande, l'Ecosse, l'Angleterre, et vint mourir sur les dunes de la calme Hollande, où elle ne se manifesta que sur deux ou trois points isolés. Il y avait dans ce mouvement, aux apparences souvent grotesques, des éléments sérieux, qu'un œil impartial et pénétrant pouvait très bien discerner. Tant que, dans les masses protestantes d'Angleterre et d'Amérique, ne régnera pas une notion plus éclairée de la religion et du salut des âmes, tant qu'une orthodoxie, formaliste et encore en partie dominée par le dualisme du moyen âge, maintiendra la séparation du monde et de Dieu (de la vie ordinaire, par conséquent, et de la vie religieuse), elles ne comprendront guère la piété autrement que sous la forme d'une révolution radicale, d'une rupture brusque et complète avec le passé tout entier. En temps ordinaire, la grande majorité n'écoute guère que la voix de ses intérêts, de ses plaisirs et de ses besoins matériels et demeure passablement indifférente aux aspirations de l'esprit. Mais, par moments et surtout sous la crainte vague de grands bouleversements, ou bien quand de grandes calamités sévissent, des secousses morales se déclarent, se propagent par une sorte de contagion, et l'on assiste alors à des conversions innombrables, s'opérant par entraînement, les unes sérieuses, les autres irréfléchies, d'autres... conformes à la mode.

    Ordinairement aussi ces revivais s'associent à un redoublement de ferveur dans la rigidité orthodoxe. La foule confond naturellement l'Évangile avec la forme traditionnelle, seule connue d'elle, du christianisme. Les objections, les doutes de l'incrédulité vulgaire, ce billon irréligieux de valeur mélangée qui court les rues, est complètement recouvert, absorbé, par les flots tumultueux du réveil religieux. Là-dessus, les réveillés s'imaginent qu'il est du devoir d'un bon chrétien, non seulement de se corriger de ses défauts — ce qui serait fort juste — mais, encore d'être plus malveillant que jamais à l'égard de ceux qui s'écartent du type de la piété orthodoxe. On pourrait même supposer que c'est ce qu'ils trouvent de plus facile à exécuter parmi les devoirs nouveaux que l’état de converti leur impose.

    Le revival américain, qui se manifesta dans les années 1857-1858, eut pour causes principales les sombres perspectives de la politique, et spécialement la crise financière qui couvrit le pays de désastres privés et publics. Les peuples sont ramenés aux idées sérieuses par les mêmes causes que les individus. Chez les uns comme chez les autres, ces retours à une piété plus intense, tout désirables qu'ils soient en eux-mêmes, ont leurs côtés faibles et même dangereux. Trop souvent on prend alors l'ébranlement des nerfs pour un sentiment religieux vivifié, et l'étroitesse dans les idées pour un redoublement de fidélité à Dieu. Si bien que la charité, l'esprit d'équité, de fraternité, de bienveillance, ce fruit authentique du Saint-Esprit, souffre dans la mesure où la prétendue conversion s'opère. Les revivalistes de Boston, comme on pouvait s'y attendre, ne manquèrent pas de rouvrir le feu contre le grand adversaire de leur théologie puritaine. Le croirait-on? Il y eut des meetings tenus à son sujet, et où l'on demanda pour lui à la toute-puissance divine la conversion ou la mort!

    Nous n'exagérons rien. Voici, d'après des renseignements positifs, un spécimen des prières adressées au ciel dans l'une de ces occasions :

    0 Seigneur ! si cet homme est accessible à la grâce, convertis-le et amène-le dans le royaume de ton cher Fils! Mais s'il est en dehors de l'influence salutaire de l'Évangile, écarte-le du chemin et fais que son influence meure avec lui !

    0 Seigneur! envoie la confusion et la distraction cette après-midi dans son cabinet, et empêche-le d'achever sa préparation pour demain; ou s'il prétend profaner ton saint jour en essayant de parler au peuple, attends-le là, Seigneur, et confonds-le, de sorte qu'il soit incapable de parler.

    Seigneur, nous savons que nous ne pouvons le confondre par des arguments, et que plus nous disons contre lui, plus le peuple courra après lui, plus on l'aimera et le respectera! 0 Seigneur! qu'arrivera-t-il à Boston, si tu ne prends pas en main cette affaire et quelques autres!

    0 Seigneur! si cet homme persiste à parler en public, induis le peuple à l'abandonner et à venir remplir cette maison de prière au lieu de la salle où il parle.

    Un pieux frère invita les autres à prier Dieu de vouloir bien « mettre un crochet dans les mâchoires de cet homme pour qu'il fût forcé de se taire. »

    Un autre, plus poète, pria pour que le Seigneur le confondit, comme jadis Saul de Tarse, et en fît un défenseur de cette foi qu'il avait si longtemps tâché de détruire.

    Un autre conseilla à ses frères de prier chaque jour pour la conversion de Théodore Parker, en quelque lieu qu'ils fussent, à leurs affaires ou dans la rue, au moment où les cloches sonneraient le coup d'une heure. — C'est un des traits de ce revival, en Angleterre et en Amérique, d'avoir attribué beaucoup de puissance à la simultanéité des prières prononcées par un grand nombre de fidèles au même moment et dans le même but. On sait ce que les artilleurs entendent par des feux concentriques : c'est, disent-ils, la manœuvre la plus meurtrière de leur arme spéciale. Il semble, en vérité, qu'on ait reporté cette théorie sur cet élan de l'âme vers Dieu que nous nommons prière.

    En même temps, Parker recevait des lettres sans nombre, toutes l'engageant à se convertir. Nous nous bornerons à reproduire la réponse qu'à la date du 9 avril 1858 il adressa à une dame qui lui avait écrit dans cette intention.

    Chère madame, — Je vous suis bien reconnaissant de l'intérêt que vous prenez à mon bien-être spirituel et de la lettre que je viens de recevoir de vous. J'en infère que vous désirez me voir adopter les opinions théologiques que vous professez vous-même. Je ne vois pas que vous désiriez rien de plus.

    Je ne doute nullement que ceux qui prient pour ma conversion à la théologie ecclésiastique ordinaire et que ceux qui prient pour ma mort ne soient également honnêtes et sincères. Je ne leur envie pas l'idée qu'ils se font de Dieu quand ils lui demandent de venir dans mon cabinet pour me confondre, ou de me mettre un crochet dans les mâchoires pour que je ne puisse parler. Plusieurs personnes sont venues « travailler avec moi, » selon leur expression, ou m'ont écrit des lettres pour que je me convertisse. C'étaient ordinairement de braves gens ne sachant absolument rien des choses qu'ils voulaient m'enseigner. Ils se prétendaient en possession d'une illumination divine dont je ne voyais la preuve ni dans leur vie ni dans leur doctrine. Mais je trouvai bientôt qu'il en était d'eux comme de vous. Ils ne cherchaient pas à m'inculquer, soit la piété qui est l'amour de Dieu, soit la moralité qui est l'observation des lois naturelles que Dieu a écrites dans la constitution de l'homme ; mais ils tâchaient seulement de me faire croire à leur catéchisme et de me faire entrer dans leur église. Je ne vois aucune espèce de raison pour faire l'un ou l'autre. Je m'efforce d'user des talents et des occasions que Dieu me fournit de la meilleure manière que je puis. Je ne crois pas qu'il y ait de ma faute quand j'ai à déplorer les absurdités que je découvre dans la croyance de ceux qui veulent m'instruire sur des matières dont ils sont profondément ignorants.

    C'est ainsi que les catholiques ont traité les protestants, que les juifs et les païens ont traité les chrétiens. Je vois des hommes de bien et des hommes religieux parmi toutes sortes d'hommes, trinitaires, unitaires, salvationistes, damnationistes, protestants, catholiques, juifs, mahométans, païens. Un seul Dieu est père de tous, et j'ai de ce Dieu un tel amour que depuis longtemps cet amour a chassé de mon cœur toute peur de lui. — Croyez-moi, etc.

    Hélas ! les bonnes âmes ne savaient pas que leurs prières étaient déjà superflues. Déjà s'étaient montrés les premiers symptômes du mal inexorable qui devait réduire au silence cette voix courageuse. L'heure était venue où l'amour de Dieu chez Parker allait se trouver aux prises avec la douleur de se savoir désormais incapable de travailler « à la cause sacrée de Dieu et du pays. » Depuis plusieurs années, il avait dû disputer à des indispositions sans cesse renaissantes un temps qu'il employait avec l'activité que nous savons. Sa santé, déjà ébranlée par ses excès de travail à l'université, n'était jamais redevenue robuste. Il fallait le feu intérieur qui brûlait en lui pour le soutenir dans la vie prodigieuse qu'il avait réussi à mener jusqu'alors. Le 11 février 1858, il écrivait à l'un de ses bons amis, le Rév. May :

    Cet hiver est stupide pour moi. Je n'ai pas la moitié de ma vieille et joyeuse capacité de travail. Voilà pourquoi je ne vous ai pas écrit ces trois derniers mois. Je brasse un sermon par semaine; c'est à peu près tout ce que je puis faire. J'ai lecture soixante-treize fois, coup sur coup; j'ai fini pour cette saison. L'an dernier, je fis quatre-vingts lectures tout le long du Mississipi, j'ai tenu aussi des discours sur la tempérance et contre l'esclavage, prêché chaque dimanche à deux congrégations * (Un second auditoire hebdomadaire s’était constitué! pour lui à  Watortfwn.), lu de plus une forte dose de rudes choses, écrit aussi beaucoup. J'ai quarante-sept ans, selon le compte de ma mère ; selon le mien, j'en ai soixante-quatorze. Je suis un vieillard. Quelquefois, je songe à frapper de ma canne aux portes de la terre en disant : Liebe Multer, ouvre à ton enfant! Je ne sais ce qu'il en sera. Mon père est mort à soixante-dix-sept ans : c'était un grand et robuste corps, il a eu peut-être dix jours de maladie. Ma grand-mère a vécu jusqu'à quatre-vingt-treize ans, et je crois qu'après la naissance de son huitième poupon, qu'elle eut à trente-six ans ou à peu près, elle ne revit plus de médecin de sa vie. Mais sur dix de mes frères et de mes sœurs, neuf sont déjà partis. Aucun n'a vu sa quarante-neuvième année. Je n'ai plus qu'un frère, âgé de soixante ans. Il y a pourtant encore bien à faire. Je m'étais enrôlé « pour toute la guerre, » et la moitié de la campagne n'est pas faite !

    La terrible maladie qui met en coupe réglée les générations des pays du Nord, la phthisie pulmonaire, était entrée dans la famille du vigoureux cultivateur de Lexington. Il se pourrait bien que les germes en eussent été déposes dans la constitution de ses enfants par les miasmes sortant des prairies marécageuses voisines des lieux où s'était écoulée leur adolescence. La mère de Parker était morte à soixante ans, aussi de la phthisie. Peut-être, en se mieux ménageant, Parker aurait-il pu prolonger son existence au delà de la date funèbre qui semblait assignée à ses frères et à ses sœurs. Mais l'existence qu'il s'était faite ne pouvait que favoriser le développement de ce mal redoutable. Une nuit d'hiver, passée tout entière en wagon au milieu des prairies inondées de l'État d'Albany et suivie de lectures fatigantes, lui fut fatale. Depuis lors, une toux opiniâtre ne cessa de le tourmenter. Cependant, et sauf quelques interruptions, il voulut continuer ses prédications. Mais le dimanche 9 janvier 1859, presque au moment de monter en chaire, il fut atteint d'une hémorragie pulmonaire du plus mauvais augure, et il dut écrire à sa communauté déjà réunie qu'il lui était impossible de prêcher ce jour-là :

    Amis bien-aimés et depuis longtemps éprouvés, je ne vous parlerai pas aujourd'hui. Ce matin, un peu après quatre heures, j'ai été atteint d'une émission sanguine dans les poumons ou dans la gorge. Mon intention était de prêcher sur « la religion de Jésus et le christianisme de l'église, ou supériorité du bon vouloir envers l'homme sur l'arbitraire théologique. » J'espère que vous n'oublierez pas la collecte pour les pauvres que nous avons toujours avec nous. Je ne sais si je reverrai jamais vos visages qui, si souvent, ont relevé mon esprit quand ma chair était faible.

    Puissions-nous agir justement, aimer la miséricorde, marcher humblement avec notre Dieu, et sa bénédiction sera sur nous maintenant et toujours : car son amour infini est avec nous à jamais. Votre fidèle ami,

    ThÉodore Parker.  

    La communauté décida que son traitement lui serait continué sur le pied ordinaire jusqu'à parfaite guérison, et les médecins lui imposèrent un congé d'un an en lui conseillant d'aller le passer à Santa-Cruz, l'une des Antilles danoises.

    Les premiers effets de ce repos sous le ciel et près de la mer des tropiques parurent très favorables. Les forces étaient revenues comme par enchantement. C'est là qu'il écrivit son autobiographie * (Théodore Parker's Expérience as a Mimister.), sous prétexte de répondre à une lettre des plus affectueuses qu'il avait reçue de ses paroissiens. Il se livrait à sa vieille passion, la botanique, et à sa passion plus récente, à la noble pensée qui avait rempli ses dernières années, l'émancipation des esclaves. Il trouvait à Santa-Cruz une population noire libérée depuis onze ans et dont les progrès le ravissaient d'aise, quoique les blancs fissent fort peu de chose pour les accélérer. Mais les grandes chaleurs arrivaient. On crut qu'un voyage en Europe lui ferait du bien. Il semble, au contraire, que cette dernière visite au vieux monde lui ait été mauvaise. Le 1er juin 1859, il était à Londres, où il eut la joie de revoir les époux Craft heureux et reconnaissants de ce qu'il avait fait pour eux. Il traversa ensuite l'Angleterre, la France et la Suisse avec les alternatives tour à tour favorables et alarmantes, propres à la maladie qui devait l'emporter. Les lettres qu'il écrit pendant ces derniers mois de sa vie terrestre nous le montrent toujours préoccupé des grandes causes, tirant de l'état de l'Europe telle qu'elle se montrait à ses yeux des pronostics favorables à toutes les libertés, sans se dissimuler les rudes épreuves par lesquelles il nous faudrait passer avant d'arriver aux terres promises. C'était alors le moment de la guerre d'Italie. Nos terribles régiments avaient passé les Alpes et leur choc irrésistible venait de rompre le mur de fer de l'armée autrichienne. Parker s'intéressait vivement à ces événements, bien qu'il doutât quelque peu de l'aptitude de l'Italie à profiter beaucoup de la chance de résurrection qui lui était offerte. Souvent aussi, dans ces lettres, il parle à ses amis de lui-même, de sa santé. Il est visible qu'il veut leur épargner des inquiétudes; quelquefois même il semble qu'il se reprend à espérer une prolongation d'existence qui lui permettra, non pas de mener encore son genre de vie antérieur, du moins de mener à bonne fin ses travaux commencés. Il pouvait constater depuis quelque temps un mouvement marqué vers le progrès dans le protestantisme américain, et l'on conçoit la satisfaction qu'il en éprouvait. Il lui répugnait pourtant de recevoir un salaire pour des fondions qu'il ne pouvait plus remplir. Le 12 septembre, il envoya sa démission écrite à sa congrégation, laquelle lui répondit par un refus conçu dans les termes les plus aimables. Après avoir séjourné quelque temps à Montreux, au bord du lac de Genève qui déploie en cet endroit toute la magnificence de ses eaux et de ses rives, il alla passer les chaleurs de l'été en plein Jura, au chalet de Combe-Varin, propriété de son savant ami M. Desor. Nous devons au professeur neuchatelois un intéressant récit de la manière dont le malade passait son temps dans celte pittoresque retraite où des hommes de nationalité et de vues différentes, mais pour la plupart éminents dans les sciences et dans les lettres, s'étaient réunis et charmaient, par des entretiens du plus haut intérêt, les loisirs que leur imposait le soin de leur santé. Là Parker se rencontra et se lia d'une vive amitié avec l'excellent Hans Kûchler, ministre de l'Église catholique-allemande de Heidelberg, l'un des hommes les plus respectables qui se soient associés au mouvement, d'ailleurs bien mélangé, que suscita le prêtre Ronge il y a bientôt vingt ans. La mort subite de Kûchler à Nidau, au moment où il se disposait à rejoindre sa famille, jeta un triste voile sur la réunion de Combe-Varin. * (M. Hans Lorenz Kûchler était avocat à Heidelberg, et s'est surtout distingué par le courage et le talent qu'il mit au service des victimes de l'insurrection badoisc de 1848, tombées sous la juridiction exceptionnelle des conseils de guerre prussiens. Kûchler réussit, malgré les circonstances les plus décourageantes, à dérober nombre d'accusés à la peine de mort, et il fut la consolation et le soutien de ceux que ses beaux plaidoyers ne purent sauver.) Des conversations du chalet helvétique est sorti un album publié par les soins de M. Desor, où se trouve, à côté d'excellents articles scientifiques, une boutade de Parker lui-même intitulée Pensée d'un Bourdon sur le plan et le dessein de l'univers. C'est une satire mordante du langage, des raisonnements, des habitudes pédantes des sociétés savantes, mais en particulier de certaines théories fondées tout entières sur la prétention de l'homme à se poser en dernier mot de la création. Peut-être quelques écrivains d'Europe et d'Amérique, trop disposés à interpréter les lois de la nature dans un sens exclusivement favorable à l'orgueil humain, gagneraient-ils à méditer sérieusement cette critique badine. Le même album contient un médaillon représentant de profil les traits de Théodore Parker. Son grand front dégarni, sa barbe qu'il porte entière, blanche avant l'âge, des traits expressifs, creusés, dénotant un singulier mélange d'ironie et de bienveillance, toute sa physionomie répond à ce que la connaissance de sa vie fait supposer. Dans un dernier retour de ses forces physiques, il voulut abattre à coups de hache quelques sapins destinés à la scierie. Il revenait ainsi à l'une des occupations de son adolescence. Le plus beau des sapins qu'il abattit avec une adresse qui émerveilla les assistants, n'était sain qu'en apparence : le cœur était malade. C'était un triste présage.

    On conseillait à Parker d'aller passer l'hiver à Madère ou en Egypte. Une sorte d'entraînement, dont lui-même ne se rendait pas bien compte, fit qu'il se dirigea sur Rome dont il voulait consulter les bibliothèques en vue des ouvrages qu'il préparait, et d'où il espérait repartir pour visiter, en compagnie de M. Desor, les pays volcaniques du sud de la péninsule italienne.

    Le voici donc parcourant de nouveau cette Italie qu'il avait visitée sous des auspices si différents quinze ans auparavant. Comme il arrive souvent dans les maladies du genre de la sienne, un mieux relatif suivait chaque changement de climat, et il passa encore l'automne de 1859 dans une grande activité intellectuelle, trop stimulée par les nouvelles qui lui parvenaient d'Amérique et par l'étude des antiquités dont Rome est si riche pour un homme qui a étudié l'histoire et la théologie. Dans une lettre écrite de Rome à son ami M. Ripley, il avait ainsi dessiné son plan d'études pour les six mois qu'il voulait passer à Rome : « Je veux, disait-il, étudier : 1° la géologie de Rome; 2° sa flore et sa faune; 3° son archéologie; 4° son architecture. J'ai déjà commencé, bien que je ne sois ici que depuis quelques jours. Ce travail me fera sortir toutes les fois qu'il fera beau et détournera mon esprit de moi-même, l'un des plus désagréables objets de contemplation qui existent. »

    Le 5 novembre, il écrivait à un autre de ses amis, M. Manley, une lettre dont nous traduisons la plus grande partie. Il est intéressant de voir quelle impression peuvent faire sur un esprit comme le sien ces cérémonies pontificales auxquelles certaines personnes persistent à attribuer une grande vertu pour la conversion des aines.

    Mon cher John Manley, —J'ai été hier à Saint-Charles-Borromée, et j'ai vu le pape. C'est un vieillard à l'air affable et gras de visage. Il y avait là quelque chose comme soixante cardinaux en grand costume et des compagnies d'évêques, d'archevêques et de sénateurs. Huit hommes portèrent le vieux pape sur sa grande chaise autour de l'église, pendant qu'il tenait la main droite levée pour bénir le peuple. La messe fut dite par quelque haut fonctionnaire. Le pape était assis sur un siège élevé où plusieurs de ces dignitaires vinrent lui baiser la main, — qu'il tenait sous sa robe, — de sorte qu'en réalité ils ne baisaient que l'étoffe. Je présume que cela n'aurait guère contenté un jeune amoureux. Le pape sortit dans une superbe voiture d'État, traînée par six chevaux (j'ai eu l'honneur de causer avec son cocher!), suivie d'une ou deux autres voitures vides, destinées à ajouter à la dignité de Sa Sainteté. Les cardinaux avaient d'élégants équipages, quelquefois plusieurs voitures pour un seul personnage, avec trois valets de pied pour chacun. La voiture d'Antonelli est fort simple. Mais la partie significative de la chose est ceci : dans la rue, deux mille soldats français, et un escadron de cavalerie pontificale; dans l'église même la garde suisse du pape et environ deux cents pontificaux, tous en grande tenue, la baïonnette au fusil. Tout cela pour protéger le, « Père du peuple » venant bénir « ses enfants. » Voilà un commentaire de la question romaine ! Je me promenai dans les rues, après avoir assez vu de cette sotte comédie dans l'église ; je regardais les voitures, causais avec les soldats, etc., et allais enfin à mes affaires. Après cela j'ai vu défiler toute la bande. C'était réellement un grand spectacle. La religion romaine n'est rien qu'un spectacle. Le pape est une poupée, sa vie une cérémonie; il n'y a que ses prises de tabac qui soient réelles, et il s'en donne de la pire manière, comme disent les Yankees, je veux dire à plein nez. Se convertir au romanisme à Rome ! * (Quelques pieux on dit avaient répandu à Boston lu bruit de bu conversion au catholicisme dans lu ville des papes.) Il faudrait être fou pour y songer. Je pourrais aussi aisément me convertir au culte d'0siris, de Horus, d'Apis et d'Isis, après avoir vu les momies de Thèbes, qu'au romanisme après avoir vu Rome.

    Citons encore un trait précieux et que nous croyons inédit, du moins pour des lecteurs européens, de la chronique politique intérieure de Home en 1859. Parker le tenait de bonne source et le racontait au même M. Manley le 6 janvier 1860.

    Chief City of ecclesiastical Humbug.

    Je n'ai pas de nouvelles de Rome à vous mander. Naturellement vous connaissez par les extraits des journaux européens tous les actes publics du pape et de sa clique. Mais voici un petit item qui montre comment on mène les choses par ici. Vous vous rappelez le sac de Pérouse de l'été dernier, dont notre compatriote, M. Perkins, et sa famille eurent tant à souffrir. M. Stockton, le ministre américain, alla trouver Antonelli, le pape après le pape, pour demander satisfaction et de l'argent. Antonelli le paya de réponses évasives et d'arguments badins, de sorte que l'entrevue n'aboutit à rien. Mais, le jour suivant, un prêtre vint voir M. Stockton et causa de l'affaire : il était grand ami de l'Amérique, il trouvait que la conduite des soldats à Pérouse avait été atroce, etc. Stockton, tout en restant un peu sur ses gardes, lui dit franchement son opinion. « Mais si Antonelli, » demanda le prêtre, « n'obtempère pas à votre requête, que ferez-vous? » — « Je n'ai qu'une chose à faire, » répondit Stockton, « demander sur-le champ mes passeports et m'en retourner aux États-Unis. » Là, cette affaire va exciter un tel tapage que j'ai toutes sortes de chances pour être nommé président à la prochaine élection. Le prêtre partit. Le lendemain, arrivait une lettre d'Autonelli, annonçant à Stockton qu'il serait fait droit sans délai à ses réclamations. Naturellement le prêtre était un affidé du cardinal, envoyé pour voir ce que pensait notre ministre.

    C'est une des dernières lettres où se montrent chez Parker de la gaieté et de l'entrain. En fait, son séjour à Rome ne lui avait été nullement favorable. L'hiver avait été précoce, très pluvieux et très froid. Les symptômes de son mal avaient redoublé de gravité. De plus, les nouvelles qu'il recevait d'Amérique l'avaient violemment agité. C'est pendant l'automne de 1859 que l'héroïque et imprudent John Brown exécuta ce coup de main sur Harper's Ferry qui devait lui coûter la vie sans aider à l'émancipation des esclaves qu'il espérait opérer d'emblée.

    Le capitaine John Brown, natif de North Elba (New York), s'était distingué au Kansas dans la défense des droits du nouvel État contre les envahissements effrontés des esclavagistes. A la vue de l'épouvantable avenir que le maintien de l'esclavage réservait à sa patrie, il avait conçu un plan plus original que sensé pour accélérer son abolition. Son idée était de s'établir dans une forte position sur la frontière des États à esclaves, et de-là, invitant les noirs à le rejoindre, de forcer les planteurs à libérer leurs esclaves de peur d'une révolte générale. Mais il avait gardé son secret, et les comités abolitionnistes, celui, entre autres, que présidait Parker, lui avaient confié des sommes assez considérables dans le but général de travailler à l'émancipation sans savoir au juste comment il complaît les employer. On avait seulement grande, confiance en son habileté. On l'avait vu conduire au Canada toute une troupe de nègres du sein même des pays de servitude, dépistant la police et ses chiens et déjouant tous les efforts des maires et gouverneurs qui voulaient à tout prix arrêter cet exode.

    Ce fut le dimanche 16 octobre qu'à la tête de sa petite troupe il emporta par surprise l'arsenal de Harper's Ferry. Mais bientôt il fut obligé de se rendre à des forces supérieures, après un combat qu'il eût voulu éviter et qui paraît avoir été le résultat d'un malentendu. Au fond il n'a jamais été possible de savoir au juste ce qu'il comptait faire immédiatement après la prise de l'arsenal ni en quoi son attente avait été trompée. II est probable qu'il s'attendait à être soutenu par un mouvement venu de l'intérieur, et que, l'affaire étant manquée, il aima mieux se taire que de compromettre ses alliés. Quoi qu'il en soit, son sort n'était pas douteux et il ne se fit aucune illusion. Il marcha à la mort, calme, résolu, ayant refusé les secours des ministres esclavagistes, mais en chrétien plein d'espérance et profondément convaincu de la sainteté de sa cause. Comme il s'avançait vers le lieu du supplice, il aperçut un enfant nègre que sa mère portait dans ses bras et l'embrassa tendrement; puis il se mit à parler avec admiration de la beauté du pays. « Vous êtes plus gai que moi, capitaine, » lui dit l'officiel préposé aux funérailles qui marchait à côté de lui. — « Oui, » répondit-il, « je dois l'être. »

    Oh! si l'on eût dit alors aux États du Sud que les jours approchaient où les volontaires accourus du N'ord pour repousser leur agression contre la capitale de l'Union reporteraient sur leur superbe territoire le fléau de la guerre en chantant le refrain :

    L'âme du vieux John Brown marche devant nous !

    Le fait est que John Brown a été, dans l'œuvre de l'émancipation américaine, un de ces précurseurs noblement insensés qui tentent l'impossible, tels que Pisacane l'a été en Sicile, et courent au-devant d'une mort à peu près certaine, comme s'ils étaient mus par l'idée qu'il faut toujours des martyrs pour faire avancer les grandes causes.

    La nouvelle de sa tentative, de son échec, de sa condamnation, avec celle que le jour de son exécution était fixé au 2 décembre suivant, parvinrent à la connaissance de Théodore Parker dans les derniers jours de novembre. Il rassembla ce qui lui restait de forces pour fulminer un long réquisitoire contre l'esclavage sous la forme d'une lettre qu'il adressa à M. Francis Jakson et qui fut publiée. Il aimait John Brown pour son caractère, sa bravoure, son désintéressement. D'avance il prédit qu'il mourrait comme un martyr et comme un saint, mais que sa mort retentirait puissamment et longtemps flans le cœur du peuple américain.

    Quant à moi, disait-il en terminant, je suppose que vous serez bien aise de savoir quelque chose de moi. Rome m'a traité avec un mauvais temps qui raconte son histoire dans les progrès de mon mal... Les tristes nouvelles que je reçois d'Amérique, mes amis en péril, en exil, en prison, tués ou destinés au gibet, tout cela me remplît de chagrin, et je suis un peu retombé. Mais j'espère encore remonter. Dieu vous bénisse, vous et les vôtres !

    Le 2 décembre de la même année, il écrivit ce qui suit dans son journal :

    Décembre 2. Jour de Santa Bibiana, vierge et martyre. — C'est le jour fixé pour le supplice du capitaine Brown. Il est maintenant six heures du soir, et je suppose que c'en est fait de mes amis à Charleston. Six corps gisent par là-bas, hideux, raides, morts. Comme le cœur des maîtres d'esclaves doit se réjouir! Mais il y a un demain à aujourd'hui. John Brown n'a pas en peur de l'échafaud. Il l'a contemplé de loin comme un des poteaux indicateurs de la route qui monte au ciel. Le gibet vaut la croix. C'est bien dommage qu'ils n'aient pas eu sous la main deux voleurs pour les pendre avec lui. Il y aura en aujourd'hui des meetings anti-esclavagistes à Boston, Worcester, Salem, New-Bedford, etc. En ce moment le télégraphe a porté la nouvelle de la mort de Brown dans la moitié de l'Union. C'est un jour bien sombre pour l'Amérique. Il en sortira des éclairs et des tonnerres.

    Quelques jours après, il écrivait à M. Desor, en lui racontant la lugubre histoire de Harper's Ferry :

    Nous marchons vers une grande crise en Amérique, et je crois que la guerre civile n'est pas loin. Les esclavagistes seront forcés par la logique de leurs principes de demander ce que les hommes libres du Nord ne voudront pas accorder. Alors viendra la déchirure, et elle sera sanglante! Toutes les constitutions nationales sont écrites sur du parchemin de tambour et publiées au rugissement du canon.

    De quelle douleur son âme ardente devait être dévorée à l'idée qu'il lui était interdit d'être à son poste en un tel moment! Le séjour de Rome, où il avait toutes les peines du monde à savoir ce qui se passait dans le monde de la politique et de la science lui devenait de plus en plus insupportable. En janvier 1860, il se sentit plus malade que jamais et comprit que sa fin approchait. Le jour même du carnaval, il écrivait à M. Ripley :

    O George! la vie que je traîne ici, lentement, vers sa fin, est très, très imparfaite. Elle est restée bien loin de ce que j'espérais atteindre, de ce que j'eusse atteint, si j'avais eu par devers moi dix ou vingt ans de vie. Mais en somme, mesurée à la règle commune, elle n'a été ni basse, ni égoïste. Sur toute chose, j'ai cherché à enseigner la véritable idée de Dieu, de l'homme, de la religion avec ses vérités, ses devoirs et ses joies. Je n'ai jamais combattu pour moi-même ni contre un ennemi personnel. J'ai pris part à la bataille du XIXe siècle : j'ai suivi le drapeau de l'humanité. Maintenant je suis prêt à mourir, bien qu'avec la conscience de laisser mon œuvre inachevée et sachant que sur les champs cultivés par moi est épars bien du grain qui n'attend que le ramasseur de gerbes. J'eusse plus volontiers mêlé mes restes à ceux de mes pères et de mes mères à Lexington, et je pense encore que je le pourrai ; mais je ne me plaindrai pas si la terre ou la mer les recouvre ailleurs. Il est inutile de fuir devant la mort.

    Toutefois, il tenait surtout à ne pas mourir à Rome, « cette terre écrasée, » disait-il, « sous deux malédictions. » M. Desor, étant allé le rejoindre, le trouva vieilli de dix ans. Sa femme, qui lui prodiguait les soins les plus tendres, ses amis, le docteur Appleton, M. Joseph Lyman, MIIe Stevenson, qui l'avaient suivi ou rejoint en Europe, durent renoncer alors à tout espoir de le conserver. Lui même éprouvait un fiévreux besoin de quitter la terre papale ; il voulait mourir en terre libre. On fit en cinq jours et en vetturino le trajet de Rome à Florence. M. Desor raconte que, réveillé sur sa demande expresse de l'assoupissement où il était plongé au moment de franchir la frontière, il laissa reposer un long regard humide sur le premier poteau tricolore qu'il découvrit au bord de la route. Ce salut suprême de Parker mourant aux couleurs italiennes rappelle la bénédiction que le baron de Bunsen adressait de son lit de mort « à l'Italie et à sa liberté. » Avoir reçu à son baptême les vœux de deux hommes tels que Parker et le vénérable auteur des Signes du temps, cela n'est-il pas d'un heureux augure pour la nation qui renaît après tant d'épreuves à une vie nouvelle?

    C'est à Florence qu'une de ses ferventes admiratrices dont nous avons déjà parlée, Melle Cobbe, eut la joie douloureuse de le voir pour la première fois de sa vie. Partageant avec Mme Parker et Melle Stevenson les soins que réclamait le mourant, elle a pu retracer avec le charme d'une plume exercée, dirigée par un cœur aimant, les novissimaverba de son illustre ami.

    « Il ne faut pas croire, » lui disait-il, « que vous m'ayez vu : ce n'est que la mémoire de moi que vous voyez. Ceux qui m'aiment doivent seulement me souhaiter un prompt passage dans l'autre monde. Certes, je ne crains pas de mourir, » — et il disait cela, ajoute Melle Gobbe, d'un ton qui devait rappeler quelque chose de son ancienne ardeur, — mais il y avait tant à faire! — « Vous avez donné votre vie à Dieu, à sa vérité, à son œuvre, aussi fidèlement qu'un ancien martyr. » — « Je ne sais, » reprit-il, « j'avais reçu de puissantes facultés, je ne les ai employées qu'à moitié. »

    Le lendemain, la connaissance de ce qui se passait autour de lui commença à lui faire défaut. On lui montra un beau bouquet de muguet, sa fleur de prédilection, offrande de sa nouvelle amie. Il demanda alors quel était le jour de la semaine. « C'est aujourd'hui dimanche, » dit Mlle Cobbe, « un jour béni !» — « Oh oui ! » dit-il d'un ton sérieux, « un jour béni, surtout quand on n'en a plus la superstition. » II retomba là-dessus dans une vague rêverie. Melle Cobbe lui baisa respectueusement la main et se retira.

    Peu de jours après, il se redressa brusquement, et, la voyant à son chevet, il lui prit la main : « J'ai quelque chose à vous  dire, » murmura-t-il à son oreille, « il y a maintenant deux Théodore Parker : l'un se meurt ici en Italie; l'autre, je l'ai planté en Amérique. Celui-là vivra et achèvera mon œuvre! Dieu vous bénisse! » ajouta-t-il en lui remettant un bel encrier de bronze qu'il avait mis à part pour elle.

    Puis cet assoupissement, qui était devenu son état habituel, reprit, le dessus et continua jusqu'à sa mort, interrompu seulement par quelques paroles dénotant qu'il se croyait en voyage pour retourner dans son pays. « Oh ! quand nous serons chez nous, établis à la campagne, que nous serons tranquilles et heureux! » Une nuit, il dit à sa femme qui veillait près de son lit : « Reposez votre tête sur l'oreiller, ma chère, et dormez; il y a si longtemps que vous n'avez dormi! » Quelques jours après, le 10 mai 1860, il s'éteignit sans combat, calme, disent les témoins de sa dernière heure, comme un enfant qui s'endort. Sa tête, vénérable avant l'âge, tout encadrée dans sa barbe blanche, reposait au-dessous d'une guirlande de rosés de Florence qui avaient parfumé son dernier soupir.

    Le dimanche 13 mai, à quatre heures de l'après-midi, c'est-à-dire au moment correspondant à celui où chaque dimanche il montait en chaire à Boston, un vieil ami, le Rév. Cunningham, conduisit ses restes mortels au champ du repos. Florence, ce jour-là, était en fête; des drapeaux flottaient à toutes les fenêtres. Au premier abord, ce spectacle fut pénible aux amis qui suivaient son cercueil. Mais l'un d'eux leur dit: « C'est une fête aussi pour nous, la fête d'une ascension ! »

    Et ils se rappelèrent les mots qui terminent le dernier sermon qu'il ait prononcé : « Ami, monte plus haut! »

    II existe à Florence, près de la porte Pinti, un petit cimetière protestant d'une grande simplicité, bien ombragé et admirablement situé. C'est là que Théodore Parker fut enterré. Selon son désir, le Rév. Cunningham lut sur sa tombe les Béatitudes qui ouvrent le sermon de la montagne. C'est dans cet humble champ des morts, à peu près au milieu, que le voyageur, désireux d'aller saluer la cendre qui fut le corps d'une des plus nobles âmes du XIXe siècle, découvre sans trop de peine une simple pierre de marbre avec cette inscription :

    THÉODORE PARKER

    Born at Lexington, Mass.

    UNITED STATES 0F AMERICA

    Ang. 24 1810,
    Died at Florence, May 10 1800.

    Un pin d'Amérique, semblable à ceux à l'ombre desquels il aimait tant à prier dans son enfance, ombrage le modeste monument. C'est le symbole de la patrie lointaine, de la chère patrie où dorment les vieux pères. Mais, toutes les fois que passent par Florence quelques-uns des nombreux auditeurs qu'à Boston et dans bien d'autres villes il encouragea ou consola de sa parole si virile et si religieuse, la tombe de cet homme de Dieu est visitée par la reconnaissance. Il repose sous les fleurs qu'il aimait tant, et elles sont souvent renouvelées.

      
     

     

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      DidierLe Roux


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  • THÉODORE PARKER SA VIE ET SES ŒUVRES ; Chapitre 8 : Les kidnappers
     

    THÉODORE PARKER

     

    SA VIE ET SES ŒUVRES

     

    Un Chapitre De I'histoire De L'abolition
    De L'esclavage Aux États-Unis

    Albert Réville 

      

     

     

    CHAPITRE VIII.

     

    LES KIDNAPPERS.

    Le Courrier de Charleslon. — Les noirs réfugiés. — Les comités de vigilance. — Le chemin de fer souterrain. — La conscience et la loi. — William et Hélène Craft. — Le mariage des proscrits. — L'apologie d'un pasteur abolitionniste. — Shadrach. — Thomas Sûns. — Lettre aux Syracusains. — Anthony Burns. — Un meeting à Faneuil-Hall. — Un coup manqué. — Un esclave racheté. — Poursuites judiciaires.

     

     

    La liste serait longue de tous les discours prononcés par Théodore Parker contre l'esclavage. La presse du Sud ne tarda pas à dénoncer ce mad parson, ce curé enragé, qui venait ainsi clabauder contre l'arche sainte. Le Courrier de Charleston, entre autres, se distingua par l'âpreté de ses attaques. Pour toute réponse, Parker publia les annonces de vente à l'encan et les offres de marchandise que contenait le numéro même où il avait été si rudement attaqué. Ici on offrait des « nègres sains et vigoureux, beaux et vifs; » là, des « valuable negroes; » ailleurs, « des enfants de neuf ans, de quatre ans, de six mois (!!); » plus loin, « une intelligente brune. » Sur la même colonne et au-dessous les uns des autres, on lit : « Bœufs et étalons. » — « Un buffletin et son harnais à vendre. » — « Un bon cuisinier, à la fleur de l'âge (in thé prime of life). » La réplique suffisait.

    Mais son opposition à l'esclavage devait le mener plus d'une fois de la controverse théorique à la lutte matérielle. Nous avons dit la pénible impression que la loi rendue contre les esclaves fugitifs produisit d'un bout à l'autre des États du Nord. Les habiles politiques du Sud ne l'avaient pas prévue, du moins au degré où elle se manifesta dès l'abord. Quand on s'est endurci dans le dédain des sentiments sympathiques de la nature humaine, on oublie qu'ils peuvent encore être très vivants chez d'autres, et on ne les compte plus parmi les forces sérieuses dont il faut calculer la résistance. On peut se figurer l'angoisse inexprimable dont furent tout à coup saisis des milliers de malheureux qui vivaient paisiblement depuis de longues années dans les villes et les villages du Nord, peu aimés de la population blanche, mais après tout infiniment plus à l'aise au grand air de la liberté que dans la vieille maison de servitude. Beaucoup s'étaient amassés un petit pécule, s'étaient mariés, prospéraient honnêtement. Tous travaillaient et l'emplissaient librement des fonctions subalternes, mais suffisamment rétribuées et dont on eût eu quelque peine à charger de fiers Yankees. Ils étaient domestiques, commissionnaires, ouvriers cordonniers ou tailleurs, etc. La loi les protégeait comme les blancs; ils pouvaient procurer à leurs enfants les bienfaits de l'instruction, et si la société blanche leur était presque entièrement fermée, la charité chrétienne du moins subvenait à leurs misères. Mais, la fameuse loi votée, tout changeait pour eux comme par un coup de foudre. D'une heure à l'autre, au nom des lois fédérales, votées par les deux chambres et sanctionnées par le président de la république américaine, chacun d'eux pouvait être appréhendé au corps et renvoyé à ses anciens maîtres pour y subir de durs châtiments corporels et retomber dans une servitude pire que la première. Dans les trois jours qui suivirent la signature du bill par le président, plus de quarante ex-esclaves s'enfuirent de Boston. Une exode du même genre commença dans les autres villes. C'est alors que le peuple honnête du Nord commença à se sentir saisi d'une de ces indignations anglo-saxonnes qui ressemblent à une marée montante sous l'impulsion d'une tempête encore lointaine. Au premier moment, on les croit inoffensives ; mais peu à peu l'ouragan se déchaîne et il n'existe pas de puissance au monde qui puisse arrêter les flots furieux qu'il pousse en avant.

    En beaucoup d'endroits, on tint des indignant meetings, et on organisa des « comités de vigilance, » dont la mission était d'empêcher l'arrestation des esclaves fugitifs ou, s'ils étaient arrêtés, de leur fournir toutes les assistances légales de nature à les préserver d'être renvoyés à leurs anciens maîtres. Les traqueurs d'esclaves du Sud ne tardèrent pas à s'apercevoir qu'il était difficile et quelquefois dangereux d'exercer leur industrie dans les États libres. L'opinion se répandit même, parmi les noirs comme parmi les blancs, que la loi était inexécutable, et qu'elle resterait lettre morte. Ce fut aussi par les soins de ces comités que s'organisa ce fameux « chemin de fer souterrain, » underground railway, qui a joué un si grand rôle dans l'histoire de l'esclavage aux États-Unis. Cette entreprise avait pour but d'aider par des moyens secrets les esclaves fugitifs à échapper aux kidnappers, aux officiers de police et aux chiens dressés à la poursuite des noirs. On a pris beaucoup moins de précautions, on s'est enveloppé de moins de mystère pour renverser des dynasties soupçonneuses et armées de pied en cap, que pour faciliter aux pauvres fuyards leur passage au Canada. Quelle honte pour la république américaine que des êtres humains, à qui l'on n'avait aucun crime à reprocher, aient dû, pendant plusieurs années, attendre l'instant où ils toucheraient le sol soumis à Sa Majesté Britannique pour respirer à pleins poumons et s'écrier : Enfin, je suis libre! Chaque année, jusqu'au moment de la guerre civile, près d'un millier de fugitifs ont profité du chemin de fer souterrain.

    Cependant, il ne faudrait pas s'imaginer que cette réaction de l'opinion populaire fût déjà universelle ni qu'elle fût encore assez puissante pour neutraliser les efforts du parti opposé. Le pli des concessions au Sud sur cette question était pris depuis trop longtemps pour qu'il en fût ainsi. Dans les campagnes et dans les petites villes, l'indignation était générale. Mais là n'était pas le gros de la population noire. Dans les grandes villes, où elle était beaucoup plus condensée, il y avait à côté d'elle une mob blanche, composée surtout d'Irlandais, qui ne voyait aucun inconvénient à ce que l'exécution de la loi fit renchérir certains salaires. Cette mob était de plus l'instrument aveugle de hautes influences politiques et commerciales qui attachaient une grande importance à ce que la loi fût exécutée. L'homme politique le plus éminent du Nord, Daniel Webster, qui briguait les honneurs de la présidence, voulant se concilier les voix du Sud, déployait toutes les ressources de son talent pour persuader à ses concitoyens qu'il ne fallait pas encourager les abolitionnistes et qu'on devait se résigner au bill des esclaves fugitifs par respect pour la loi et par amour de l'Union. Triste palinodie d'un homme doué d'un rare mérite, qui démentait le libéralisme de sa jeunesse sous la fascination de ce fauteuil présidentiel où l'ingratitude du Sud et sa mort prochaine devaient l'empêcher de monter! On conçoit l'embarras dans lequel se trouvaient les honnêtes gens du Nord à qui l'on venait dire : C'est une dure loi, mais enfin une loi, et tout bon citoyen lui doit obéissance. Le respect de la légalité est, on le sait, une vertu anglo-saxonne.* (Voir, à la fin du volume, comment Parker envisageait cette question de légalité, Fragments traduits. V.) Puis le Sud commençait à faire entendre des menaces de sécession si l'on n'avait pas d'égard à ce qu'il appelait ses droits. Il y eut même, surtout dans les chaires des grandes villes, des prédicateurs qui, à la parfaite jubilation des autorités locales et des notables de leurs communautés, présentèrent l'obéissance à cette loi infâme comme un devoir envers Dieu. C'est grâce à cette neutralisation, mi-partie honnête, mi-partie intéressée, des efforts des comités,- qu'environ deux cents arrestations eurent lieu dans les États du Nord pendant les six années qui suivirent la promulgation du bill. C'est très peu en comparaison de ce que les esclavagistes avaient espéré ; mais, pris en lui-même, ce chiffre n'en est pas moins considérable. Sur ce nombre, une douzaine d'esclaves kidnappés furent délivrés par le peuple indigné; quelques autres purent prouver qu'ils étaient légalement libres. Le reste fut renvoyé au Sud et remis aux fers. Boston fut une des premières villes du Nord qui vit s'organiser un comité de vigilance, et Théodore Parker un des premiers, dans Boston, à en faire partie. Il en fut bientôt nommé président. C'est alors que le moment vint où des paroles il dut passer aux actes.

    Des kidnappers étaient arrivés à Boston en octobre 1850, porteurs de mandats d'arrêt contre deux noirs évadés de la Géorgie, un jeune homme du nom de Craft et sa compagne Hélène. Tous deux vivaient tranquillement de leur travail et faisaient partie de l'église de Parker. Dans l'idée des meneurs du Sud, il s'agissait surtout de consolider l'autorité de la loi nouvelle par une capture éclatante, opérée au foyer même de l'abolitionnisme. Les pauvres jeunes gens furent immédiatement mis sous la protection du comité de vigilance. Ils savaient ce qui les attendait s'ils étaient arrêtés : de cruels châtiments pour l'homme, la maison de prostitution pour la femme, qui était jeune. La population de Boston, mise en éveil par le comité, était décidée à ne pas laisser le rapt s'accomplir. Les kidnappers cherchèrent à attirer leur proie dans un guet-apens. Leur ruse fut déjouée. Mais ils pouvaient recommencer, et, après tout, la police fédérale devait leur prêter main-forte. Parker cacha Hélène chez lui. Il était passible pour cela, d'après les dispositions de la loi nouvelle, d'une amende de 1,000 dollars et de six mois de prison. La jeune femme resta chez lui près d'une semaine. Son mari s'était armé, et pouvait, grâce à l'appui certain du peuple, circuler de jour dans la ville. Un extrait du journal de Parker nous montrera les dispositions qui l'animaient alors :

    Je n'aime pas la violence, je respecte la vie humaine comme une chose sacrée ; mais je déclare solennellement que je ferai tout ce que je pourrai pour arracher tout esclave fugitif des mains de tout officier de police qui tentera de le ramener dans la servitude. Je lui résisterai aussi doucement qu'il me sera possible, mais avec toute la force aussi dont je puis disposer. Je sonnerai les cloches, j'alarmerai la ville, je servirai de tête, ou de pied, ou de main, à toute compagnie de braves gens qui voudront venir avec moi sans autres armes que leurs mains. Je le ferai d'aussi bon cœur que je retirerais un homme de l'eau, que j'en arracherais un autre de la gueule d'un loup, ou des mains d'un assassin. Qu'est-ce qu'une amende de mille dollars et six mois de prison pour la liberté d'un homme? Que mon argent périsse avec moi, s'il vient se placer entre moi et l'éternelle loi de Dieu !

    Il dut toutefois s'armer lui-même, le bruit s'étant répandu qu'on voulait envahir de nuit sa maison. Mais, après avoir fait tenir aux kidnappers et aux policemen l'avis que quiconque pénétrerait dans son domicile ne le ferait qu'au péril de sa vie, il alla trouver les kidnappers eux-mêmes dans leur hôtel et leur fit, des dispositions croissantes de la population à leur égard, une peinture telle qu'ils jugèrent à propos de repartir par le premier train.

    Pendant ce temps, le comité de vigilance avait ramassé la somme nécessaire pour payer le passage des deux proscrits en Angleterre et faciliter leur premier établissement à Londres. Jusqu'au moment de leur embarquement sous la protection du pavillon britannique, on pouvait craindre que les esclavagistes ne voulussent prendre leur revanche. Craft et sa femme étaient époux depuis plusieurs années, mais à la mode nègre, les planteur du Sud ne songeant guère à régulariser l'état civil de leur bétail humain. Ils voulurent, avant de partir, que leur union fût légitimée conformément aux lois des États-Unis. Ce fut Parker qui les maria, et lui-même a raconté dans une lettre à l'un de ses paroissiens ce qu'il fit en cette circonstance.

    J'ai pour coutume, avant de procéder à un mariage quelconque, de rappeler au jeune couple les devoirs auxquels ils s'engagent, en y ajoutant quelques applications en rapport spécial avec les circonstances et le caractère des conjoints. Je leur dis donc ce que je dis ordinairement à tous les nouveaux époux. Puis je dis à Craft que leur position exigeait de lui des devoirs particuliers. Il était proscrit. Dans toute l'étendue des États-Unis, il n'y avait pas de loi qui protégeât sa liberté. C'était uniquement de l'opinion publique de Boston et de lui-même que sa liberté dépendait. Si un homme l'attaquait pour le réintégrer dans l'esclavage, il avait le droit, le droit naturel, de lui résister jusqu'à la mort, mais il pouvait refuser de faire usage de ce droit pour lui-même, s'il le jugeait bon, et souffrir qu'on refit de lui un esclave plutôt que de tuer ou de blesser le chasseur d'esclaves qui s'attaquerait à lui. Mais, quant à sa femme, c'était sur lui, sur sa protection qu'elle devait compter, c'était son devoir de la protéger, et un devoir que, selon moi, il ne pouvait pas décliner. En conséquence, je lui enjoignis, si les pires extrémités survenaient, de défendre la vie et la liberté, de sa femme à tout risque, contre tout chasseur d'esclaves, dût-il pour cela creuser son propre tombeau et celui d'un millier d'hommes.

    Puis vint la cérémonie proprement dite du mariage, suivie d'une prière inspirée par la circonstance. Après quoi, je lui fis remarquer une Bible sur une table, une épée sur une autre, et je lui dis l'usage qu'il fallait faire de l'une et de l'autre. Je pris la Bible, la mis dans la main droite de Craft : « Elle contient, lui dis-je, les « plus hautes vérités dont la race humaine soit en possession, c'est un instrument dont vous devez vous servir pour le salut de votre âme et de celle de votre femme. Je pris alors l'épée (c'était un couteau californien, je n'en avais jamais vu de semblable auparavant, et je ne suis pas très au fait de cette sorte de choses), je la lui mis dans la main, et je lui dis que, si les pires extrémités survenaient et qu'il ne put recourir à d'autres moyens, il devait s'en servir pour protéger la vie ou la liberté de sa femme. Je lui dis que je détestais la violence, que je respectais la vie humaine comme une chose sacrée, et que les cas, selon moi, étaient bien rares dans lesquels on est en droit de l'ôter à qui que ce soit; mais que s'il ne pouvait autrement sauver la liberté de sa femme, il se trouverait dans un de ces cas-là. Ainsi, moi, ministre de la religion, je déposais entre ses mains ces deux instruments dissemblables, l'un pour le corps, si besoin en était, l'autre pour l'âme à tout événement. Mais je lui recommandai de ne se servir de l'épée qu'à la dernière extrémité, de ne pas nourrir de sentiments vindicatifs contre ceux qui jadis l'avaient tenu dans les fers, ni contre ceux qui voudraient les y ramener, sa femme et lui. En vérité, lui dis-je, si vous ne pouvez vous servir de l'épée pour la défense de votre femme sans haine contre l'homme que vous devrez frapper, votre action ne sera pas sans péché.

    En un mot, je lui donnai les mêmes conseils qu'en même occurrence j'eusse donnés à des blancs, — par exemple à des évadés de l'ancien bagne d'Alger.

    Le jeune couple parvint à quitter l'Union et à passer en Angleterre. C'était en 1851, l'année de la première grande exposition. La foule courut les voir au Palais-de-Cristal. Les États-Unis, qui ne brillèrent que médiocrement dans ce concours industriel, purent néanmoins exhiber aux yeux du vieux monde un produit vraiment indigène, deux innocents qui chantaient God save thé queen ! pour remercier le ciel d'avoir fait perdre leur piste aux traqueurs d'esclaves!... C'est ce que Parker ne manqua pas de raconter à ses susceptibles compatriotes de la manière caustique propre à son genre d'éloquence. Bien mieux : il écrivit une lettre au président Fillmore pour lui dire ce qu'il avait fait afin de rester fidèle à sa religion, c'est-à-dire au respect des lois divines. Il ne reçut pas de réponse, mais on n'osa pas ordonner de poursuites.

    C'est en mai de la même année 1851, qu'au sein de la conférence des pasteurs de Boston, il présenta son apologie de la conduite que, comme pasteur, il avait tenue dans l'affaire de Craft. Ses adversaires lui reprochaient aigrement d'être un violateur des lois du pays, et d'encourager à leur violation par la parole et par l'exemple. Il se défendit de manière à ôter à ses agresseurs toute envie d'y revenir. Citons au moins la fin de ce vigoureux discours :

    Oui, j'ai des noirs dans mon église, des esclaves fugitifs. Ils sont la couronne de mon apostolat, le sceau béni de mon ministère. Je suis obligé de prendre soin de leurs corps si je veux sauver leurs âmes... J'ai donc été obligé d'ouvrir ma maison à mes paroissiens et de la mettre à l'abri des griffes des kidnapper. Oui, messieurs, j'y ai été obligé, et même de faire garder ma porte jour et nuit; j'ai dû, oui, j'ai dû m'armer moi-même. Cette semaine-là, j'ai écrit mon sermon un pistolet sur mon pupitre, un pistolet chargé, voyez-vous, la capsule au piston, prêt à tirer. Et même il y avait une épée nue à la portée de ma main. J'ai fait cela à Boston, en plein XIXe siècle, forcé de le faire pour défendre des innocents, membres de mon église, qu'on voulait envoyer à pire que la mort!

    Vous savez que je n'aime pas à me battre : si je ne suis pas partisan de la non-résistance, il me faudrait de bien graves motifs pour me décider à répandre le sang humain. Mais que vouliez-vous donc que je fisse? Écoutez. Je suis né dans la petite ville où commença la guerre de l'indépendance. Les cendres des citoyens qui tombèrent les premiers dans cette guerre reposent sous le monument de Lexington, ce monument consacré à la liberté et aux droits du genre humain. On y lit qu'ils sont morts pour la cause sacrée de Dieu et du pays. C'est la première inscription que j'aie lue de ma vie. Ces hommes sont mes parents. Ce fut mon grand-père qui, le premier, tira l'épée lors de la révolution. Lui et mon père étaient au premier feu. Le sang qui a coulé là coule aujourd'hui dans mes veines. Et puis, quand j'écris chez moi, dans ma bibliothèque, d'un côté est la Bible sur laquelle mes pères ont prié matin et soir pendant plus de cent ans ; de l'autre est la carabine que mon grand-père portait à la prise de Québec, dont il se servit avec quelque chaleur à la bataille de Lexington, et encore un trophée de la même guerre, le premier mousquet pris par les « insurgés, » pris aussi par mon grand-père. Et avec de pareils symboles sous les yeux, avec de pareils souvenirs dans mon cœur, quand un de mes paroissiens, quand une femme échappée de l'esclavage, poursuivie par des voleurs, vient se réfugier chez moi, vous voudriez que je lui fermasse ma porte, que je ne la protégeasse pas jusqu'à mon dernier soupir!... 0 mes frères! je n'ai pas peur des hommes. Il se peut que je les offense. Je me soucie peu de leur haine ou de leur estime. Je ne prends pas grand soin de ma réputation. Mais jamais, jamais, je n'oserais violer l'éternelle loi de Dieu! Vous m'avez souvent taxé d'incrédulité. Je l'avoue, je diffère largement de vous en théologie ; mais il est un point sur lequel je ne puis m'empêcher d'être très croyant. Je crois en Dieu, le Père infini, le père de l'homme blanc et le père aussi de l'esclave de l'homme blanc. Advienne que pourra, je ne saurai jamais violer sa loi. Et vous?

    Le parti esclavagiste de Boston se trouvait passablement décontenancé par l'échec de sa première tentative. Ses amis du Sud voulurent à tout prix avoir leur revanche. Leurs mesures, cette fois, furent prises plus secrètement; et un noir du nom de Shadrach fut arrêté dans Boston le 15 février 1851, et mis à la disposition du tribunal, qui devait prononcer sa réintégration dans les mains de son ancien maître. Cette fois encore, la loi fut plus faible que l'opinion. Aux applaudissements du peuple, une bande d'hommes de couleur pénétra brusquement dans la salle des séances, et enleva Shadrach avant même que les officiers de police se fussent aperçus qu'ils avaient affaire à une émeute. L'affiche placardée sur tous les murs de la ville par le comité que présidait Parker avait échauffé les esprits.

    On intenta des poursuites contre les libérateurs de Shadrach. Les légistes du comité de vigilance assistèrent immédiatement de leurs conseils les individus poursuivis. On ne put réunir de charges suffisantes pour une mise en accusation que contre celui qui avait dirige la bande libératrice, un jeune mulâtre nommé Robert Morris, qui étudiait eu droit. Le jury, à l'unanimité, le renvoya absous. Ce second échec exaspéra les esclavagistes. Il faut se rappeler qu'alors le pouvoir fédéral, la poste, la police, l'armée, tout était à la disposition de ce parti. Plus l'opinion des honnêtes gens du Nord se roidissait contre l'exécution d'une loi inique, plus l'amour-propre du parti était intéressé à la braver. Il y avait 9,000 noirs dans Boston, et près d'une année s'était écoulée depuis la promulgation de la loi sans qu'on fût parvenu à en reprendre un seul. Cela devenait décidément insupportable. Un véritable complot s'ourdit pour venger la légalité aux dépens d'un pauvre nègre nommé Thomas Sims, qui fût kidnappé dans les rues de Boston, pendant la nuit du 3 avril 1851. Les passants voulurent intervenir, mais la police les en détourna en alléguant qu'on l'arrêtait comme perturbateur du repos public, et non comme esclave fugitif. Il fut immédiatement traduit devant le tribunal sans pouvoir obtenir de jugement devant un jury; et, au mépris des lois du Massachusetts, qui pourtant garantissent un tel jugement à tout accusé, il fut condamné. Une tourbe de gens apostés à dessein dans la salle applaudit au jugement. Mais, malgré les forces imposantes qu'où avait déployées pour intimider la population, la police n'osa pas opérer de jour son extradition. Ce fut de nuit, à la dérobée, qu'on le transféra à bord d'un vaisseau prêt à partir. Quelques jours après, on le débarquait à Savannah, où il fut jeté en prison, puis passé par les verges à plusieurs reprises. Depuis lors, il disparut sans qu'il fût possible de savoir ce qu'il était devenu.

    L'indignation fut grande à Boston. Pour la première fois, le crime légal avait été commis dans les rues de la fière cité. La conscience publique fut vengée quelques jours après par Théodore Parker dans son fameux discours intitulé the Chief sins of thé people, les Péchés capitaux du peuple. * (Voir les fragments du eu discours à la fin du volume.) On ne se borna pas à discourir. Un an après, un antiesclavagiste éminent et décidé, ami de Parker, M. Ch. Sumner, était nommé pour la première fois membre de ce sénat américain, où il devait renouveler la tradition des vertus antiques par la courageuse énergie avec laquelle il planta, en plein congrès, à la face même du parti contraire encore tout-puissant, ce drapeau de l'émancipation qui flotte aujourd'hui victorieux sur les conseils de l'Union. Les esclavagistes n'osèrent pas, de quelque temps du moins, recommencer leurs insolents défis à l'opinion publique de Boston. L'année d'après, le jour anniversaire de l'extradition de Thomas Sims, Parker prononça, dans une séance publique du Comité de vigilance, un autre discours plein de laits et d'éloquence qui fit une impression profonde. C'est là que, se trouve cette accablante application de l'un des passages les plus connus du Nouveau Testament : De la dure maison de servitude un homme s'était réfugié au sein du peuple du Massachusetts. On n'avait d'autre crime à lui reprocher que l'amour de la liberté. Il vint à nous comme un étranger qui compte sur l'hospitalité sacrée : Boston le prit et le jeta illégalement en prison. Il avait faim : Boston lui donna à manger la ration de ses criminels. Il avait soif : Boston lui donna à boire le fiel et le vinaigre des esclaves. Il était nu : Boston le couvrit de chaînes. Malade et en prison, il demandait un consolateur : Boston lui envoya un marshal et un commissaire, Boston le remit à des voleurs d'hommes, rebut de l'humanité, pour qu'ils en fissent leur esclave. Pauvre, enchaîné, voyant le gouvernement de la nation contre lui, il demanda des prières à nos églises * (C'est, en effet, ce qu'avait fait le pauvre nègre. Mais la coterie politico-commerciale, qui avait la haute main dans les consistoires, ferma la bouche aux ministres officiants, dans la crainte d'une émotion populaire.) : nos églises mercantiles lui répondirent par des imprécations. Il nous demandait, au nom de notre Dieu, le sacrement de la liberté : au nom de leur trinité, la trinité d'argent, au nom de leur Dieu de métal, elles l'ont baptisé Esclave! Boston était la marraine. L'église mercantile de la Nouvelle-Angleterre lui a dit : « Ton nom est Esclave : je te baptise au nom de l'aigle d'or, du dollar d'argent et du centime de cuivre ! »

    Cet événement avait forcé le Comité de vigilance à redoubler d'efforts et de fidélité à son titre. Sa meilleure tactique était évidemment de faire partir les fugitifs menacés d'être repris, avant que les limiers du Sud fussent sur leur piste ou qu'ils eussent pris les mesures légales nécessaires pour se faire délivrer leur proie, ce qui lui réussit plus d'une fois. C'est ainsi qu'il put, dans l'espace d'une seule année, faire passer au Canada quatre cents personnes de couleur. De plus, les Comités de vigilance des différentes villes étaient entrés en correspondance pour s'entraider dans leur œuvre commune. Ailleurs qu'à Boston, à Syracuse (New York) entre autres, des esclaves capturés par la ruse avaient été délivrés de force par la population mise sur pied aux sons du tocsin. Parker écrivit aux Syracusains une lettre de congratulation, dans laquelle on lisait, parmi d'autres passages pleins d'ironie et de passion :

    Le bill des esclaves fugitifs est une des lois les plus iniques qui aient été décrétées dans notre siècle. Elle n'est bonne qu'à être violée. Au nom de la justice, j'adjure quiconque aime la loi de violer cette loi-là, pacifiquement s'il le peut, à force ouverte s'il le doit. Nous devons la traiter comme nos pères traitèrent le Slamp-Act au dernier siècle. Toute la puissance britannique ne put l'imposer aux Américains récalcitrants. Je ne suppose pas que cela puisse toujours se faire sans souffrance individuelle, perte d'argent, emprisonnement, etc. On n'achète pas la liberté avec de la poussière. Je crois que le christianisme a coûté aussi quelque chose, j'entends le christianisme de Jésus-Christ. Il est un autre genre de christianisme qui ne coûte rien, — et qui, même à ce prix, est encore trop cher.

    Ces occupations fatigantes (venaient encore s'ajouter à toutes celles que nous avons énumérées. Parker souffrait beaucoup de l'impossibilité de continuer des travaux scientifiques au milieu du fracas de cet orage permanent; mais il se résignait à faire son devoir du jour et de l'heure, remettant à une période moins agitée la composition de plusieurs ouvrages de longue baleine qu'il méditait depuis longtemps. Cependant, le parti esclavagiste poursuivait au congrès le cours de ses triomphes et présentait le bill du Kansas-Nébraska, qui portait une nouvelle atteinte aux principes de la liberté et aux droits des États libres.

    Malheureusement, il arrivait ce qui arrive si souvent lorsque la lutte se prolonge entre une population animée de sentiments généreux, mais ne voulant pas faire de révolution, et un pouvoir organisé, maître des influences, des forces matérielles et des intérêts : si seulement ce pouvoir prend soin de ne pas trop exaspérer les sentiments qui lui sont contraires, il peut, presque à coup sûr, spéculer sur la lassitude des esprits et l'apaisement graduel des premières colères.

    Ainsi marchaient les choses en Amérique pendant les années 1852-1854. La première ardeur, déployée contre la loi des esclaves fugitifs, avait diminué, particulièrement à Boston. Depuis le rapt de Thomas Sims, les esclavagistes avaient prudemment laissé dormir leur loi d'iniquité, trouvant le Comité de vigilance toujours prêt à leur faire échec. D'autre part, l'ascendant que le Sud devait à sa cohésion, à son audace, à son effronterie même, avait fini par imposer à beaucoup de gens du Nord. Aussi, dès que le bill du Nébraska eut été adopté par la législation fédérale, le pouvoir esclavagiste voulut-il profiter de sa nouvelle victoire pour consolider les anciennes. Un autre pauvre diable de nègre fut arrêté le 24 mai 1854 sous une fausse prévention de vol et chargé de fers, en attendant la comédie du jugement qui devait le rendre à sou ancien maître, le colonel Suttle, d'Alexandrie (Virginie).

    Théodore Parker mit immédiatement le Comité de vigilance en mouvement. Il alla lui-même voir le malheureux enchaîné, et fit tant qu'on lui ôta ses fers; mais on ne lui rendit pas la liberté. En même temps, un « meeting d'indignation » fut convoqué à Faneuil-Hall, le forum ordinaire des citoyens de Boston, qu'ils doivent au legs généreux d'un de nos compatriotes mort dans cette ville au siècle dernier. La situation était des plus graves. On savait qu'en prévision de ce qui pouvait arriver, des soldats fédéraux gardaient les abords de la prison ; et l'ordre, disait-on, leur avait été donné de tirer sur le prisonnier plutôt que de le laisser enlever. L'autorité fédérale avait aussi donné ordre de diriger sur Boston des forces imposantes. Enfin, la milice elle-même de la ville était sur pied. Tout cela pour forcer un malheureux nègre à redevenir esclave! La foule indignée remplissait Faneuil-Hall. La parole brûlante de Parker surexcitait encore les sentiments dont elle était animée :

    Daniel Webster a dit un jour, s'écriait-il, qu'il n'y avait pas de Nord. Non, il n'y en a pas. Le Sud s'étend désormais jusqu'aux frontières du Canada. Non, messieurs, il n'y a plus de Boston aujourd'hui. Il y eut une fois une ville qui s'appelait Boston. Maintenant il y a un faubourg-nord de la ville d'Alexandrie. Voilà ce qu'est Boston. Et vous et moi, humbles sujets de l'État de Virginie... (Cris de : -non! non! retirez ce mot !)

    Je le retirerai quand vous m'aurez montré que cela n'est pas. Hommes et frères, je ne suis plus un jeune homme, j'ai entendu bien des fois des hourras et des applaudissements pour la liberté; mais je n'ai pas vu beaucoup agir pour elle. Je vous demande donc : Agirez-vous aussi bien que vous parlez?

    Puis il leur dit que les autorités municipales étaient de mêche avec le parti esclavagiste; que, dès le lendemain, leur concitoyen Anthony Burns (ainsi s'appelait le nègre arrêté) allait être renvoyé au pays de servitude, qu'il dépendait d'eux d'empêcher ce nouvel affront et ce nouveau crime.

    Messieurs, ajoutait-il, je suis un ministre et un homme de paix. J'aime la paix. Mais il y a les moyens et il y a la fin. La fin, c'est la liberté, et quelquefois la paix n'est pas le moyen de l'obtenir. Maintenant je dois vous demander ce que vous comptez faire (Une voix : charger nos fusils!}. Non, il y a moyen de mener à bien cette affaire sans tirer un coup de fusil. Soyez sûrs que ces gens qui ont kidnappé un homme dans Boston, sont des couards, — oui, tous, tous autant de fils de leurs mères qu'ils sont! Et je vous affirme que si nous nous levons résolument, si nous leur déclarons catégoriquement que cet homme ne sortira pas de la cité de Boston, hé bien, sans tirer le moindre coup de fusil (Cris de c'est cela! c'est cela! et applaudissements prolongés), — hé bien, il n'en sortira pas. A présent, je vous propose de nous ajourner et de nous réunir demain matin devant le tribunal à 9 heures (Beaucoup de mains se lèvent en signe d'assentiment; mais plusieurs voix crient : Allons-y dès cette nuit! Allons rendre visite, aux truqueurs d'esclaves! Mettez cette proposition aux voix!). — Proposez-vous donc d'y aller dès cette nuit? Levez donc les mains! (Quelques mains se lèvent.) — Ce n'est pas un vote. Donc à demain matin, sur la place du Tribunal, à 9 heures.

    L'idée de Parker était de provoquer une démonstration pacifique, mais tellement imposante par le nombre et la résolution, que la remise d'Anthony Burns aux mains des sbires du Sud devînt chose impossible. Malheureusement, quelques têtes chaudes ne voulurent pas attendre; et, même avant que le meeting de Faneuil-Hall se fût dispersé, une attaque à main armée sur la prison était déjà commencée. Les soldats furent d'abord repoussés, la porte de la prison enfoncée, et l'un des hommes du marshal fut tué. Mais, voyant qu'ils n'avaient affaire qu'à un petit nombre d'adversaires, les soldats tirèrent à tout hasard. Sur quoi, les attaquants, saisis d'une vraie panique, s'enfuirent dans toutes les directions. Dès le lendemain, la ville était remplie de troupes: l'occasion était manquée, et le plan pacifique de Parker désormais inexécutable.

    Cet insuccès des abolitionnistes enhardit le parti opposé; et, comme d'habitude, une foule d'indécis se rangèrent du côté que les faits accomplis favorisaient. Anthony Burns fut rendu à son maître, bien que Parker et ses amis, eussent offert une forte somme d'argent pour son rachat. Des propositions d'émeute et même d'insurrection déclarée contre l'autorité fédérale furent faites au Comité, mais celui-ci recula devant la perspective d'une plus grande effusion de sang ; et d'ailleurs il ne fallait pas dissoudre, il fallait sauver l'Union, et on ne pouvait la sauver qu'à la condition d'y rester. Des événements de ce genre, si regrettables qu'ils fussent en eux-mêmes, avaient toujours le grand avantage de réveiller l'opinion et de fortifier la réaction contre la prépondérance du parti sudiste. Le maître de Burns comprit-il la portée morale du rapt qu'on avait commis en son nom? Ou bien. Burns étant un nègre intelligent et doué d'une certaine éloquence native, quoique dépourvu d'éducation, M. Suttle jugea-t-il à propos de ne pas laisser sur les plantations un fugitif beau parleur qui pouvait raconter ce qu'il avait vu et entendu dans un pays de liberté? Ce qui est certain, c'est que, à peine Burns remis entre ses mains, il prêta l'oreille aux offres de rachat qu'il avait d'abord repoussées. Les protecteurs de Burns pensèrent qu'il pourrait devenir un bon prédicateur pour les hommes de sa race, et le placèrent au collège Oberlin, dans l'Ohio. Il récompensa les sacrifices qu'on avait faits pour lui par son zèle à apprendre tout ce qui lui fut enseigné. Il existe, dans les lettres laissées par Théodore Parker, quelques lignes de lui témoignant de sa gratitude et de l'espérance qu'il nourrit de contribuer au relèvement de ses malheureux congénères. Nommé pasteur d'une communauté d'hommes de couleur à Sainte-Catherine, il s'acquitta de ces fonctions avec un admirable dévouement, et mourut à la tâche en 1862. S'il était resté esclave, dira-t-on, peut-être vivrait-il encore! Très probablement, en effet, vu qu'un maître intelligent aurait compris qu'il ne devait pas l'excéder de travail plus que son bœuf et son cheval. La seule question qui reste à résoudre est celle de savoir si une vie honteuse est préférable à une belle mort. Les esclavagistes la résoudront à leur guise; pour nous, idéologues peut-être, nous redirons avec le Vieux sergent du poète populaire :

    Ce n'est pas tout de naître :
    Dieu, mes enfants, vous donne un beau trépas!

    C'est quand Burns était encore en prison à Boston, que Théodore Parker fit, à la place d'un sermon ordinaire, ce qu'il appela Un texte du jour (a lesson for thé day), dans lequel il donna un libre cours à sa douleur indignée, et stigmatisa, comme elle le méritait, la conduite des magistrats de Boston. Ceux-ci, en effet, n'avaient pas seulement obéi comme malgré eux à la lettre de la loi, ils avaient déployé un véritable empressement à faciliter l'œuvre des kidnappers. Selon l'expression de M. Sumner, il leur dressa un immortel pilori, où les générations futures viendront les contempler.

    Ce fut une raison de plus pour comprendre l'orateur dans les poursuites que l'on dirigea contre les instigateurs et les auteurs du coup de main tenté pour délivrer Burns. On regarda son discours de Faneuil-Hall comme une provocation à l'émeute. C'était, comme on a pu s'en assurer, en fausser la signification. M.Wendell Phillipps, l'éloquent abolitionniste, qui avait aussi parlait au meeting, et plusieurs autres, furent impliqués dans ces poursuites. Parker était enchanté de cette occasion qui s'offrait à lui de se mesurer face à face avec l'ennemi, sous les yeux de l'Amérique entière. Il avait préparé lui-même sa défense, et comptait, pour être renvoyé absous, sur un jury d'honnêtes gens de la Nouvelle-Angleterre. Mais les magistrats chargés de prononcer sur la validité de la poursuite furent sans doute du même avis, car, sous prétexte de formalités négligées, ils rendirent une ordonnance de non-lieu. On pouvait avoir pour soi l'administration, la marine et l'armée, cela n'empêchait pas d'avoir peur.

    Depuis le rapt d'Anthony Burns, on n'osa plus opérer le moindre kidnapping dans Boston.

     

     

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      DidierLe Roux

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  • THÉODORE PARKER SA VIE ET SES ŒUVRES ; Chapitre 7 : La question de l'esclavage
     

    THÉODORE PARKER

     

    SA VIE ET SES ŒUVRES

     

    Un Chapitre De I'histoire De L'abolition
    De L'esclavage Aux États-Unis

    Albert Réville 

     

     

     

    CHAPITRE VII.

    LA QUESTION DE L'ESCLAVAGE..

     

    La question de l'esclavage aux États-Unis. — Comment l'opinion en Europe s'est fourvoyée dans l'appréciation de la guerre américaine. — L'Oncle Tom. — Conséquences politiques et sociales de l'esclavage. — Les chiens protecteurs de l'ordre public. — Deux peuples là où sans l'esclavage il n'y en aurait eu qu'un. — Apathie prolongée du nord de l'Union. — W. L. Garrison. — La loi des esclaves fugitifs. — Opposition croissante de Parker à l'esclavage. — Prévisions et prédictions.

     

    C'est aux États-Unis que, pour la première fois dans le monde moderne, en 1751, l'esclavage des noirs fut aboli sous l'inspiration d'un christianisme fervent et sincère; mais cette abolition ne fut que locale. Le puissant souffle de liberté qui amena la guerre de l'indépendance conduisit tous les États du nord de l'Union à l'abolir plus tard; la Confédération ne l'en laissa pas moins subsister dans les États qui se crurent forcés de le conserver. Le sentiment général était alors qu'il disparaîtrait de lui-même, du gré des États qui l'avaient maintenu, et surtout qu'il ne s'étendrait pas. C'est le contraire qui arriva. Le moment vint où le Sud, ayant toujours plus fait dépendre ses intérêts particuliers du maintien de l'esclavage, se vit placé dans l'alternative, ou bien de se résigner momentanément à de grandes pertes en laissant tomber cette odieuse institution, ou bien d'obtenir du Nord qu'il l'aidât à la consolider et à retendre. Car l'esclavage, ses partisans le sentent bien, ne peut pas vivre à côté de pays libres et décidés à ne rien faire qui ressemble à un pacte quelconque avec lui. C'est une institution qui doit grandir ou mourir. L'industrie naissait dans les États libres : le Sud s'engagea complaisamment, à titre de réciprocité, à favoriser des tarifs protecteurs. Bientôt le travail servile trouva grâce aux yeux des capitalistes de New York et de Boston, parce qu'il produisait en abondance une matière indispensable à l'industrie, le coton, et parce qu'il consommait une grande partie des objets manufacturés. C'était aussi le même travail servile qui fournissait leurs gros chargements de tabac, de sucre, de matières textiles, aux innombrables clippers du Nord qui allaient ensuite les porter en Europe. Tout cet enchevêtrement d'intérêts considérables fit bientôt que la conscience du Nord s'endormit, et le mot d'ordre fut donné pour qu'on ne la réveillât pas. C'est au point que, dans les grandes villes, les comités directeurs des églises enjoignaient aux prédicateurs de ne pas porter en chaire cette importune question. Il y avait sans doute d'honorables désobéissances à ces injonctions intéressées, mais elles étaient trop faibles pour constituer une opposition sérieuse.

    Tout cela n'empêche pas que, lorsqu'un jour la postérité fera l'histoire morale du XIXe siècle, elle aura bien de la peine à s'expliquer comment l'intérêt, à défaut de la conscience, n'a pas averti plus tôt les Américains du gouffre dans lequel ils s'enfonçaient en fermant ainsi les yeux sur toutes les mesures tendant à consolider l'esclavage. L'étonnement redoublera quand on s'apercevra qu'en Europe même, où l'esclavage est condamné par la conscience générale et par la législation des États vraiment civilisés, une insurrection, effrontément illégale, dont le maintien à tout prix de l'esclavage était l'âme, a trouvé, non pas seulement chez les partisans du despotisme religieux et politique, mais aussi dans les cercles industriels et commerçants, des sympathies ardentes et nullement déguisées. On peut, jusqu'à un certain point, s'en rendre compte en Angleterre où de vieilles rancunes font que les Anglais voient sans déplaisir leur rivale d'outre-mer se diviser et s'affaiblir. Sur le continent, les antipathies provoquées par la politique hautaine et brutale des hommes d'État de l'Union vis-à-vis des autres nations ont pu aussi augmenter le nombre de ceux qui se réjouiraient de sa dissolution. Rarement on sait que cette politique est tout entière l'œuvre du parti sudiste, entre les mains duquel l'indolence du Nord laissa exclusivement le pouvoir pendant plus de trente ans. Surtout ce qui a contribué à entretenir ce courant partiel, mais puissant, de l'opinion en Europe, c'est l'assertion mille fois répétée qu'au fond les Hommes du Nord n'aimaient pas plus les Nègres que ceux du Sud, et même les traitaient plus mal, tout en leur accordant la liberté, que ces derniers en les maintenant dans la servitude. Ce qu'il y a de spécieux dans cet argument, fort contestable quant au fait lui-même sur lequel il s'appuie, n'aurait pas dû pourtant égarer l'opinion jusqu'au point où nous l'avons vue se fourvoyer depuis le commencement de la guerre civile. On aura beau dire, le fait sera toujours que rien n'empêche le nègre qui vit dans le Nord de l'Union de s'en aller s'il ne s'y trouve pas bien, tandis qu'il est forcé, dans les États du Sud, de rester là où il se trouve mal.

    Étrange phénomène ! Les publicistes dévoués aux intérêts du Sud avaient fini par enguirlander l'esclavage. Lorsque parut le fameux roman de l'Oncle Tom, écrit par quelqu'un qui parlait sur les lieux et de visu, beaucoup crièrent à l'exagération, et ne se donnèrent pas la peine de réfléchir que le véritable enseignement de ce livre n'était pas que les esclaves sont fort à plaindre sous le fouet des planteurs cupides et cruels, mais bien plutôt que, dans la supposition même où les maîtres seraient humains et doux, comme le sont la plupart de ceux qu'a décrits l'auteur, l'esclavage est une institution maudite, portant sa condamnation dans ses inévitables conséquences. Pour le maintenir, n'est-on pas forcé d'ôter à l'esclave la propriété, la famille, l'instruction, jusqu'à la pudeur?

    Ce qu'on n'a pas compris surtout, c'est qu'au fond l'esclavage est la seule, l'unique cause de cette guerre civile américaine, dont le monde entier a souffert. Sans doute, au commencement surtout, aucun des deux partis en lutte ne voulut l'avouer officiellement, et il y eut des gens assez naïfs pour s'imaginer que des millions d'hommes se ruinaient et s'entr'égorgeaient, les uns pour obtenir des tarifs protecteurs, les autres pour faire triompher le libre échange. Comme s'il était besoin d'une grande puissance de déduction pour comprendre qu'une telle guerre n'est possible qu'entre deux sociétés devenues profondément antipathiques l'une à l'autre, ne pouvant plus vivre telles qu'elles sont, ni réunies, ni côte à côte, et que l'esclavage est la source génératrice de cette antipathie! Comme si l'esclavage, dans les temps modernes, pouvait porter d'autres fruits que dans l'antiquité!

    Qui ne voit, en effet, qu'en dépit des formes républicaines, l'esclavage a pour conséquence de constituer une grande aristocratie territoriale, qui aura bien vite les défauts et jusqu'à un certain point les qualités et les habiletés de ses devancières? Le travail servile n'est largement rémunérateur qu'appliqué à la grande propriété. De plus, il avilit le travail lui-même, puisqu'il en fait la marque de la dépendance abjecte. D'où il suit que les gens qui n'ont rien se font militaires, chasseurs, aventuriers, etc., laissant les terres et la culture à l'aristocratie, et que les fils de cette aristocratie, vaniteuse, oisive et s'ennuyant aisément, voudront bien être officiers, magistrats, représentants, diplomates, mais non pas industriels, commerçants ou agriculteurs. C'est donc au milieu d'eux que se recruteront en majorité les hommes désireux de diriger les affaires de l'État, et, l'on peut en être certain d'avance, leur politique pourra briller par l'énergie et l'habileté, mais elle manquera complètement de scrupule, et bientôt d'honnêteté. Quand, dès l'enfance, on est habitué à commettre, sans même y penser, le vol le plus qualifié qui se puisse concevoir, à ravir par la force ou à prix d'argent (peu importe ici, c'est toujours du bien volé) cette propriété primordiale qui seule donne aux autres propriétés leur sens et leur légitimité, et qui s'appelle la personnalité humaine, on est aisément induit à fouler aux pieds, comme autant de préjugés, ce que les vieilles nations ont la faiblesse de respecter sous le titre de droit des gens. Enfin, dans l'intérieur même des États à esclaves, tous les intérêts matériels pivotant sur l'institution fondamentale, on est entraîné par la force des choses, et aux applaudissements du grand nombre, à ne reculer devant rien pour la maintenir. N'est-il pas constant d'ailleurs que les Nègres sont fort heureux, l'intérêt évident des maîtres étant de les bien nourrir et de ne pas les excéder de travail? C'est absolument, ajoute-t-on naïvement, l'intérêt du charretier maître de ses chevaux ! Il est vrai qu'en dépit de cet intérêt, pourtant si clair, il y a des butors, des gens colères, passionnés ou bêtement cupides, qui ne traitent pas mieux leurs esclaves que leurs chevaux. On omettra ce détail, et on légiférera comme si le cas ne se présentait jamais. La société a toujours raison, l'esclave toujours tort. Et comment pourrait-on faire autrement? Un nègre qui a commis le crime de se trouver malheureux et de s'enfuir, vole le maître auquel il appartient, il doit donc être traité et puni en voleur, mais en voleur qu'on fouaille pour lui apprendre à ne plus se voler lui-même à son propriétaire. Et comme un esclave qui s'est enfui est de mauvaise défaite, le maître est bien forcé de requérir contre lui une rude punition qui effraye ceux qui seraient tentés d'en faire autant. En revanche, il n'a pas plus le droit de vendre un nègre qui s'est enfui le même prix qu'un nègre bien sage, qu'un maquignon honnête ne doit faire passer un cheval rétif pour une bête à qui l'on peut se fier. La marque an fer chaud n'est donc pas plus abolie pour le nègre fugitif que pour le buffle à demi sauvage qu'on veut reconnaître dans les pâturages où on le laisse courir. C'est le seul moyen de prévenir le délit puni par tous les codes civilisés sous le nom de : « Tromperie sur la qualité de la marchandise vendue. » L'esclave qui sait ce qui l'attend, s'il est repris, use de ses jambes, et stimulé par la peur des châtiments non moins que par le désir de la liberté, il court si vite qu'on aura bien de la peine à le rattraper ; ou bien, rusé comme le sont en général les hommes de condition servile, il se cache si bien que les limiers les plus fins de la police ne le déterreront pas. La belle affaire, vraiment ! Il y a des chiens qui flairent mieux les nègres fugitifs que les chiens de contrebandiers ne dépistent les douaniers sur la frontière belge. C'est une race de grands mâtins, forts en gueule, et sans plus de préjugés que leurs maîtres à l'endroit des bûches d'ébène. Ces chiens ne tarderont pas à devenir une des institutions protectrices du pays. Ce n'est pas de l'ironie, c'est de l'histoire, une histoire qui est montée au ciel, criant vengeance ! Et puis, tout esclavagiste qu'on soit, surtout quand on n'a pas soi-même d'esclaves, on peut se trouver enclin à relâcher un peu quelques mailles du système. Or, une fois qu'une seule maille s'en va, adieu tout. Il y aurait donc danger grave à laisser à la masse indistincte du peuple libre le pouvoir de faire les lois et de les appliquer. Pour parer à cet inconvénient, on décrétera que, dans les comices électoraux, chaque propriétaire d'esclaves aura autant de voix à émettre qu'il y a de têtes dans ses propriétés. On se souviendra, dans ce cas particulier, que ces têtes sont humaines. Le suffrage universel aura reçu un nouvel hommage, mais en même temps le pouvoir politique ne sortira plus de certaines familles opulentes, intéressées à maintenir l'esclavage, coûte que coûte.* (Nous ne parlons pas ici des déplorables conséquences de l'institution servile au point de vue de la moralité privée. La preuve est faite qu'à tout prendre les blancs n'en souffrent pas moins que  les noirs. Le niveau moral descend chez tous déplorablement bas. Les planteurs du Sud ne tardent pas à « vendre leurs fils et leurs filles, » comme l'a dit une voix éloquente. Si l'on veut se faire une idée exacte de tout ce que nous nous bornons à indiquer ici, il faut lire l'excellent ouvrage, riche de faits et déchiffres, et inspiré par une louable modération, qu'a publié récemment M. R. Dale Owen, sous le titre de : The Wrong of Slavery, thé Rigjht of Emancipation. Philadelphie, 1861.)

    Conçoit-on maintenant comment il est arrivé qu'une population, répandue il est vrai sur un territoire immense, mais sans frontières naturelles, unie par le langage, par la religion, par des institutions communes, par un lien fédéral garantissant à chaque division de la nation une grande autonomie intérieure, réunie aussi par de glorieux et sacrés souvenirs, se soit trouvée, au bout de quelques années, séparée en deux peuples tellement antipathiques, tellement hostiles l'un à l'autre, qu'il leur est devenu impossible de vivre ensemble sur le pied de paix ? Ne voit-on pas comment, toutes choses égales d'ailleurs, qualités et défauts de race, avantages et inconvénients de climat compensés, l'esclavage a été, d'un côté, le premier anneau d'une chaîne de fer, dont les autres anneaux s'appellent mépris du travail, aristocratie prépondérante, despotisme, militarisme, cruauté, habitudes, mœurs, jouissances, éducation, toutes marquées au coin de l'institution servile; tandis que, de l'autre côté, en vertu d'une filiation non moins serrée, la liberté produisait ses conséquences naturelles, savoir : le développement du bien-être, de l'intelligence, de l'industrie, du commerce, la démocratie, ses susceptibilités, ses tendances philanthropiques, ses efforts constants pour le relèvement physique et moral des classes déshéritées.* (C'est à cette différence de régime intérieur qu'il faut attribuer les premiers succès des esclavagistes dans la guerre civile. Ils étaient, au point de vue militaire, infiniment mieux préparés, organisés et disciplinés que les hommes du Nord. Des généraux plus habiles, une facilité de concentration beaucoup plus grande, et surtout les mesures prises par l'administration sudiste antérieurement à l'arrivée au pouvoir de Lincoln, ont fait le reste.) Assurément, nous ne sommes pas de ceux qui ferment les yeux sur les fautes et les torts des États libres de l'Union. Les hommes sont encore très loin d'être des anges, et quand un pareil conflit éclate, il est bien rare que les deux partis qui en souffrent n'aient pas chacun sa part de péchés à expier. Mais il ne faudrait jamais prendre parti dans les choses humaines, si l'on attendait pour s'enrôler que vînt à passer une armée immaculée. Dans les cas de ce genre, force est bien de négliger les faits de détail, et de remonter aux principes. Quand on en est là, il n'y a plus qu'une chose à faire : regarder de quel côté flotte le drapeau de l'humanité, et le suivre.

    Nous avons dû rappeler toutes ces circonstances pour que ceux de nos lecteurs qui ne sont pas au courant de la question américaine comprennent bien la nature des obstacles que Parker et ses amis abolitionnistes eurent à vaincre ; pour qu'ils se rendent compte aussi de l'ardeur, de la passion qu'il déploya dans cette lutte où se concentra de préférence l'énergie de ses dernières années.

    Ce qu'on doit reprocher surtout au Nord de l'Union, c'est l'indifférence apathique dans laquelle il dormait en matière politique, malgré les avertissements multipliés des hommes qui avaient assez étudié l'histoire du monde pour voir clairement le danger qui menaçait leur propre pays. Combien de fois les hommes dits positifs, commerçants, agriculteurs, industriels, ont-ils eu à se repentir d'avoir traité de rêveurs ou de prophètes hallucinés les hommes de l'idée, les hommes qui savent qu'au-dessus des intérêts pécuniaires règnent de grandes lois historiques, dont aucune nation ne lèse impunément la majesté ! Il est certain que la grande crise américaine eût été conjurée si, dès le principe, et avant que le Sud lui-même se fût enfermé dans une impasse dont il ne sut plus comment sortir, le Nord avait fait entendre sa grosse voix de majorité et pris des mesures énergiques pour resserrer l'esclavage dans le cercle restreint où, à défaut d'une abolition forcée, il fût mort tout doucement de lui-même. Au contraire, heureux d'être exempt du fléau chez lui, absorbé dans ses travaux matériels et ses opérations lucratives, ébloui de sa prospérité prodigieuse, le Nord laissa venir le mal au point où le remède lui-même devenait si douloureux qu'on préférait presque voir le mal s'aggraver. Le Nord ne songeait pas même, ce qui lui eût été bien facile, à s'assurer une majorité dévouée à ses principes dans les conseils de l'Union. Les présidents étaient toujours du Sud ou inféodés au parti de l'esclavage. Les états-majors de l'armée et de la marine, la magistrature fédérale, les bureaux de l'administration étaient remplis d'hommes du Sud. En 1854, sur quarante mille fonctionnaires de l'Union, trente-six mille pouvaient être rangés dans cette catégorie !

    Pourtant, depuis 1831, un humble imprimeur de Boston, William Lioyd Garrison, publiait un journal qui fomentait une certaine agitation abolitionniste. Dans les premiers temps, elle eut fort peu d'écho, assez toutefois pour que les vigies du Sud, toujours aux aguets, dénonçassent en termes violents, aux autorités du Massachusetts, le caractère incendiaire de cette feuille impertinente. Le maire de Boston s'efforça de calmer leurs alarmes. Il résultait de son enquête, leur écrivait-il, que le mouvement était absolument insignifiant, qu'il ne trouvait qu'un très petit nombre d'adhérents obscurs, et que Garrison lui-même n'était qu'un pauvre écrivain, « vivant dans une espèce de trou avec un négrillon pour tout domestique. » — « C'est une chose étonnante, » disait plus tard Théodore Parker, « que le mépris fréquent des hommes intelligents pour les petits commencements des grandes choses. Il y avait une fois quelqu'un qui n'avait pas même de trou pour reposer sa tête, et pas l'ombre d'un négrillon à son service. Il n'était pas trop bien avec les maires et gouverneurs de son pays. Cela ne l'a pas empêché d'exercer à la fin quelque influence sur les destinées de ce monde. »

    En effet, en dépit du « trou » et du « négrillon, » le mouvement se propagea. Un parti se forma autour du courageux publiciste. Mais il devait s'écouler encore bien du temps avant que ce parti pût influer d'une manière marquée sur la marche des affaires. Et même, pendant bien des années, le parti abolitionniste, dans le Nord lui-même, dut subir tous les inconvénients de l'impopularité. On le considéra comme l'ennemi de l'Union, et les hommes politiques, tenant à rester au pouvoir ou bien à y monter, durent longtemps décliner toute solidarité avec lui. Les meneurs du Sud profitaient de cet état de l'opinion pour lancer de plus en plus l'Union dans une voie dont l'esclavage universel et éternel était le terme avoué. Le Nord laissait faire, ou se bornait à murmurer. Il y avait des endormeurs de conscience qui lui disaient qu'après tout c'était la destinée providentielle de la race noire d'être asservie à la blanche, que c'était écrit dans la Bible, les fils de Cham devant être les esclaves des fils de Sem et de Japhet, etc., etc. Gomme si les noirs descendaient de Cham, et comme si nous étions les exécuteurs testamentaires du vieux patriarche ! Puis on ajoutait que, pour l'amour de l'Union, il fallait laisser dormir cette question, ne pas s'en occuper, ne pas inquiéter les frères confédérés, et que l'esclavage rapportait une énorme quantité de dollars, et que tous les intérêts commerciaux seraient compromis si cette source de profits assurés allait tarir. Que sais-je encore? L'homme est habile, en politique surtout, à procurer des narcotiques à sa conscience. Enfin, nous l'avons dit, le Sud avait réussi à représenter le sort de ses esclaves comme tellement heureux qu'on se demandait presque s'il n'y aurait pas une véritable barbarie à immoler cette félicité idyllique au fanatisme de quelques chanteurs de psaumes, aux utopies d'idéologues ne connaissant rien aux affaires.

    Une chose toutefois contrariait vivement le Sud. Chaque année, et malgré les plus cruelles mesures de répression, un nombre assez considérable d'esclaves parvenait à fuir le paradis et à gagner au péril de la vie l'enfer des états libres. La longanimité du Nord avait déjà supporté tant de choses que les planteurs du Sud firent un pas de plus. Ils obtinrent en 1850 le fameux bill des « esclaves fugitifs » qui, moyennant quelques formalités dérisoires, investissait le premier homme venu du Sud du droit de kidnapper * (To kidnap, proprement détourner, enlever un enfant; c'est le terne employé), c'est-à-dire d'escamoter par la ruse ou par la force, le plus souvent par les deux voies, tout homme de couleur habitant les États libres, de le traduire devant un juge fédéral; puis, après une vérification où toutes les précautions étaient prises pour que le pauvre accusé ne pût échapper aux griffes de ses ravisseurs, de se faire délivrer sa capture par la force armée de l'Union. Une récompense de 10 dollars était allouée à chaque commissaire par tête de nègre kidnappé. Pour le coup, le Nord commença à se demander si les exigences de ses confédérés du Sud ne tournaient pas à la tyrannie la plus détestable que l'on pût imaginer.

    C'est à partir de la promulgation de cette loi abominable que la part prise par Théodore Parker à la grande croisade abolitionniste devint ardente et active. Son adhésion déclarée fut une bonne fortune pour le parti de l'émancipation. Elle lui valut un orateur de premier ordre, un défenseur dont le désintéressement n'était pas suspect, et qui excellait dans l'art de réveiller les consciences assoupies. Avec les Parker, les Sumner, les Wendell Phillipps, les Beecher Stowe, frère et sœur, l'abolitionnisme put se glorifier d'avoir pour organes les voix les plus éloquentes de l'Union.

    Les idées de Parker sur l'esclavage n'avaient pas pris dès son adolescence le même tour décidé que ses vues religieuses. Non pas que jamais il ait été partisan de cette institution : le pieux et doux Channing avait déjà, autour de lui et pour les oreilles intelligentes, dénoncé les dangers, les hontes et les immoralités de l'esclavage. Mais on voit qu'il n'attachait pas encore d'importance particulière à la question. Dans une lettre qu'en 1836 il adressait de Washington à sa fiancée, nous lisons ce qui suit :

    Naturellement on voit ici beaucoup de nègres. J'ai vu dans le journal d'aujourd'hui un avis contenant une demande de sept cents nègres des deux sexes, payables argent comptant. Cela sonne désagréablement à des oreilles du Nord. Ce sont de singuliers compagnons que ces nègres. Quelques-uns sont fort gais, dansant et cabriolant sur la promenade comme s'ils n'avaient rien à faire qu'à danser. J'ai, rencontré deux amoureux nègres qui se promenaient bras dessus, bras dessous, roucoulant et s'entre baisant, comme s'ils n'eussent pu retenir leur joie en présence d'un autre. Pourquoi la couleur les en empêcherait-elle?

    On le voit, l'institution lui répugne théoriquement plus que la vue concrète des esclaves ne l'afflige. Mais à mesure qu'il réfléchit sur les destinées de sa patrie et les obstacles moraux qui s'opposaient à leur glorieux accomplissement, il vit toujours plus se creuser et s'élargir le gouffre béant qui menaçait d'engloutir l'honneur et la conscience de l'Union américaine. En 1842, le mal lui paraissait tellement sérieux qu'il priait une dame de ses amis, partant pour Georgetown (Virginie), de faire une enquête soigneuse sur les lieux mêmes et de lui faire part de ses expériences. Depuis 1845, l'année de l'annexion du Texas, il ne perdit plus une occasion de tonner contre ce grand « péché du peuple. » Plus le temps marchait, plus il voyait l'orage grossir, et la grande majorité de ses compatriotes marcher à sa rencontre, ceux-ci avec l'aveuglement de l'égoïsme, les autres avec celui de la frivolité. Sa correspondance, ses discours abondent en intuitions prophétiques du grand cataclysme que les sages de la politique matérialiste s'obstinaient à ne pas prévoir. En 1851, il écrivait ce qui suit au Rév. Allen :

    Je crois que, si le pouvoir esclavagiste continue de multiplier ses exigences, comme il l'a fait ces dernières années, il y aura une guerre civile qui dissoudra l'Union ou qui extirpera l'esclavage. Le temps de se battre n'est pas encore venu. Quand viendra-t-il? Nul ne le sait. Il peut encore ne pas venir du tout. Dieu le veuille !

    Mais Ceci est un commencement de douleurs, et pas encore la fin, paroles de Jésus énonçant ses sombres prévisions de l'avenir.  

    Au mois de mai 1854, au moment de la guerre de Russie, il écrivait à M. Desor :

    Le Sud prend parti pour la Russie. Seule de toutes les nations de l'Europe, elle n'a jamais trouvé à redire à l'esclavage américain ; elle sympathise avec nous. Voilà ce que les journaux du Sud n'ont cessé de répéter tout l'hiver. Nous aurons quelque jour un terrible châtiment. Je suppose qu'il viendra du sein de nos propres villes, de la guerre civile.

    C'est à peu près en même temps qu'il écrivait à M. Seward, depuis secrétaire d'État de l'Union, le conseiller et l'ami de Lincoln, une lettre d'une perspicacité rare et que nous reproduisons en grande partie.

    Cher monsieur, — II me semble que le pays est dans une impasse, et que le peuple doit intervenir pour arracher le pouvoir aux mains des politicien qui le gouvernent aujourd'hui; sinon, l'État est perdu. Permettez-moi de vous dire in extenso ce que j'en pense. Il y a deux éléments distincts dans la nation, savoir : la Liberté et l'Esclavage. Ce sont deux éléments hostiles de nature et, par conséquent, tendant mutuellement à s'envahir. Naturellement le pays manque d'équilibre. Il est clair pour moi que les deux forces antagonistes ne peuvent longtemps durer dans cette condition réciproque. Il y a trois modes possibles de rétablir l'équilibre national :

    1. Il peut y avoir séparation des deux éléments. Alors chacun d'eux formera un tout bien équilibré, exempt de cette cause de dissolution interne et possédant cette unité d'action nationale qui est indispensable. Ou bien

    2. La liberté peut détruire l'esclavage. Alors la nation tout entière continue d'exister comme un tout harmonieux, avec l'unité nationale d'action qui résulte de l'unité du territoire. Ou bien

    3. L'esclavage peut détruire la liberté, et alors la nation acquiert son intégrité. Seulement ce sera celle du despotisme. Ceci, sans doute, suppose le renversement complet de toutes nos idées et de toutes nos institutions nationales. Il en doit sortir un despotisme industriel, anomalie étrange. L'autonomie locale doit faire place à la centralisation. Les cours d'État doivent disparaître dans l'énorme éponge qui s'appelle la Cour suprême des États-Unis, et la liberté individuelle s'engloutir dans la masse monstrueuse de la tyrannie démocratique. Alors l'Amérique descend dans le gouffre, ruinée, abîmée, couverte de plus de honte qu'il ne s'en amassa jadis sur Sodome et Gomorrhe. Car nous aussi, dans notre hideuse impudeur, dans notre soif titanique de richesse et de pouvoir, nous avons commis le crime contre nature.

    Maintenant je ne crois pas que la réalisation de la première hypothèse soit probable. Nous avons deux classes gouvernantes : 1° les hommes du commerce, qui veulent de l'argent; 2° les hommes politiques, qui veulent du pouvoir. Il règne un étrange accord entre ces deux classes. Les hommes du commerce veulent de l'argent comme moyen de pouvoir, et les hommes politiques veulent du pouvoir comme moyen d'argent. Donc, tant que l'Union procurera de l'argent aux uns et du pouvoir aux autres, les uns et les autres marcheront d'accord et travailleront ensemble à « sauver l'Union. » Et comme ni les uns ni les autres n'ont de grandes idées politiques ni de respect pour la loi supérieure de Dieu, tous s'uniront dans ce qui est leur intérêt apparent à tous, c'est-à-dire dans le maintien de l'esclavage et la centralisation du pouvoir.

    C'est pour aviser aux moyens de prévenir ce danger qu'à la fin de sa lettre il annonçait son intention de prendre part à une grande convention des États libres convoquée à Buffalo, et il terminait en assurant son honorable correspondant de la confiance qu'il mettait en lui dans ces temps de péril pour la liberté.

    En 1856, dans une lettre écrite à Melle H..., alors en Europe, nous lisons ce qui suit :

    II y a deux constitutions en Amérique, l'une écrite sur du parchemin, déposée à Washington; l'autre, écrite aussi sur parchemin, mais sur une peau de tambour. C'est à celle-ci que nous devrons en appeler, et sous peu. Je fais tous mes arrangements pécuniaires dans la prévision d'une guerre civile.

    Fragment d'un discours prononcé la même année:

    Nous marchons vers une guerre pire que celle de Crimée. Elle a déjà commencé. Combien de temps durera-t-elle? « Jusqu'à ce que l'esclavage ait mis la liberté  par terre, » disent nos maîtres du Sud ; et nous répondons énergiquement : jusqu'à ce que la liberté ait chassé l'esclavage de l'Amérique.

    Passage d'un autre discours prononcé en 1858 :

    Nous avons trop négligé notre milice; nous pouvons avoir besoin de soldats au moment où nous y penserons le moins.

    Fragment d'une lettre écrite de Rome, en 1859, à M. Francis Jackson :

    Le peuple américain va, je pense, marcher au son d'une rude musique, et il vaut mieux pour lui qu'il y songe à temps. Il y a quelques années, il ne semblait pas difficile, d'abord d'arrêter l'esclavage, puis d'y mettre fin sans verser le sang. Je crois que maintenant cela ne se peut plus, ni maintenant, ni plus tard. Toutes les grandes chartes de l'humanité ont été écrites avec du sang. Un jour, j'espérai que celle de la démocratie américaine pourrait être grossoyée avec une encre moins coûteuse. Mais, à cette heure, il est visible que notre pèlerinage nous mène à une mer Rouge où plus d'un Pharaon va sombrer et périr. Hélas! que ne sommes nous assez sages pour être justes, ou assez justes pour être sages, et gagner beaucoup à peu de frais !

    Antre fragment d'une lettre écrite de Rome, même année, à Melle Osgood :

    Je ne m'étonne pas de la tentative du capitaine Brown à Harper's Ferry. Ce n'est que le commencement, la fin n'est pas encore venue. Mais telle est ma confiance dans les institutions démocratiques, je ne crains pas le résultat. L'Amérique a devant elle un bien glorieux avenir, mais de l'autre côté de la mer Rouge.

    Ces citations ne font pas seulement honneur à la puissance de prévision de Théodore Parker. Elles nous expliquent aussi le zèle dévorant qu'il déploya contre un fléau dont, avant les autres, il voyait si bien l'horreur et la proximité.

     

     

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     Suite : LES KIDNAPPERS.
       

      DidierLe Roux

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    THÉODORE PARKER

     

     

    SA VIE ET SES ŒUVRES

     

    Un Chapitre De I'histoire De L'abolition
    De L'esclavage Aux États-Unis

    Albert Réville 

     

     

     

    CHAPITRE VI.

    RÉFORMATEUR AMÉRICAIN.

    L'idée de la perfection. — La vie ordinaire et la vie religieuse. — Le bigotisme protestant. — La religion vivifiante. — L'Évangile et le bouddhisme. — La société américaine. — Les quatre grands pouvoirs. — Les misères sociales. — Comment il n'est pas toujours facile de faire du bien, — Les deus principes politiques. — Un semeur sorti pour semer. — Le chant de l'ivrogne et le texte du ministre. — Music-Hall. — La prédication de Parker. — Sermons et discours politiques. — Philanthropie. — Détesté, mais écouté.

     

    Il importe de se rendre compte d'une manière plus précise encore du but que Théodore Parker s'était proposé et des moyens qu'il mit en œuvre pour l'atteindre.

    Pour lui, nous l'avons vu, la religion répondait à un besoin inné de la nature humaine et devait être le levain purificateur, le mobile vivifiant de l'activité quotidienne. Être religieux et viser à la perfection sur tous les domaines qu'il est donné à l'homme de parcourir, pour lui c'était tout un. Car si sa religion se résumait dans l'amour de Dieu, son Dieu, qu'il se gardait bien de définir, était essentiellement la perfection vivante, absolue.

    La liberté la plus entière, civile, politique, religieuse, est une des premières conséquences de tels principes, une des premières exigences de leur application. Car l'homme ne peut se développer dans le sens du perfectionnement de son être que moyennant la liberté. Quand on voit ce que, grâce à une liberté si souvent restreinte, à un développement encore bien entravé, l'homme a déjà réalisé des progrès, des réformes, des conquêtes, sur la nature brute; quand on observe qu'en définitive la vraie moralité et la vraie piété profitent régulièrement des découvertes ou des améliorations émancipant l'homme des servitudes et des entraînements de la vie purement sensuelle ; quand on saisit, et dans l'histoire, et dans son propre cœur, cette loi du perfectionnement continu, qui n'est autre chose que l'action incessante du Créateur sur sa créature intelligente qu'il attire vers sa perfection à lui-même, qu'il fait venir à lui en faisant briller à ses yeux la splendeur de l'idéal, — la religion change nécessairement non pas de principe, mais de formes et de contenu. Si elle est la conscience et le resserrement volontaire du lien qui unit l'homme à Dieu, il est clair qu'elle doit inspirer surtout un sentiment profond et continu du devoir du perfectionnement en soi et autour de soi. Donc le culte, public ou privé, l'exercice religieux en général, au lieu d'être son propre but à lui-même ou la monnaie d'un salut qui s'achète, devient un ensemble de moyens dont le but est ; d'activer et de faciliter le perfectionnement de l'homme tout entier, corps, intelligence et cœur. Ceci mérite qu'on s'y arrête. Dans les temps où, étranger à l'idée de progrès, l'homme ne voyait dans la Divinité qu'une formidable puissance avec laquelle il fallait avant tout se mettre en règle, coûte que coule, moyennant des rites magiques ou des absolutions sacerdotales, ou des professions de dogmes pour ainsi dire salutifères, la vie religieuse et la vie ordinaire faisaient deux choses non seulement distinctes, mais encore séparées; juxtaposées l'une à l'autre, mais sans pénétration réciproque. L'homme travaillait, gagnait, se mariait, se livrait aux plaisirs de son choix et aux labeurs de sa position ; et puis, il priait, il observait des rites, il fréquentait des prêtres, il hantait des églises, il récitait son chapelet de litanies ou de dogmes. Sans doute les religions quelque peu développées, le christianisme surtout, même sous ses formes les plus imparfaites, ont toujours prétendu diriger aussi la vie ordinaire par leur enseignement moral ; mais comme les inévitables transgressions étaient expiées ou compensées par l'un ou l'autre des moyens extérieurs et factices que nous avons énumérés, il en résultait qu'en fin de compte la vie religieuse reprenait, avec sa supériorité sur la vie ordinaire, son caractère à part et continuait de former l'antithèse pure et simple de celle-ci.

    C'est ainsi que, pour être religieux, il fallait retrancher autant que possible sur la vie naturelle ; par exemple, passer des heures, des jours, dans des prières indéfiniment réitérées, dans les jeûnes, dans les cérémonies religieuses. On se retirait du monde pour entrer en religion. Le couvent, en effet, était l'idéal. Tous n'y pouvaient entrer, parce que tous n'en étaient pas capables. Mais ceux qui restaient en dehors n'avaient rien de mieux à faire que de se rapprocher de la vie monastique autant que le permettaient les exigences du siècle. Tout cela était absurde, mais logique : Dieu et le monde étaient censés séparés l'un de l'autre, opposés l'un à l'autre; donc la vie religieuse et la vie du inonde devaient l'être aussi. Telle est, on peut le voir, l'idée fondamentale qui détermine la direction suivie par la piété catholique au moyen âge.

    La réforme fit beaucoup pour briser ce dualisme. Elle fit rentrer en grande partie la vie religieuse dans la vie ordinaire. Ne reconnaissant plus de rite magique ni de pouvoir sacerdotal réel, réhabilitant le mariage et la vie de famille, déniant tout mérite aux œuvres extérieures et n'admettant pas que l'homme pût être sauvé autrement que par sa propre foi individuelle et vraiment à lui, elle diminua considérablement le terrain visible, réservé, qu'occupait avant elle la vie religieuse proprement dite, mais elle rendit plus intense et plus continue l'action des principes religieux sur les sentiments et les actes de l'existence quotidienne. Cependant elle ne sut pas aller jusqu'au bout de son principe. Son tort fut surtout de confondre la foi avec l'adhésion à certaines thèses dogmatiques, lesquelles, restant souvent sans influence aucune sur le cœur et la conscience, leur étaient en réalité aussi extérieures, aussi étrangères, qu'avaient pu l'être auparavant des paroles de prêtre ou des indulgences de papier. Ce dualisme reposait encore sur le point de vue, peu modifié théoriquement par la réforme dans ses premiers jours, d'un Dieu et d'un monde opposés l'un à l'autre. De là vint que le protestantisme eut aussi et a encore son bigotisme, son formalisme et son opposition méticuleuse à la vie pleinement humaine. L'opinion s'établit souvent dans son sein que les hommes les plus religieux étaient ceux qui lisaient le plus la Bible, assistaient au plus grand nombre de prédications, priaient le plus souvent, professaient la plus stricte fidélité à l'orthodoxie confessionnelle. Le protestantisme eut son patois de Canaan, comme le catholicisme a son jargon de sacristie, et ce qui, en apparence, n'était qu'un ridicule, était au fond l'indice d'une hostilité plus ou moins avouée à la vie simple et naturelle. De là, en effet, ce puritanisme sombre qui condamnait comme diaboliques l'art, la science, la joie honnête. L'important, c'est qu'on pratique, dit le bigotisme ultramontain; l'essentiel, c'est qu'on professe, dit le bigotisme protestant.

    En cela, l'un et l'autre ont dévié de la pensée chrétienne fondamentale. L'important, l'essentiel, a dit Jésus, c'est qu'on aime. Aimez, et vous pratiquerez ce qu'il faut faire; aimez, et vous verrez ce qu'il faut croire. Ama et fac quod vis * (Aime et fais ce que tu veux.), a dit Augustin dans son meilleur moment; et nous ajouterons : Ama et crede quod poleris * (Aime et crois ce que tu peux.) :

    Supposons maintenant qu'au lieu de séparer Dieu du monde, on voie dans le monde la manifestation permanente de Dieu lui-même; que l'on cherche par conséquent les lois immanentes du monde physique et moral, en se disant que ce sont autant de volontés divines; que l'on arrive par cette voie à la conclusion que l'homme est appelé de Dieu à travailler, à vivre en société, comme fils, époux et père, comme citoyen d'une ville et d'un pays, comme membre enfin de la grande famille humaine; que ce sont là les sphères, non contraires, mais concentriques, dans lesquelles doit se déployer son être et se réaliser son perfectionnement, — dès lors la religion, consistant uniquement en formes, en rites et en dogmes, aura perdu toute espèce de valeur. La doctrine religieuse essentielle posera quelques principes, très riches d'applications, mais très simples en eux-mêmes. La vie religieuse tiendra relativement peu de place dans l'existence en tant que vie distincte, mais — et c'est là le grand côté de ce point de vue — elle agira du dedans sur cette existence tout entière. Elle en fera une prière continue. Selon la profonde expression d'un apôtre, le manger et le boire, le sommeil et la veille, le repos et le travail, tout sera à la gloire de Dieu. Le laboureur à la charrue, l'ouvrier au chantier ou à l'usine, la mère au berceau de son enfant, l'homme d'affaires dans son cabinet, l'artiste à son atelier, le savant dans ses recherches, tous porteront partout, dans les petites choses comme dans les grandes, leur désir, leur soif de perfection. C'est par religion que l'on voudra donner à tout le cachet du soigné, du beau, du noble, du bien ; en un mot, du parfait. C'est par religion que l'on s'abstiendra de ce qui souille, énerve ou asservit l'âme. C'est par religion qu'on travaillera à l'extinction des misères et des corruptions sociales. C'est par religion qu'on sera libéral en politique, réformateur pacifique et philanthrope ingénieux. C'est par religion que l'on voudra s'instruire et s'instruire encore, et que les autres aussi puissent toujours plus s'instruire. « Plus de lumière, on n'y voit jamais trop, » tel sera l'hommage continuel qu'une telle religion rendra au Dieu qui est lumière lui-même. Et c'est par le concours de tous ces désirs purs, de tous ces efforts ardents, de toutes ces luttes vaillantes contre le mal et les ténèbres qu'enfin le royaume de Dieu viendra sur la terre comme il vient déjà dans le cœur de tous ceux qui s'enrôlent dans cette croisade sainte.

    La religion ainsi conçue paraît à peu près annihilée aux partisans des religions du passé, habitués qu'ils sont à la considérer comme nécessairement liée à des actions et à des formes spéciales. Et pourtant elle est aussi réelle, aussi continue, aussi bienfaisante que la sève invisible qui vivifie le tronc, les branches et les plus petits rameaux d'un arbre vigoureux et sain. Elle plonge par ses racines dans l'élément légitime, bien souvent exagéré, mais plus souvent encore méconnu, du mysticisme. A la seule condition de ne pas se poser en ennemi de la raison et de la conscience, le mysticisme, cette joie intense que l'on puise dans le sentiment de la communion personnelle avec Dieu, est une volupté désirable et fortifiante.

    Ou tout nous trompe, ou c'est là la religion qu'il faut au XIXe siècle. C'est celle surtout qu'il faudra au XXe. C'est de ce côté seulement qu'est désormais la joie, la joie pure et confiante, ce signe sacré des grandes choses qui commencent.

    Cette religion des temps modernes n'est pas autre chose au fond que l'épanouissement du principe évangélique devenu vie et puissance en Jésus de Nazareth. Aimer de tout son cœur Dieu, c'est-à-dire la perfection idéale réelle, n'est-ce pas le premier de tous les commandements? Et aimer comme soi-même l'homme, c'est-à-dire l'être qui possède la perfection virtuelle, l'être perfectible, n'est-ce pas le second, semblable au premier? C'est de cela que dépendent la loi et les prophètes, toute vraie moralité et toute sainte espérance. Ceux qui ont accusé l'Évangile de Jésus de diminuer l'énergie humaine, le faisant ainsi collatéral du bouddhisme, n'en ont pas compris le premier mot. Le bouddhisme a connu l'amour de l'homme : de là sa valeur morale et sa beauté; mais il a ignoré l'amour de Dieu : de là sa faiblesse et sa stérilité.

    Nos lecteurs nous pardonneront cette digression prolongée. Si nous sommes sortis de notre sujet, nous n'avons pas cessé de le côtoyer. Théodore Parker eût certainement approuvé tout ce que nous venons de dire dans un langage à peine différent de celui qu'il employait pour populariser des vues toutes semblables. Les personnes qui font consister beaucoup de religion dans beaucoup de rites accomplis et beaucoup de dogmes professés, seront probablement disposées à trouver que chez lui la religion était réduite à un minimum imperceptible : car sa confession de foi était fort courte, et jamais homme ne fut moins formaliste, moins ritualiste que lui. C'est au point que, dans noire opinion, il n'a pas été tout à fait juste dans la semi-indifférence avec laquelle il envisageait les deux simples sacrements de l'Église protestante, le baptême et la sainte Cène. Mais si l'on se place au point de vue que nous avons tâché d'exposer, il sera évident que bien peu d'hommes ont possédé et déployé autant de religion que le réformateur américain.

    L'avancement religieux, moral et social de l'homme, la guerre déclarée aux ignorances, aux servitudes et aux corruptions qui le retardent sous ce triple rapport, voilà quelle était pour lui la grande tâche. Mais cette tâche, il devait l'entreprendre dans un temps et dans un pays déterminés : au XIXe siècle, et dans les États-Unis d'Amérique. Il avait en face de lui des pouvoirs plus ou moins intéressés ou asservis eux-mêmes aux abus qu'il voulait voir disparaître, et un peuple fort supérieur à bien d'autres sous une foule de rapports, mais en proie pourtant à des misères ou semblables à celles dont souffrent tous les pays du monde, ou dérivant de son tempérament et de sa situation particulière. Retraçons, en nous servant de ses propres termes, l'état des choses tel qu'il s'offrait à lui et comment il fut amené à la ligne de conduite qu'il adopta pour la réforme du peuple américain.* (1. Ce qui suit est traduit de son autobiographie Théodore Parker's Expérience as a minister, adressée par lui à sus paroissiens en l'année 1859, la dernière de sa vie.) 

    Il y a en Amérique, dit-il, quatre grandes forces sociales qu'on peut définir ainsi :

    1. Le pouvoir commercial organisé. Il a son siège dans les grandes villes. Il cherche avant tout à gagner, sans se soucier beaucoup de cette grande justice qui représente les intérêts non moins que les .devoirs de tous, ni de cette humanité qui fait intervenir les instincts affectueux là même où la conscience dort. Ce pouvoir semble tout contrôler et ne s'incline que devant le tout-puissant dollar.

    2. Le pouvoir politique organisé, les partis au pouvoir ou cherchant à y arriver. Ce sont eux qui font les lois, mais ils sont ordinairement contrôlés par le pouvoir commercial et présentent les mômes défauts à un degré plus intense encore. Cependant ils doivent s'incliner aussi devant les instincts du peuple, qui intervient quelquefois, dans les grandes occasions, et change alors à son gré la « règle de commerce. »

    3. Le pouvoir ecclésiastique organisé, les différentes sectes qui, malgré leurs diversités, s'accordent toutes sur le principe fondamental de la substitution — révélation imposée, substituée aux facultés humaines actives; préservation de la colère de Dieu et de la ruine éternelle par le sang substitué d'un Dieu crucifié, etc. Ce pouvoir est plus fort que les deux premiers, et quoique souvent dédaigné par eux, il peut en quelques années les contrôler tous deux. Dans notre génération, aucun homme politique américain n'a osé le braver.

    4. Le pouvoir littéraire organisé, les collèges dotés, la presse périodique avec sa triple multitude de journaux commerciaux, politiques, théologiques, et les traités inspirés par l'esprit de secte Ce pouvoir n'a pas d'idées originales, mais il propage l'opinion des autres qu'il représente, à la volonté desquels il obéit et dont il est le kaléidoscope.

    Je dus examiner ces quatre grandes forces sociales, voir ce qu'elles avaient de bon et de mauvais, me rendre compte de ce qu'une religion vraiment naturelle devait attendre de chacune d'elles, et rechercher la vraie fonction du commerce, du gouvernement, de l'Église et de la littérature. Quand je fus arrivé à la claire conscience de mes principes et aux conséquences qui en découlaient sur tout ce qui m'entourait, je me trouvai grandement en désaccord avec lés quatre pouvoirs. Ils avaient un principe, et moi un autre; donc nos tendances, notre direction, étaient ordinairement divergentes, souvent opposées. Je ne tardais pas à m'apercevoir que je n'étais le bienvenu ni à la bourse, ni dans l'État, ni à l'église, ni dans la presse. Je n'y pouvais rien, mais j'avoue que je n'eusse pas prévu un schisme aussi complet entre moi et les forces supérieures de la société. Pourtant j'avais entrepris une œuvre que je ne pouvais mener à bien tout seul ni peut-être sans l'aide de ces quatre pouvoirs.

    Quand je vins me fixer à Boston, mon intention était de faire quelque chose pour les classes dangereuses et faméliques de nos grandes villes. A Boston, la proportion de la pauvreté et de l'immoralité qui s'ensuit est effrayante, quand on se rappelle les avertissements des autres nations et que l'on pense au lendemain. Cependant il me semblait que l'argent donné par la charité publique et privée — deux sources qui ne tarissent jamais dans notre cité puritaine — était plus que suffisant pour remédier à tout et refouler graduellement la cause invisible et profonde à laquelle on ne songe pas au milieu des tracas des affaires et de l'argent. Sur le pont clair-obscur de notre vie publique, il est une crevasse béante : beaucoup y tombent et y périssent. Notre charité en retire quelques-uns; mais elle ne bouche pas la crevasse, elle n'éclaire pas le pont, elle n'avertit pas du péril. Il nous faut la grande charité qui pallie les effets du mal, et la justice plus grande encore qui en éloigne la cause.

    Puis venait l'ivrognerie, la plus grande des malédictions qui pèsent sur les populations ouvrières protestantes du Nord, cause de la désolation la plus hideuse et la plus largement répandue, aussi funeste que le dépérissement par la faim pour les Irlandais catholiques. Aucune des grandes forces sociales n'est son ennemie.

    Puis il y avait la prostitution, des hommes et des femmes souillant et souillés, horrible plaie qui noircit la face de notre société. De plus, dans nos grandes villes, je voyais des milliers d'êtres humains, de pauvres Irlandais surtout, que l'oppression chassait vers nous, et qui, sauf la discipline d'un travail d'occasion, ne recevaient chez nous aucune éducation, si ce n'est celle de la rue dans leur enfance, ou du prêtre papiste, ou du démagogue américain, leurs deux pires ennemis...

    J'avais aussi remarqué de bonne heure que les criminels sont souvent les victimes plus encore que les ennemis de la société, et que nos lois pénales appartiennent encore aux sombres âges de la force brutale : elles tendent uniquement à protéger la société en la vengeant du coupable et non à élever le genre humain en améliorant les condamnés. Dans mon enfance j'avais connu un homme, dernier descendant de plusieurs générations de criminels, qui avait passé plus de vingt ans de sa vie dans notre prison d'État et qui y mourut (ses vols ne montaient pas à vingt dollars), tandis qu'un autre, non mieux né, avait légalement volé des maisons et des fermes, avait vécu en gentleman et laissé à sa mort une fortune considérable et le surnom de Landshark (Requin-de-terre). Du temps que j'étudiais en théologie, j'avais tenu une école du dimanche dans la prison de l'État, fait connaissance avec plusieurs condamnés, examiné comment on les traitait, entendu les sermons et les incroyables prières qu'on faisait voler sur la tête de ces malheureux sans défense; j'avais vu les prédicateurs orthodoxes et autres auxiliaires qui leur donnaient l'instruction spirituelle, et j'en avais conclu la complète inhabileté de nos lois pénales pour améliorer le coupable ou prévenir ses progrès dans la voie du mal. Quand je fus appelé à Boston, j'espérais faire quelque chose pour cette classe d'hommes dont les crimes sont parfois un héritage de famille ou de l'infamie sociale, qui sont privés des sympathies du genre humain et qu'on livre inconstitutionnellement à des ministres sectaires dont la fonction est de les tourmenter avant le temps.

    Pour tous ces misérables, pour les pauvres, les ivrognes, les ignorants, les prostituées, les criminels, je voulais faire quelque chose, peut-être sous la direction, certainement avec l'aide des hommes influents de la ville ou de l'État. Mais, hélas ! j'avais alors quatorze ans de moins qu'aujourd'hui et ne comprenais pas encore clairement toutes les conséquences de ma position vis-à-vis des quatre grandes forces sociales. J'ignorais jusqu'à quel point j'avais offensé la religion de l'État, de la presse, du marché et de l'Église. Les cris de destructeur, fanatique, incrédule, athée, ennemi du genre humain, retentirent si universellement que bientôt je m'aperçus que je ne pourrais rien faire d'important au point de vue de cette grande philanthropie dont l'urgence est pourtant si évidente. Vous étiez bien assez nombreux pour former une société religieuse * (I. La congrégation dont Th. Parker était pasteur comptait de sept à huit mille âmes.), mais vous ne l'étiez pas assez et vous n'étiez pas assez riches pour entreprendre et mener à bien une pareille réforme. Hors de vos rangs, je ne pouvais attendre beaucoup d'aide, pas même en paroles ou en conseils. D'ailleurs, je m'aperçus bientôt qu'il suffisait de mon nom pour ruiner toute entreprise nouvelle qui lui était associée. Je savais que tous les grands mouvements de l'humanité passent par trois périodes, celle du sentiment, celle des idées, celle de l'action. Je m'étais figuré que l'heure de la dernière avait sonné. Mais voyant que j'avais compté sans mon hôte, je me retournais vers les deux premières et cherchais, par tous les moyens dont je pouvais disposer, à exciter le sentiment de la justice et de la compassion et à propager les idées poussant à la quintuple réforme que j'avais en vue. Depuis lors je pris à tâche d'établir les faits de pauvreté, d'ivrognerie, d'ignorance, de prostitution et de crime, d'en exposer les causes, les effets, le traitement rationnel, laissant à d'autres l'œuvre pratique proprement dite. Si je voulais que quelque mesure fût proposée à la législature de la ville ou de l'État ou bien à quelque société philanthropique, je m'y prenais par des voies détournées. Plus d'une fois, j'ai vu mon plan réussir, mes paroles reproduites par les papiers publics, tandis que tout eût été perdu si seulement on avait vu ma figure ou mon nom. Plus d'une fois, par prudence, et non sans succès, j'ai refusé de signer moi-même des pétitions que j'avais lancées. Plus d'une fois j'ai provoqué des conventions ou des meetings dont les directeurs venaient me supplier de ne pas me montrer.

    Cette impopularité chronique et croissante, sans diminuer mon activité, lui donna un autre tour. Afin d'accomplir mon œuvre, je devais répandre mes idées aussi largement que possible, sans recourir à ce luxe indécent de réclames si fréquent en Amérique. Une seule librairie considérable du pays avait consenti à publier mes ouvrages; encore était-ce à mes risques et périls, et elle n'avait, dans leur placement, qu'un intérêt pécuniaire bien mince au milieu de ses énormes affaires. Mes livres n'avaient donc pas les chances ordinaires de publicité et de circulation. Il était rare qu'on les exposât en vente, sauf sur un seul étalage, à Boston. Dans les autres États, je dus être souvent mon propre libraire. Aucune revue périodique ne m'était favorable. La plupart des journaux, excepté le New York Tribune et l'Evening-Post, m'étaient hostiles... Mais la lecture ou conférence publique m'offrit un moyen tout naturel de répandre mes idées. Combattu par les quatre grandes forces sociales, je fus tout surpris de découvrir que, par là, je devenais populaire...

    Je voyais mon pays approcher tous les jours d'une crise des plus graves et osciller, sans le savoir, entre deux principes. L'un était l'esclavage, qui mène, je le savais, au despotisme militaire, politique, ecclésiastique, social, et finit par la ruine irrémédiable et désespérée. Jamais peuple, tombé sur cette route, ne s'est relevé depuis. C'est le chemin qu'ont pris bien d'autres républiques que la nôtre, et où elles sont mortes : Athènes et les villes ioniennes dans l'antiquité, Rome et les communes du moyen âge. L'autre était la liberté, qui mène tout à la fois à la démocratie industrielle, au respect du travail, au gouvernement de tous, par tous, pour tous, à la suprématie du droit éternel écrit dans la constitution de l'univers, au bien-être et au progrès général. Je m'aperçus que les quatre grandes forces sociales poussaient le peuple, par la cajolerie aussi bien que par la menace, à prendre la route de la ruine; que « nos grands hommes, » dont « l'Amérique est plus richement dotée que toutes les autres nations de la terre, » se pavanaient le long de cette route pour montrer combien elle était sûre, criant « Démocratie! Constitution! Washington! Évangile! Christianisme! Dollars ! » et le reste ; tandis que les instincts populaires, les traditions de notre histoire, l'aube du génie illuminant l'âme de quelques hommes et de quelques femmes nés à l'heure voulue, murmuraient d'une voix tranquille et douce quelque chose qui ressemblait à « Vérités évidentes » et « Droit inaliénable. »

    Je connaissais le pouvoir d'une grande idée, et, en dépit de la bourse, de l'État, de l'Église et de la presse, je pensai qu'un petit nombre d'hommes sérieux, réunis dans les salles de lecture du Nord, pourraient incliner l'esprit et le cœur du peuple du côté de la justice et de l'éternelle loi de Dieu, la seule règle sûre de conduite pour les nations, comme pour vous et pour moi, et faire ainsi de la grande expérience américaine un triomphe et une bénédiction pour l'humanité entière...

    C'est ainsi que, depuis 1841, j'ai lecture de quatre-vingts à cent fois par an dans tous les États du Nord à l'est du Mississipi, une fois aussi dans un État à esclaves, et sur la question même de l'esclavage. J'ai choisi les sujets les plus importants et les plus excitants, du plus grand intérêt pour le peuple américain. Je les ai traités indépendamment de toute secte ou parti, sans me soucier de la rue ni de la presse, avec tout le savoir et le peu de talent dont je pouvais disposer. En moyenne, pendant chacune des huit ou dix dernières années, j'ai parlé à un nombre d'hommes allant de soixante à cent mille âmes, en dehors des prédications hebdomadaires que je vous adressais chaque dimanche dans le grand édifice que vous teniez ouvert à tout venant. * (Il lui arriva aussi parfois de se rendre dans des meetings convoqués au profit des abus qu'il voulait déraciner, et d'y prendre la parole malgré la colère et les cris des assistants. Un jour qu'il assistait incognito à une grande réunion esclavagiste de New-York, un orateur, pérorant sur les bienfaits de l'institution particulière, s'écria ironiquement, pour achever un argument : « Je voudrais bien savoir ce que Théodore Parker répondrait à cela. » — « Voudriez-vous le savoir? » s'écria Parker en se mettant en évidence ; « hé bien ! je vais vous dire ce que répondrait Théodore Parker. » Surprise, clameurs, menaces de tout genre, la mort y compris. « Allons donc, me tuer! vous n'en ferez rien. Maintenant, je vais vous dire ce qu'il en est du point en question. » Son sang-froid, son courage, dominèrent le tumulte, et il put répondre à son aise à son provocateur, qui dut se promettre in petto de n'y plus revenir. Ce trait est rapporté par Melle Cobbe, d'après un témoignage oculaire, dans la Préface de son édition des Oeuvres de Parker). 

    De la sorte, j'ai eu un large champ d'opération pour soulever les sentiments de justice et de compassion, répandre les idées que je crois nécessaires au bien-être et au progrès du peuple et le préparer à telle action qu'un jour l'occasion pourrait bien requérir. * (C'est la traduction qui souligne. Nous aurons plus d'une occasion de relever la justesse avec laquelle Parker avait prévu l'avenir prochain qui attendait son pays). Comme j'étais censé à peu près seul et que je ne représentais personne que moi-même, personne non plus n'était responsable de mes paroles. Tous donc pouvaient me juger, sinon en parfaite connaissance de cause, du moins sans préjugé de parti ou de secte en ma faveur. De mon côté, me sentant responsable uniquement devant moi-même et devant mon Dieu, je pouvais parler librement. En outre, les journaux des grandes villes répandaient au loin les faits saillants, les généralités les plus frappantes de la lecture, et je m'adressais ainsi à un auditoire que je ne pouvais ni compter ni voir.

    Ce n'était pas tout. Ecclésiastiquement, on m'avait dénoncé au peuple comme un « perturbateur de la paix publique, » un « incrédule, » un « athée, » un « ennemi du genre humain. » Quand j'allais lecturer dans une petite ville, le ministre, même le ministre unitaire, restait le plus souvent chez lui. Plusieurs, en public et en particulier, avertissaient leurs paroissiens « de ne pas écouter cet homme, de ne pas le regarder en face ! » D'autres prêchaient bravement contre moi. C'est ainsi qu'au comptoir du cabaret, j'étais le chant de l'ivrogne et, dans la chaire de vérité, le texte du ministre. Mais quand plusieurs centaines d'hommes, habitant quelque ville perdue dans les montagnes de la Nouvelle-Angleterre ou quelque seulement des prairies de l'Ouest, ou bien quand des milliers de compatriotes, dans quelqu'une de nos vastes cités, venaient me regarder en face pendant une heure ou deux, quand ils écoutaient ce que j'avais à leur dire et ce que je leur disais clairement, loyalement, sur des sujets touchant de près leur patriotisme, leurs affaires et leurs cœurs, alors je voyais les visages resplendir d'émotion, le préjugé clérical s'enfuir à tire d'aile, et je les laissais tout autres que je ne les avais trouvés. Il est même souvent arrivé qu'on m'a dit, soit de bouche, soit par écrit : « On m'avait « prévenu contre vous, mais j'ai voulu voir par moi « même, et quand je suis revenu chez moi, j'ai dit : « Après tout, ce n'est pas un diable, c'est un homme ; du moins, il a l'air humain. Qui sait? Il est peut-être honnête aussi dans ses idées théologiques. Il a peut-être raison dans sa religion. Les prêtres se sont bien un peu trompés jadis en quelques occasions et souvent ils ont dit de gros mots à des gens qui valaient pourtant quelque chose, si du moins nous en croyons la Bible. Je suis bien aise de l'avoir entendu. »

    Cette traduction d'un long fragment, choisi parmi les plus intéressants de son autobiographie, nous livre le secret d'une de ces carrières dont on a quelque peine à apprécier les résultats, parce qu'ils ne se mesurent ni au poids ni à l'aune. Ces résultats, en effet, sont invisibles, impalpables, et les gens positifs n'hésitent pas à les évaluer zéro. Pourtant le passé a vu certaines semailles, en apparence perdues, et qui n'ont pas laissé d'influer avec quelque puissance sur les destinées du genre humain. Que les calculateurs le sachent bien ! C'est l'esprit, non la matière, qui mène le monde. Si l'Union américaine sort victorieuse de la crise épouvantable dans laquelle elle est engagée, elle le devra au réveil de l'esprit libéral, vraiment républicain et fermement moral de ces dernières années, et cet esprit de progrès et de liberté, Théodore Parker a été l'un de ceux qui ont le plus contribué à le répandre. Il se pourrait même que, tout bien compté, ce fût lui qui, parmi les vaillants hommes à qui l'Union devra son salut, a le plus fait pour communiquer au peuple cette généreuse ardeur. On ne se représente pas assez parmi nous la puissance communicative qu'un souffle religieux, quand il est authentique et pur, ajoute à des vues régénératrices de la société politique et civile. Et puis, Parker ne s'est pas borné à prêcher conformément à un tel esprit, il en a vécu lui-même.

    En 1852, l'affluence toujours grandissante qu'attiraient ses prédications de Boston détermina ses amis à mettre à sa disposition un local plus vaste encore et mieux approprié que le Mélodéon. Ce fut le Music-Hall, bel édifice que venait de faire construire une société philharmonique et dont l'aménagement intérieur se prêtait beaucoup mieux aux exigences du culte public. Ce nouveau local ne fut pas moins rempli que l'autre chaque dimanche par une foule avide et recueillie.

    Nous transcrivons ici une note de son journal, datée du jour même de sa première prédication à Music-Hall, 21 novembre 1852 :

    II y avait un immense auditoire : je me suis senti plus petit que jamais. C'est ce qu'il y a d'attristant dans la vue d'une telle multitude. D'où aurai-je assez de pain pour nourrir toute cette foule? Je ne suis que le petit garçon avec ses cinq pains d'orge et ses deux petits poissons. Pourtant j'ai confiance dans ma prédication.

    Il paraît que Parker priait avec une onction et un accent d'émotion profonde qui captivait, dès le commencement du service religieux, ceux de ses auditeurs que la curiosité attirait plutôt que le désir d'alimenter leur piété. Puis venait la prédication, forte, saisissante, frappant toujours droit, ne ménageant personne, cherchant toujours à faire du bien à tous, aussi éloignée des mièvreries sentimentales que de la sécheresse de l'intellectualisme pur. Originale comme sa personne, cette prédication eût souvent étonné, quelquefois choqué un Européen peu habitué aux libres allures de la chaire américaine. Elle traitait de préférence ou bien une question à l'ordre du jour dans les discussions publiques, ou bien les sujets les plus délicats de la vie sociale et religieuse. Ordinairement elle débutait par une exposition de principes abstraits ou de faits bien connus. Ce commencement était le plus souvent froid et dépourvu d'ornements. Peu à peu l'émotion sacrée le gagnait, les applications se déroulaient sans beaucoup d'ordre, mais pressées, pressantes, sans réticence d'aucune sorte, sous une forme à la fois positive et poétique dont nous ne connaissons guère d'exemple dans notre littérature européenne. Le même morceau passait souvent, et en très peu de temps, de l'humour qui provoque le sourire aux tons attendrissants de la sensibilité la plus exquise. On pourrait croire que chez Parker le sentiment austère du devoir, l'énergie virile, la passion ardente mise au service des grandes causes, prédominaient au point d'étouffer ce qu'on peut appeler le côté féminin du cœur, la tendresse, la sympathie, l'indulgence. On se tromperait, et pour se faire une idée plus juste de ce talent souple et varié, il suffit de lire un de ses sermons les plus fortement marqués au coin de sa personnalité, le sermon Of old âge (sur la vieillesse), dont nous reproduisons quelques fragments dans la seconde partie de ce volume.

    La chaleur communicative de ses sentiments donnait lieu parfois à des incidents assez curieux. Un jour qu'il prêchait sur le pardon de Dieu et qu'il montrait combien l'amour infini a ménagé de moyens de relèvement à l'âme la plus coupable, un homme, assis dans une galerie, s'écria tout à coup : « Oui, oui, je sais qu'il en est ainsi. » Parker s'arrête; puis, s'adressant à son interlocuteur : « Oui, mon ami, » lui dit-il, « il en est ainsi, et vous ne pouvez jamais aller si loin que Dieu ne puisse toujours vous rappeler. » — Une autre fois un tonnerre d'applaudissements qu'il ne put prévenir, ou plutôt que l'auditoire ne put retenir, vint couvrir ses paroles. Un esclave fugitif, nommé Shadrach, avait été arrêté pendant la semaine. Le samedi il fut délivré de force par la population indignée. Mais on avait grande peur qu'il ne fût ressaisi par la police fédérale. Le dimanche tous les cœurs étaient dans l'anxiété. Parker monta en chaire, tenant une note à la main. « Quand je vins parmi vous, » dit-il, « je m'attendais bien à faire et à supporter de rudes choses, mais je ne me serais jamais douté que j'aurais à protéger un de mes paroissiens contre des chasseurs d'esclaves nr à être prié de lire une note telle que celle-ci : Shadrach, esclave fugitif, en péril de la vie et de la liberté, demande vos prières pour que Dieu l'aide a échapper à la servitude. » Mais, ajouta-t-il, «Shadrach n'a plus besoin de nos prières. Dieu soit loué! nous savons qu'il est en sûreté, déjà loin, sur la grande route de la liberté! » Parker avait lui-même contribué à protéger son évasion et pouvait sans danger communiquer l'heureuse nouvelle. La conscience publique, soulagée d'un poids énorme, ne put retenir l'explosion de sa joie. A plus d'une reprise, des applaudissements se firent entendre dans Music-Hall; mais ce fut la seule fois qu'ils ne furent pas énergiquement réprimés par le prédicateur.

    Jamais homme impopulaire, du moins dans l'opinion du grand nombre, et souffrant de l'être, ne fit moins pour reconquérir par quelques concessions aux opinions ou aux faiblesses courantes le terrain compromis ou perdu par sa franchise. Ses prédications étaient à chaque instant dirigées contre ce qu'il appelait « les péchés de son peuple, » c'est-à-dire contre les défauts et les vices auxquels le peuple américain s'abandonne avec le plus de complaisance et qui, par conséquent, trouvent chez lui des apologistes toujours disposés à les pallier ou des juges indulgents enclins à les ignorer. Il n'épargnait pas davantage les grandes réputations lorsqu'elles prêtaient le flanc aux critiques de la conscience. Tout en rendant justice aux hommes éminents de l'Union, il ne craignait pas de les attaquer, surtout quand il croyait pouvoir leur reprocher d'être infidèles à leurs principes dans des vues intéressées ou ambitieuses. Un genre de discours religieux, tels que ceux qu'il consacra à Quincy Adams, à Zacharie Taylor, à Daniel Webster, est inconnu, et, pour tout dire, serait impossible dans notre Europe. Qu'on se figure un prédicateur de Londres ou de Paris montant en chaire le lendemain de la mort d'un homme d'État, s'emparant de toute sa carrière politique et la critiquant d'un bout à l'autre au nom de la moralité chrétienne, avec autant de sévérité pour les écarts que de soin minutieux pour en faire ressortir les beaux côtés! C'est pourtant ce que Parker a pu faire à Boston, et il suffit de lire son discours sur Adams et celui dont la vie et les vastes talents de Daniel Webster lui ont fourni le sujet pour reconnaître qu'il est impossible de pousser plus loin la hardiesse et l'impartialité des jugements.

    Ainsi mal en prit à un maire de Boston d'avoir donné l'exemple de l'intempérance, à Zacharie Taylor d'avoir acheté quatre-vingts esclaves dans les années qui précédèrent la guerre du Mexique et son arrivée à la présidence, à Daniel Webster de s'être laissé servir une pension par les riches négociants du Nord qui désiraient que ce puissant défenseur du libéralisme politique endormît sous les fleurs de sa rhétorique la réaction grandissante contre l'esclavage. Il y eut dans Boston une voix incorruptible et sans peur qui stigmatisa ces honteux écarts. Parker ne craignit pas non plus de dénoncer la guerre du Mexique comme une guerre injuste, déloyale, lâche, comme un crime national, commis uniquement dans l'intérêt du parti esclavagiste, et il en appela à la conscience publique des arrêts d'un patriotisme trop fier des victoires remportées et des territoires conquis. Il courut même de graves dangers en heurtant ainsi les passions de la multitude. Dans un meeting de Boston où il devait prendre la parole contre la guerre, des volontaires revenus du camp pénétrèrent en armes dans la salle. Parker n'en décrivait pas moins avec des paroles brillantes d'indignation le mal qu'avait fait la guerre et la honte qui en rejaillissait sur le drapeau fédéral, lorsque des vociférations se firent entendre. C'étaient les volontaires qui exprimaient leur mécontentement. A la porte ! criaient-ils. Parker se tourna vers eux et les fit taire en leur disant simplement : « A la porte? Et à quoi bon? » Et il continua son discours; mais comme il était loin de modérer son langage, les murmures et les grognements recommencèrent de plus belle. Ils furent même accompagnés de cris d'un caractère plus sinistre : « Kill him ! kill him! (à mort! à mort!) » Et un bruit de fusils qu'on arme retentit dans la salle. Parker refusa de céder : « A la porte ? » leur cria-t-il d'une voix retentissante. « Je vous dis que vous ne m'y mettrez pas... Et vous voulez me tuer? Eh bien ! je vous déclare que je m'en retournerai chez moi seul et sans armes, et que pas un de vous ne touchera un cheveu de ma tête. » Ce qu'il avait promis, il le fit, et ce qu'il avait prédit, arriva.

    Du reste ce n'était jamais qu'au nom de la moralité compromise qu'il se mêlait directement des affaires politiques. Sa préoccupation constante, la réforme morale du peuple comme base de son perfectionnement religieux et social, le poussait à combattre non moins vivement les autres causes de corruption et de misère. Il n'aimait pas beaucoup les sociétés de tempérance avec leurs serments d'abstinence absolue. Cependant, pour se mettre à l'abri de tout soupçon, il consentit à s'affilier à l'une de ces sociétés. Il croyait qu'il fallait détourner le peuple de l'abus et lui apprendre l'usage rationnel des boissons fermentées, sans quoi la tache serait toujours à reprendre. Il insistait sur les mesures de police et de bonne administration qui pouvaient diminuer les excès de l'ivrognerie, et il réussit, directement ou indirectement, à en obtenir d'excellentes. Une grande part de son activité fut aussi consacrée à pousser les particuliers et les villes à des sacrifices considérables pour répandre les lumières de l'instruction dans les classes inférieures, et il est certainement un de ceux qui ont le plus contribué à réaliser le magnifique déploiement d'écoles de tout genre dont peut se glorifiera juste titre le nord de l'Union. Il s'intéressait également beaucoup à ces pauvres Irlandais qui encombraient les rues de Boston et qu'il croyait : victimes de leurs institutions et de leurs superstitions bien plus encore que de leur incurie native. I1 fit beaucoup pour eux et prit souvent leur défense contre les préjugés intolérants d'un américanisme étroit et aussi contre le déplaisir avec lequel la population voyait s'accroître, grâce aux gentlemen of Corrrk, comme on les appelait eu imitant leur accent guttural, le nombre des âmes recevant le mot d'ordre de Rome et l'exécutant aveuglément sans se soucier en rien des intérêts de leur nouvelle patrie. Vers la fin de sa vie, pourtant, l'intérêt qu'il ressentait pour eux diminua, surtout quand il vit que sur la question de l'esclavage ce misérable Paddy, enchanté sans doute de penser qu'il y avait sur terre des êtres humains d'une condition encore inférieure à la sienne, prenait toujours parti pour le Sud, pour sa politique esclavagiste, et applaudissait à toutes les mesures aggravant la plaie hideuse qui défigurait la grande république. L'éducation des jeunes filles était encore une de ses préoccupations, et il fit une guerre acharnée aux préjugés qui interdisaient aux femmes l'étude des sciences. C'est de mères éclairées qu'il attendait une génération supérieure à la moyenne de son temps. Il se pourrait même qu'entraîné par son zèle pour cette cause excellente, il eût quelquefois dépassé le but fixé par la nature et l'organisation sociale. S'il eut raison de poursuivre la réforme de nombreux abus dans l'instruction donnée aux femmes en Amérique et dans la législation qui fixait leur position civile, on peut douter qu'il fût dans le vrai quand il réclamait leur participation aux fonctions sociales réputées jusqu'à présent l'apanage de l'autre sexe. Élevons, instruisons, protégeons la femme, mais, de grâce, n'en faisons pas un homme : elle n'y gagnerait pas plus que l'homme dont on ferait une femme. Parker comprenait mieux assurément sa mission quand il dirigeait sa verve, tantôt indignée, tantôt caustique, contre la presse vénale, la chaire complaisante ou paresseuse, les sénateurs et les députés infidèles à leur conscience, les capitalistes « adorant le dieu Dollar et le servant lui seul. » C'est par là que sa chaire était devenue l'une des puissances du pays. L'impopularité malveillante des premiers jours se changeait insensiblement en une sorte de crainte respectueuse vis-à-vis de cet homme de fer qu'aucune menace ne pouvait ébranler, qu'aucune perspective intéressée ne pouvait séduire, et qui ne se demandait jamais, avant de parler, si ce qu'il allait dire plairait à ses auditeurs. On lui reprochait quelquefois d'être un pasteur sans église régulière : il aurait pu répondre que son église était l'Amérique entière, et qu'il en était le prédicateur « détesté, mais écouté. » C'est, comme l'a dit un savant théologien, auteur lui-même de sermons fort remarquables, M. Colani, c'est la marque vraie de la bonne prédication.

    Mais c'est surtout dans sa lutte contre les partisans de l'esclavage que Parker se montre admirable. C'est là qu'il nous faut le suivre désormais.


    Table des Matières.

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     Suite : La question de l'esclavage.
       

      DidierLe Roux

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  • THÉODORE PARKER SA VIE ET SES ŒUVRES ; Chapitre 5 : LE PASTEUR DE LA 28ème CONGREGATION DE BOSTON
     

    THÉODORE PARKER

     

    SA VIE ET SES ŒUVRES

     

    Un Chapitre De I'histoire De L'abolition
    De L'esclavage Aux États-Unis

    Albert Réville 

     

     

    CHAPITRE V.

    LE PASTEUR DE LA 28ème CONGRÉGATION DE BOSTON.

    Renouvellement de la lutte. — Le Mélodéon. — Appel définitif à Boston. — Une bonne dame. — Les lectures. — La journée d'un pasteur. — Joies et tristesses. — Les enfants. — Les convertis.

    C'est dans l'automne de 1844 qu'à la grande joie de ses paroissiens, Théodore Parker revint dans sa modeste cure de West-Roxbury. Mais il était à prévoir qu'il n'y resterait pas longtemps. A peine était-il de retour que la guerre contre ses idées et sa personne recommença. Des discours sur les Signes du Temps, un sermon sur ce texte, dont on devine l'application : Aucun des chefs ou des Pharisiens a-t-il cru en lui? * (I jean 7:48) des charges énergiques contre le pharisaïsme ecclésiastique, ne contribuèrent pas à la faire cesser. Plus que jamais il fut mis à l'index de la société unitaire, à plus forte raison de la majorité orthodoxe. Ses partisans de Boston crurent donc le moment venu de lui offrir le moyen de prêcher chaque dimanche dans cette ville, et, à partir du 16 février 1845, il tint des prédications hebdomadaires dans une vaste salle appelée Mélodéon, et dont l'usage, pendant la semaine, n'avait rien de très édifiant. On y donnait des concerts, des représentations théâtrales. Quelquefois le prédicateur, en montant le dimanche matin dans sa chaire, apercevait les frivoles instruments des plaisirs de la veille, qu'on avait à peine eu le temps de ranger dans un coin de l'édifice. Mais la nécessité faisait loi, aucun autre local n'était alors disponible, et d'ailleurs les Américains là-dessus n'ont pas notre susceptibilité. Le prédicateur et l'auditoire ne tardaient pas à oublier complètement tout le reste pour se concentrer sur de hautes et solennelles pensées. Si l'habit n'a jamais fait le moine, le temple fait encore bien moins le prédicateur. Bientôt, en dépit des anathèmes, la salle devint trop petite pour contenir un auditoire qui allait toujours en grossissant. Avec l'éminent prédicateur, M. Henry Ward Beecher, frère de l'auteur de l'Oncle Tom, Théodore Parker a été jusqu'à sa mort l'orateur le plus écouté de l'Amérique.

    Extraits de son journal :

    16 février 1845. — J'ai prêché aujourd'hui pour la première fois au Mélodéon. Le temps était très défavorable, pluvieux, de la neige épaisse dans les rues qu'on ne pouvait traverser qu'avec difficulté. Cependant il y avait un nombreux auditoire, en majorité composé d'hommes, tout différent de mes auditoires ordinaires. J'ai senti la grandeur de la circonstance ; je l'ai même trop sentie. Je n'étais pas à mon aise pendant le service. Je me voyais comme un homme entouré de quelques amis, de quelques ennemis et de beaucoup d'étrangers. Ce jour a été un jour de combat. Une longue, longue campagne s'ouvre devant moi. M'en montrerai-je digne? Combien puis-je faire? Combien supporter? Je ne sais. Je regarde seulement à l'âme de mon âme, sans confiance exagérée en moi-même, mais avec une foi de diamant en Dieu.

    Les félicitations de quelques amis m'ont fait beaucoup de bien. J'aime à sentir la main d'un ami. Mmc *** est venue me trouver dans la petite chambre, et m'a pris la main. Je suis un enfant en certaines choses. J'espère que je le serai toujours.

    3 mars. — Je n'ai qu'une ressource, c'est de vaincre le mal par le bien, beaucoup de mal avec plus de bien, du vieux mal avec de nouveau bien. Quelquefois, quand je reçois une insulte toute fraîche, elle me fait bouillir le sang pour un moment ; puis cela passe, et je cherche, s'il est possible, à faire en secret quelque bien à la personne qui m'a offensé. C'est étrange comme cela enlève la douleur d'une blessure. Être fidèle à Dieu et au talent unique * (Allusion à la parabole des talents), que la mort seule doit enfouir, cela dépend de moi. Qu'on sache que je le suis, cela dépend des autres, et s'ils ne le savent pas, eh bien! c'est leur affaire, non la mienne. Quelquefois, je voudrais que la mort vînt m'endormir au bruissement de ses ailes. Mais bientôt la foi coupe court à ce murmure, et je me borne à dire : Ta volonté soit faite !

    Cependant le succès croissant de ses prédications à Boston détermina ses amis à faire un pas de plus, et profitant de l'entière liberté religieuse qui règne en Amérique, ils s'organisèrent en communauté distincte et invitèrent Parker à se mettre, comme pasteur, à leur tête. Parker devait pour cela rompre les liens officiels qui le rattachaient encore à l'unitarisme constitué de la Nouvelle Angleterre. Quant aux liens officieux, il ne furent jamais détruits totalement, et quelles que soient les sorties échappées parfois à sa verve, il ne fut jamais autre chose, au fond, qu'un ministre unitaire plus avancé que les autres. Il lui en coûta toutefois de se séparer de sa chère petite paroisse de WestRoxbury. Il exprima ses regrets à ses paroissiens dans un touchant langage, les remerciant de leur confiance, de leurs sympathies, qui ne s'étaient pas un moment démenties. « Mon désir, leur dit-il, eût été de rester toujours avec vous. Mais le devoir m'appelle ailleurs. » II alléguait, pour justifier son départ, l'excommunication tacite dont il était l'objet de la part de presque tous ses collègues, laquelle équivalait pour lui à l'exclusion de toutes les chaires importantes, et la nécessité où il se trouvait de répandre la vérité autant que possible dans les grands centres d'où elle pouvait rayonner au loin.

    La société religieuse formée par les paroissiens de Parker ne voulut pas se donner un nom de secte. En réalité, ce n'était pas une Église à part que Parker et ses amis voulaient fonder. Ils ne prétendaient nullement renverser les anciennes en se substituant à elles par la voie du prosélytisme. Leur ambition était de reprendre en sous-œuvre le rôle utile et fécond que l'unitarisme, pour le moment, n'avait pas le courage de remplir, c'est-à-dire de fomenter un levain réformateur dont l'action régénératrice se ferait sentir tôt ou tard dans les cadres des autres communautés. C'est pour mieux encore marquer ce rôle, qui ne surprendra aucune personne bien renseignée sur les idées régnantes parmi les protestants en matière d'Église, que la paroisse de Parker s'organisa sous le simple nom de «Vingt-huitième Congrégation de Boston.» Son sermon d'entrée en fonction roula sur la vraie idée d'une Église chrétienne * (Voir la traduction de quelques fragment de ce sermon vers la fin du volume.), c'est-à-dire sur le but que doit se proposer une Église, fidèle au caractère chrétien et au principe essentiel du christianisme, pour remplir sa mission au sein d'une société qui a ses grandeurs, ses besoins, ses misères propres, et qui ne trouve la plupart du temps dans les églises traditionnelles que des institutions et des maximes faites pour le moyen âge, tout au plus pour les deux derniers siècles, rien qui réponde réellement et puissamment aux aspirations du nôtre. Une foule compacte accueillit avec sympathie ce mâle et franc discours. Depuis lors, la salle du Mélodéon fut trop petite, chaque dimanche, pour contenir tous ceux qui eussent voulu s'abreuver à cette source vive que le Saint-Esprit venait de faire jaillir sur le sol souvent aride de l'unitarisme américain.

    Depuis lors aussi, le désir de l'entendre devint plus grand dans les villes voisines. Il put monter dans plus d'une chaire dont le titulaire sympathisait avec ses vues générales. Parfois même il put prêcher son christianisme tout à la fois si positif et si avancé sous le voile de l'incognito. C'est à l'une de ces occasions qu'une bonne dame, transportée d'aise à l'ouïe de son beau sermon, s'écriait toute ravie : « Oh! si cet incrédule de Théodore Parker avait pu entendre cela ! »

    Cependant on ne pouvait espérer que la défiance dont il était l'objet, au sein des cercles et des corps ecclésiastiques, fît place d'une manière notable à des procédés plus fraternels. Les ministres et les consistoires qui le repoussaient ne faisaient, il faut le dire, que se conformer à l'opinion de la grande majorité du moment. Dans cet état de choses, et malgré la notoriété que valaient à ses idées ses prédications de Boston, sténographiées séance tenante, propagées par la presse jusqu'aux confins les plus reculés du territoire, jusque chez les pionniers des solitudes occidentales * (On a calculé que quelques-uns de ses sermons avaient atteint un tirage de plusieurs centaines de milliers d'exemplaires.), Parker ne se sentait pas encore en possession d'un levier assez puissant pour soulever le lourd fardeau d'ignorance et d'étroitesse religieuse qui pesait sur la société américaine. C'est alors qu'il réalisa en grand un plan qu'il avait conçu depuis quelque temps, et qui même avait déjà reçu un commencement d'exécution. Ce plan était de profiter des puissants moyens de communication que le nord des États-Unis avait déjà multipliés à la surface de son immense territoire, pour faire de nombreuses lectures ou conférences dans les différentes villes de l'Union. Dès le premier hiver il en fit quarante, en autant de lieux différents. Ce chiffre s'éleva jusqu'à quatre vingt et même jusqu'à cent lectures par an. On calcule qu'il pouvait se faire entendre annuellement par ce moyen à plus de cent mille personnes. Il était rare que les sujets de ses conférences roulassent directement sur les questions religieuses. Il n'eût trouvé presque nulle part de local ni d'auditoire, s'il avait annoncé de pareils sujets. Mais il faut admirer la naïveté de ceux qui croyaient pouvoir impunément écouter l'orateur de Boston sur les beaux-arts, la politique, la littérature, l'économie sociale, sans être infectés des venins d'hérésie que recelaient nécessairement les prémisses et les conséquences. Du reste, il fallait toute l'énergie, tout le savoir et toute l'imagination de Parker pour tenir tête à un pareil travail; car ces excursions, qui l'entraînaient souvent à plus de cent lieues de Boston, ne faisaient aucun tort à ces occupations pastorales. Il soignait beaucoup la composition de ses discours hebdomadaires. Il avait chez lui des réunions à heures fixes, où il recevait ses amis, ceux qui désiraient le devenir, des proscrits de tous les pays qu'il aidait de ses conseils et de sa bourse, des esclaves échappés des États du sud, etc. Sa conversation était, paraît-il, d'une vivacité entraînante, pleine d'humour et d'originalité, bien que roulant toujours sur les sujets les plus sérieux. Puis c'étaient des familles en deuil, des pauvres, des malades, des prisonniers qui réclamaient son ministère. Le tiers de son revenu annuel s'en allait en charités de divers genres. II était aidé par quelques dames dévouées * (L'une d'elles, M"' Stevenson, est devenue la miss Nightingale de l'armée unioniste. Le gouvernement fédéral lui a confié la direction d'un immense hôpital militaire.) qui, sous sa direction, faisaient rayonner la bienfaisance dans les plus misérables quartiers. Sa seule dépense considérable consistait en livres, car il lisait toujours beaucoup, et il se montait une superbe bibliothèque : on est littéralement effrayé en voyant sur son journal le chiffre de ses lectures annuelles. Il trouva encore le moyen de fonder, avec quelques amis, la Revue trimestrielle du Massachussets *( Massachusset's Quaterly Keview), et de la rédiger presque seul pendant trois ans. Il dut y renoncer, faute d'un nombre suffisant de collaborateurs, et parce que des préoccupations croissantes, d'un genre tout spécial, vinrent absorber de plus en plus sa pensée. « Le temps, disait-il parfois, s'étend, quand on veut, comme de la gomme élaslique.» Nous transcrirons ici, d'après son journal, l'emploi d'une de ses journées.

    J'ai été à la poste, cousu les feuillets de mon sermon de Pâques, commencé à écrire sur la matière, quand 1 entre Mme K*** qui avait à me parler de ses affaires matrimoniales; elle est restée jusqu'à près de onze heures; alors est survenu 2. M. Mackay, et comme nous causions de choses et d'autres, on annonça que 3. le docteur Papin était en bas. Je vais le trouver et rencontre li. R. W. Emerson qui montait. Je le laisse dans mon cabinet et vois le docteur qui venait chercher des secours pour une pauvre femme; je remonte, nous parlons du nouveau journal. Les numéros 3, 4 et 2 s'en vont l'un après l'autre, et je descends l'escalier, quand tout à coup apparaît 5. George Ripley : nous voici causant de l'état de la civilisation, des perspectives de l'humanité, etc. Vient le dîner, une heure. J'ai été voir M. N***, qui n'était pas chez lui. Visité d'autres personnes dans l'après-midi. A sept et demi, de nouveau à mon sermon. Une minute après, arrive 6. M. F. G. qui avait besoin d'emprunter douze dollars que je lui prêtai bien volontiers. De nouveau à écrire. A huit heures et un quart, survient 7. M. M***. Pour le coup, plus de chance de travailler ; je quitte mon cabinet et descends au salon. Un peu avant neuf heures, on sonne, et alors 8. apparaît M. S***, désirant tuer un homme qui avait eu des torts envers un de ses amis et venant me montrer son cartel. J'ai brillé le cartel après un long entretien, mais je n'ai pas complètement réussi à apaiser ses sentiments vindicatifs. A dix heures, il s'est retiré ; à onze heures moins un quart, j'en ai fait autant, pour me reposer, non pour beaucoup dormir.

    Il était en effet assez souvent poursuivi par l'insomnie. Au milieu de cette vie si occupée, embellie par l'affection d'une femme dévouée et d'amis d'élite, — parmi lesquels nous pouvons citer MM. R. W. Emerson, le célèbre écrivain; Sumner, le légiste distingué, et en ce moment le plus grand orateur du congrès américain; Desor, le savant professeur de Neuchâtel, alors fixé pour quelque temps en Amérique, et beaucoup d'autres notabilités de la presse , du barreau , de la chaire et du commerce, — Théodore Parker avait pourtant ses chagrins. Il souffrait plus qu'il ne le voulait dire de son impopularité comme théologien, des rancunes, des colères, de la malveillance dont il rencontrait à chaque instant les pénibles marques. Il se prenait parfois à douter, non pas de la vérité qu'il annonçait, mais de sa capacité de la faire triompher, et cette pensée, chez les hommes à la fois humbles et courageux, est amère. Souvent aussi il avait le chagrin de s'apercevoir que plusieurs de ceux qui avaient recours à son ministère, ne se rattachaient à lui que dans l'idée de joindre les avantages d'une affiliation à une communauté religieuse établie à ceux d'une réduction des charges et de la vie religieuses à leur plus minime expression. C'est une triste expérience que font souvent les hommes du progrès religieux, et à laquelle ils doivent se résigner. Voici quelques extraits de son journal :

    Noël 1847. —J'ai reçu aujourd'hui la traduction allemande de mes discours par l'archidiacre Wolff, de Kiel. La vue de ce livre m'a procuré des battements de cœur comme j'en ai eu bien rarement pour une cause en apparence aussi futile. J'ai lu la préface où le traducteur parle de moi avec tant de bonté, et j'ai pleuré. Est-il possible que je sois par la suite une puissance dans le monde, capable de remuer les hommes, que mon nom devienne un nom d'influence, un nom capable d'enflammer les cœurs pour la bonté et la piété ! Je me soucie peu de la renommée. Mais être parvenu à faire avancer un peu le genre humain, cette pensée me ravirait.

    Oui, en lisant cela, en me rappelant aussi comme j'ai été traité par ici, je dois l'avouer, j'ai pleuré. Et puis j'ai senti que ces larmes me faisaient du bien. Dieu me donne de faire plus et d'être meilleur à mesure que les années viendront !

    Février 1848. — Mardi dernier, j'ai présidé aux funérailles d'un enfant de cinq à six ans. Les parents ne croyaient pas à la survivance consciente et continue de l'âme. C'était affreusement triste. Les amis de la famille, avec qui je m'entretins, étaient superficiels et affectés. J'ai rarement assisté à de plus lugubres funérailles. Ils ne voulaient pas de formulaire de prière, mais, pour la décence, ils voulaient un ministre et un discours. Je suppose qu'ils m'avaient envoyé chercher comme un minimum de ministre. J'ai tâché de leur donner le maximum d'humanité, pendant que leurs cœurs étaient froissés et leurs âmes remuées par la douleur. Le père me semblait un brave homme, de bon caractère, mais victime d'une mauvaise méthode philosophique. Je ne comprends pas comment on peut vivre sans un sentiment continu de l'immortalité. Je suis sûr que je serais misérable sans la certitude que j'en ai.

    Un autre de ses chagrins, plus intime, c'était de n'avoir pas d'enfants. Les livres, les fleurs, les enfants, formaient ses trois grandes passions. Nous savons ce qu'il faisait des livres. Quant aux fleurs, elles l'inspiraient. C'est au point qu'il prêchait plus éloquemment quand il en avait sur sa chaire, et que des mains amies prirent soin de la fleurir chaque dimanche. Ceci est peut-être d'un goût contestable, du moins pour nous Européens. Mais les enfants surtout étaient pour lui l'objet d'un véritable culte. Souvent on le surprit dans son cabinet, ayant interrompu ses graves occupations pour se prêter aux caprices de marmots du voisinage qui avaient toujours leurs entrées libres dans sa maison. « Un homme qui n'a pas d'enfants, écrivait-il en 1846 à une dame de ses amies, est privé non-seulement d'une grande consolation et d'une grande joie, mais aussi d'un élément très important de son éducation. J'ai toujours noté ce fait chez d'autres, je le sens dans ma propre destinée. »

    Voici deux lettres en réponse à des communications que des paroissiens lui avaient faites de la récente naissance de leurs enfants :

    Je vous remercie d'avoir pensé si amicalement à moi dans ce transport de joie qui vient inonder votre foyer et vos cœurs — non, votre cœur, car il n'y en a qu'un pour le mari et la femme, surtout en pareil moment. J'ai, par sympathie, des fils et des filles dans le bonheur de mes amis. J'attendais la nouvelle de cet événement dans votre famille. Dieu bénisse le petit immortel, le petit Messie, qui vient animer et bénir le monde de votre intérieur!

    C'est ma destinée de n'avoir pas de petits mignons que je puisse dire à moi. Cependant je ne suis pas moins heureux des bénédictions célestes qui favorisent mes amis. Ce qui m'a le plus manqué, quand je suis venu de Roxbury à Boston, c'est la société des bambins du voisinage que je voyais plusieurs fois par jour, que je caressais, et portais, et faisais trotter, et dorlotais de toute manière, comme s'ils eussent été à moi.

    Bien. Dieu bénisse la vie qui est donnée, et la vie qui est épargnée, et la vie qui est si heureuse des deux autres ! Je remercie la jeune mère de s'être rappelé un vieil ami dans une pareille heure.

    En revanche, une de ses plus grandes joies, de ses meilleures consolations, était d'apprendre que des âmes rongées par le doute, tourmentées d'irréligion, avaient retrouvé la paix et l'espérance à l'ouïe de ses prédications ou à la lecture de ses livres. Cette joie lui fut souvent accordée. Nous transcrirons, à titre de spécimen de sa correspondance avec ses convertis, les deux lettres suivantes: la première adressée en 1848 à un médecin d'Utica (New York), la seconde à une femme de haute distinction comme penseur et comme écrivain, et qui, d'Angleterre où elle avait lu plusieurs de ses ouvrages, lui avait envoyé les premières expressions d'une affection reconnaissante que la mort est loin d'avoir éteinte.

    2 octobre 1848. — Je vous remercie des aimables choses que vous dites de mes écrits. J'espère sincèrement qu'ils pourront contribuer un peu à diriger l'attention des hommes sur les grandes réalités de la religion et les encourager à faire de notre terre le paradis que Dieu veut. Je vois bien des signes qui font espérer. Ici, à Boston et dans le voisinage, il s'opère un grand changement en mieux depuis une demi-douzaine d'années. On n'insiste plus autant qu'auparavant sur ce qui passe pour miraculeux dans le christianisme. Plus j'étudie la nature de l'homme et l'histoire de ses progrès, plus je suis rempli d'admiration pour le génie de Jésus de Nazareth, d'amour ardent pour son magnifique caractère et sa noble vie. Il est le représentant le plus parfait du genre humain jusqu'à présent, et le christianisme en est la plus grande idée. Que l'on calcule les résultats du christianisme, et l'on verra qu'il est le plus grand fait de l'histoire.

    Mais je ne vois dans tout ce qui a été fait jusqu'à présent que le printemps de la religion, les quelques jours chauds de mars, qui fondent la neige sur les pentes les mieux exposées des collines et ne font encore que promettre les violettes et les rosés. L'été réel et l'automne du christianisme sont, je le pense, bien loin encore. Mais ils viendront, et tout homme de bien, toute bonne action, toute bonne pensée, tout bon sentiment, hâtent leur venue.

    A mademoiselle Cobbe, en Angleterre. 5 mai 1848. — Ma chère amie, votre lettre du 4 avril m'a fait éprouver de vrais délices. Je suis extrêmement heureux d'avoir réussi à dissiper les difficultés qui embarrassaient votre chemin sur le terrain de la religion, et votre aimable lettre m'a réchauffé le cœur encore une fois en me faisant penser que j'avais de nouveau porté secours à l'une de mes semblables que peut-être je ne verrai jamais * (Les relations d'amitié qui s'établirent ainsi par correspondance s'entretinrent par la même voie. Douze ans seulement après la lettre que nous reproduisons, mademoiselle Cobbe put rencontrer enfin son ami et son maître ; mais ce fut, hélas! pour assister à ses derniers moments). Votre histoire ajoute un intérêt de plus à tout cela. Je sais combien vous avez dû souffrir sous le joug de cette théologie orthodoxe qu'on vous avait appris à accepter sous le nom de religion, et que vous ne pouviez ni admettre ni encore moins trouver propre à vous satisfaire. Nous avons la même orthodoxie en Amérique, seulement, pensons-nous, un peu plus — comme chaque chose est un peu plus — intense de ce côté de l'eau...

    Vous me demandez si Jésus croyait aux peines éternelles, etc., ou pourquoi, n'y croyant pas, je me dis chrétien si Jésus y croyait. Je ne pense pas qu'il y crût. Je ne vois pas comment il y pouvait croire. Je doute que Paul lui-même y ait cru. Hé quoi ! Jésus n'enseigne-t-il pas que Dieu aime tous les hommes, les pécheurs aussi bien que les saints? Je sais qu'il y a plusieurs passages, quelques paraboles, qui enseignent clairement cette odieuse doctrine. Pourtant je ne crois pas que Jésus l'ait enseignée. Il était facile à des Juifs de se méprendre sur ses paroles et de rapporter pareille chose de lui longtemps après sa mort. Je ne saurais attribuer une très grande autorité historique aux évangiles, ils indiquent plutôt les faits qu'ils ne les décrivent. —Je me dis chrétien parce que je crois que Jésus a enseigné la religion absolue, bonté et piété, libre bonté, libre piété, libre pensée. Il fut, à certains égards, atteint des erreurs de son pays et de son temps. Mais il a rendu aux hommes un tel service en leur donnant la vraie méthode de religion, que j'aime à me dire chrétien par reconnaissance. Mais je ne penserais pas mal d'un autre qui n'aimerait pas ce nom ; je doute même que Jésus eût recommandé de l'adopter.

    Citons encore cette lettre qu'il reçut d'un jeune homme qui lui écrivait du far west :

    Je voudrais pouvoir vous exprimer sur ce papier mes sentiments, la joie, la paix, la satisfaction que je goûte en contemplant les pensées du bon Dieu dans ses œuvres. Il n'y a pas longtemps encore que la pensée de Dieu était la plus terrible qui pût me traverser l'esprit. Quelle agonie désespérée j'ai endurée, quand, durant des nuits mortelles, je pensais à l'enfer éternel vers lequel, selon toute probabilité, je m'avançais à grands pas! Et pourtant le sombre et hideux enfer de la théologie chrétienne était préférable à son idée de Dieu. Mais, Dieu merci, ce temps est derrière moi, bien qu'il soit dur d'entendre chuchoter le mot d'incrédule à ses oreilles et de voir se détourner des amis que je considérais naguère comme mes amis de cœur. Pourtant je supporte volontiers cela. Oh! j'en supporterais dix fois plus pour ne pas revenir à ma première croyance.

    J'ai de nouvelles pensées, de nouvelles perspectives, de nouvelles aspirations; toutes choses sont nouvelles, nouveaux cieux, nouvelle terre, et pas d'avenir sombre par delà. Je vois, en avant, une splendeur glorieuse, immense, et je marche en avant avec une paix, un calme qui m'étonne moi-même. Je n'ai plus peur, car je ne saurais avoir peur de Celui qui est bon.

    Bien d'autres témoignages du même genre seraient encore à notre disposition, s'il était besoin de s'étendre davantage. Tous ceux qui, de près ou de loin, se sont trouvés dans une position analogue à celle de Théodore Parker, comprendront que de pareilles communications fussent pour lui autant de ravissements. Ils comprendront, par conséquent, cette parole qu'on lit dans une lettre à l'un de ses amis : « Un poète n'a pas plus de joie à chanter que moi à prêcher. "

     

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      DidierLe Roux

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