• THÉODORE PARKER SA VIE ET SES ŒUVRES ; Chapitre 10 : Cet homme fut un prophète

    THÉODORE PARKER SA VIE ET SES ŒUVRES ; Chapitre 10 : Cet homme fut un prophète
     

    THÉODORE PARKER

     

    SA VIE ET SES ŒUVRES

     

    Un Chapitre De I'histoire De L'abolition
    De L'esclavage Aux États-Unis

    Albert Réville 

     

     

     

    CHAPITRE X.

     

     

    CET HOMME FUT UN PROPHÈTE.

    Un commentaire de son oeuvre. — Les questions servant de pierre de touche. — L'esclavage et la bibliolâtrie. — La religion de l'avenir. — Critiques. — Sympathies. — Channing et Schleiermacher. — Ce que c'est qu'un prophète. — Comment la vérité religieuse avance. — Le vaisseau-rocher.

     

     

    Parvenus à cette fin de toutes les biographies, nous devons nous demander ce qui reste de la brillante existence que nous venons de retracer et jusqu'à quel point le délire de Parker était prophétique, lorsque, sur son lit de mort, il se voyait dédoublé et continuant, son œuvre en Amérique, tandis que son corps se dissolvait sur la terre italienne.

    Parker n'a fondé ni une église ni même une école. Son ministère, sa parole, ses écrits, sa vie entière a été plutôt une démonstration d'esprit et de puissance que l'édification de quelque chose de visible et de constitué; par conséquent, il est difficile d'indiquer les résultats positifs de son activité, bien que l'énergie latente des principes qu'il a proclamés et des impressions qu'il a laissées soient incontestables. C'est l'avenir qui verra croître les germes qu'il a déposés dans le vaste champ labouré par son dévouement. Disons aussi que notre siècle ne se prête plus guère à ces actions individuelles que l'on peut distinguer nettement de tout ce qui n'est pas elles, et suivre à la trace dans les divers domaines de l'activité humaine. Tous, quelque soit le terrain sur lequel nous tâchions de bâtir, qu'il s'agisse de science, d'art, de politique, de religion, que notre rang soit élevé ou obscur dans la hiérarchie de l'esprit, nous avons des coopérateurs, pas de roi, et, par conséquent, il devient toujours moins facile de démêler dans la trame des destinées sociales les fils personnels dont l'entrelacement la compose. Enfin les terribles commotions qui ont bouleversé les États Unis pendant ces cinq dernières années, doivent prendre fin pour que le peuple américain rentre dans les conditions d'un développement normal. Du reste, il n'est pas douteux que ce temps d'arrêt ne soit une de ces incubations fécondes qui accélèrent ensuite la croissance des germes semés antérieurement.

             D'autre part, quel commentaire grandiose ces cinq années n'ont-elles pas fourni à l'enseignement religieux et social du prédicateur de Boston! Ses cendres étaient à peine refroidies que l'Union arrivait au bord de cette mer Rouge qu'il avait tant de fois prédite. Elle y arrivait sans en soupçonner encore la profondeur et imbue d'illusions et de préjugés qui devaient rendre le passage plus pénible et plus douloureux que les plus clairvoyants eux-mêmes n'avaient pu le prévoir. Notons que, jusqu'à un certain point, les deux fractions des États Unis qui devaient s'étreindre dans cette gigantesque lutte jugeaient bien leur situation respective. Le Nord avait raison de penser qu'il avait infiniment plus de ressources à prodiguer que le Sud, En revanche, le Sud n'avait pas tort quand il fondait ses espérances de succès sur un emploi plus habile et plus foudroyant des forces dont il pouvait disposer. Tout devait dépendre de l'esprit qui prédominerait dans le Nord. On a beau avoir d'immenses ressources, on se fatigue vite de les gaspiller en pure perle; et si le patriotisme, l'élément moral, avait fait défaut au Nord, très certainement les habiles meneurs qui dirigeaient la sécession eussent réussi dans leur sinistre entreprise. Nous aurions aujourd'hui une grande république chrétienne fondée sur l'esclavage! Le triomphe du Nord a donc été finalement un l'ait de l'ordre moral, dû à des causes morales dont ses adversaires n'avaient pas su calculer la puissance. Si maintenant nous nous reportons aux temps qui ont précédé cet effroyable duel, nous pouvons dire, sans la moindre exagération, que Parker brille au premier rang de ceux qui ont le plus énergiquement crié au Nord : Garde à vous! et le plus contribué à réveiller l'esprit public de l'assoupissement où la prospérité matérielle l'avait fait tomber. La ville de Boston a toujours été la première en fait de résolution et de sacrifices pour défendre la cause fédérale et, avec elle, la cause de l'humanité. Ce sont les volontaires du Massachusetts qui accoururent les premiers, à l'heure du plus grand danger, pour faire un rempart de leurs corps à la capitale fédérale gravement menacée par l'armée insurgée. L'argent de la Nouvelle-Angleterre n'a cessé d'affluer, aux heures mêmes les plus désespérées, pour soutenir le bon droit. Si cet admirable Lincoln, dont on n'a pas suffisamment apprécié la grandeur républicaine tant qu'il a vécu, n'a jamais perdu courage, c'est qu'il se sentait appuyé par l'élite laborieuse et morale de l'Union, par un peuple d'honnêtes gens déterminés comme lui a ne pas reculer d'un pouce et prêts à tout, excepté à céder. Enfin le jour vint qui permit au président des États Unis de proclamer l'abolition de l'esclavage aux applaudissements de cette même foule que des sophistes intéressés avaient si longtemps aveuglée sur ses intérêts les plus clairs. Les cendres de Parker ont dû tressaillir d'aise sous la terre lointaine quand la retentissante nouvelle parvint de l'autre côté de l'Atlantique. Nous ne voulons pas surfaire notre héros en laissant croire aux lecteurs mal instruits des affaires américaines que le pasteur de Boston a été l'auteur principal de cette révolution patriotique. Mais il ne faut pas diminuer non plus la part glorieuse qui lui revient, et il suffit de le connaître pour comprendre l'influence qu'un tel homme a exercée sur tous ces citoyens éminents de l'Union, les Wendell Philipps, les Chase, les Seward, les Sumner, les Haie, les Banks, les Horace Mann, etc., ses amis, ses admirateurs, ses compagnons d'armes, avec qui nous le voyons converser et correspondre sans cesse, les encourageant, les consolant, les approuvant, les blâmant quelquefois avec franchise, toujours sympathique à leurs nobles efforts, toujours prêt à payer de sa personne et à rehausser ses belles prédications par son généreux exemple. Qui pourrait d'ailleurs mesurer la quantité d'esprit libéral que ses nombreuses conférences ont versée dans les divers États de l'Union! Combien d'épis précoces, mûris avant les autres aux rayons de ce franc et lumineux libéralisme, ont annoncé l'heure de la moisson prochaine! Encore une fois, tout cela ne se calcule pas, mais tout cela pèse, et d'un poids immense, dans la balance de l'histoire du royaume de Dieu sur la terre.

    La question de l'esclavage fut la question spéciale et locale, d'application immédiate et brûlante, qui s'offrit au réformateur américain. Chaque siècle a ses principes généraux que l'on admet en vertu de leur évidence, tant que l'on est désintéressé sur leurs conséquences pratiques. La pierre de touche des convictions, c'est le conflit que ces principes ne tardent pas à révéler avec des institutions ou des traditions auxquelles on tient plus qu'on n'ose se l'avouer à soi-même. C'est alors que la sophistique vient en aide aux intérêts et aux préjugés alarmés. C'est alors aussi qu'on peut discerner les esprits et savoir de quel côté les mènent en réalité leurs penchants secrets. Ce que la question de l'esclavage fut aux républicains des États-Unis, celle du pouvoir temporel des papes l'est au libéralisme européen. Nous voyons, sur cette question délicate, les convictions libérales que l'on croyait les plus solides hésiter, chercher les faux fuyants, se démentir même de la façon la plus lamentable : de même, on voyait aux États Unis des républicains faire étalage de leurs sentiments démocratiques tout en plaidant pour le maintien de l'esclavage. On s'est assez moqué, de ce côté de l'Atlantique, de cette incroyable contradiction : mais le libéral Européen qui ne craint pas, lui partisan de la souveraineté nationale, du droit de chaque peuple de se donner le gouvernement qui lui convient, de l'indépendance de la société civile, etc., qui ne craint pas, dis-je, de confisquer un peuple au profit de l'intérêt prétendu religieux d'une Église, n'a rien du tout à envier, en l'ait d'attitude ridicule, au démocrate esclavagiste de l'Union américaine. Que sur toutes les autres questions, le premier soit aussi libéral et le second aussi démocrate que l'on voudra, il ne résulte pas moins de cette épreuve,  qui met à nu le fond de leur cœur, que celui-là est catholique avant d'être libéral et celui-ci aristocrate avant d'être républicain. Parmi les éléments qui aident le mieux l'homme à se payer d'illusions sur la tendance réelle de ses opinions, il faut mettre au premier rang ceux qu'il croit pouvoir emprunter à l'ordre des idées religieuses. Il est un satisfecit d'un genre particulier, qu'on se décerne à soi-même, quand on peut se dire qu'on fait à la religion des sacrifices qu'on n'eût pas faits à l'ordre naturel des choses, ou bien que la religion sanctionne, après tout, ce qui semblerait blâmable au point de vue de la seule justice. Voilà pourquoi l'influence des hommes religieux et vraiment libéraux est toujours très grande lorsqu'il s'agit de déblayer la voie du progrès des obstacles posés par la religion mal entendue. Il est certain que, sur la question de l'esclavage, les Américains ont été victimes de leur étroitesse religieuse. Peuple protestant, du type puritain, très divisé en sectes, mais uni dans une vénération souvent superstitieuse des Livres saints, les citoyens des États Unis ont pu longtemps fermer l'oreille à la criante contradiction qu'il y avait entre leurs principes politiques et l'institution servile en se disant que ni l'Ancien ni le Nouveau Testament ne combattaient l'esclavage et que tous deux l'admettaient même comme un élément normal de la société humaine. Sans doute il est facile de répondre à cela, d'abord que l'Ancien Testament n'est que la préparation d'un ordre de choses supérieur; puis, quant au Nouveau, qu'il a déposé dans l'humanité des principes divins en laissant aux hommes le soin d'en tirer successivement les conséquences particulières ou sociales; que faire rimer l'esclavage avec la fraternité des créatures humaines, enfants du môme Dieu et, appelées au même salut, est à peu près aussi absurde que de donner une cour, une diplomatie et une année au successeur de quelqu'un dont le royaume n'est pas de ce monde. Mais, qu'on le remarque bien, cette réponse n'est valable que si l'on consent à reconnaître qu'il y a des imperfections dans les livres sacrés. Évidemment c'est une imperfection du Nouveau Testament que ses auteurs n'aient pas vu la portée du principe chrétien par rapport à une institution aussi importante, aussi générale de leur temps, que l'esclavage. Le moyen de s'imaginer qu'un livre dicté par Dieu pour enseigner dans tous les temps à l'homme toutes les vérités et tous les devoirs, se soit tu sur un point de cette gravité ! C'est ainsi que le culte superstitieux de la Bible contribuait aux États Unis à maintenir cette institution maudite. Théodore Parker a peut-être plus miné l'esclavage par sa critique hardie des Livres saints que par les discours directement inspirés par l'horreur qu'il lui inspirait. Et, de même qu'une théologie plus libérale que celle qui avait cours autour de lui fut entre ses mains un merveilleux instrument de libéralisme politique, de moine l'avenir nous montrera l'Amérique profitant de son libéralisme politique pour réaliser plus vite et mieux que toute autre nation le libéralisme religieux après lequel l'âme de notre siècle soupire. Car tous les libéralismes, comme toutes les libertés, se tiennent.

    C'est surtout comme penseur et écrivain religieux que Théodore Parker appartient à l'avenir. Le moment approche où la question de l'esclavage aura cessé d'être actuelle. Pour nous, en Europe, elle ne peut plus exister que par contrecoup et en vertu de la solidarité qui nous lie aux autres parties du monde. Mais que devons-nous penser en général de l'œuvre religieuse de Parker? Cette question n'intéresse pas moins le vieux monde que le nouveau.

    On peut définir la religion de Parker le théisme chrétien, et le caractère propre de cette religion, c'est qu'à un dogme très simple, et, si je puis ainsi dire, très sobre, elle joint une grande richesse d'applications à la vie individuelle et sociale. Pour nous, il n'y a pas le moindre doute que tous les courants de notre vie moderne nous mènent de ce côté-là, et nous ne sommes pas plus ébranlés dans celte conviction par les cris de terreur de ceux qui veulent à tout prix que nous restions claquemurés dans un passé où l'on étouffe, que par les prédictions frivoles de ceux qui, méconnaissant un des instincts les plus indéracinables de la nature humaine, .s'en vont proclamant que nous marchons vers la fin de toute religion. L'esprit humain est un : il se sent fait pour être libre, il se sent porté à adorer. Dans cette double tendance de notre être il y a une preuve inéluctable que nous ne sommes vraiment nous-mêmes, vraiment fidèles à notre nature, qu'en adorant librement et en vivant religieusement dans la liberté. L'homme, à la longue, ne peut pas demeurer dans l'infidélité à sa nature, et c'est pourquoi, de l'antithèse actuellement formée par l'irréligion et la superstition, matérialistes toutes les deux, — quand même ou peut-être parce que la grande majorité se partage à cette heure entre ces deux mauvaises tendances, — surgira dans un avenir prochain une féconde synthèse de la religion et de la liberté sous l'égide du spiritualisme. A quel titre et jusqu'à quel point Théodore Parker a-t-il contribué à préparer ce magnifique avenir?

    Je ne discuterai pas une question que peut-être plus d'un lecteur s'est faite : Théodore Parker a-t-il eu raison de quitter le corps constitué des églises unitaires pour devenir le pasteur d'une communauté tout à fait selon son cœur ? Pour répondre comme il faut à cette question, nous aurions besoin de plus de lumières que nous n'en avons sur les chances qu'il avait encore (et que sa rupture en tout cas diminuait considérablement) de faire pénétrer plus de libéralisme cl plus de science religieuse dans l'église de son enfance. Surtout il faudrait que cela ne se fût pas passé en Amérique. Il y a bien aux États-Unis, quoi qu'on en dise, une religion nationale, c'est le protestantisme. On ne se représente pas la grande république américaine religieusement tenue de se soumettre à un prêtre demeurant de l'autre côté des mers. L'Amérique aux Américains, cette doctrine dite de Monroë est dans l'esprit d'un vrai Yankee plus évidente encore, s'il est possible, en religion qu'en politique. Mais non seulement il n'y a pas d'église d'État, il n'y a pas non plus ce qui s'appelle en Europe, en France, par exemple, en Hollande, en Suisse, une église nationale , c'est-à-dire une église se considérant comme l'église naturelle des protestants du pays, qui n'a cessé de se perpétuer, tout en se modifiant beaucoup, sur toute la surface du territoire, depuis les premiers jours de la Réforme, et qui, participant aux bons et aux mauvais jours du passé national, ayant ses racines dans les plus glorieuses ou les plus navrantes traditions nationales, devient une sorte de patrie religieuse que l'on aime comme l'autre et qu'on n'abandonne qu'à la dernière extrémité. Ajoutons qu'en règle générale c'est au sein de ces églises nationales que le libéralisme religieux trouve en Europe son terrain le plus favorable et ses meilleures garanties contre l'étroitesse dogmatique. Il y a là tout un ordre de sentiments et d'idées qui n'est déjà qu'à moitié compris en Angleterre, qui est parfaitement inconnu en Amérique. Autant le schisme répugne à la grande majorité des protestants du continent, autant il paraît chose toute simple en Amérique dès qu'il est motivé par un dissentiment quelconque, et ce qui démontre la différence des régions sous ce rapport, c'est que, dans les nombreuses controverses que Parker dut soutenir, on ne chercha jamais à le blâmer ou à le louer de ce côté. Ou voit bien que, dans l'opinion de ses adversaires comme dans celle de ses amis, il n'y avait rien d'insolite, rien à reprendre ou à glorifier dans la position qu'il avait prise à Boston en se mettant à la tête d'une communauté entièrement nouvelle.

    Sans nous occuper autrement de cette question spéciale, demandons-nous donc plutôt ce que nous devons penser de son enseignement religieux pris en lui-même.

    J'ai fait de temps à autre, à mesure que je l'exposais, quelques réserves que je tiens à compléter. Ainsi j'avoue que parfois je regrette de trouver Parker si âpre, si violent dans ses controverses. Sa qualité, c'est l'énergie; ce n'est pas toujours le bon goût, et il lui arrive mainte fois de frapper plus fort que juste. Les vieux dogmes, tout erronés qu'ils soient, méritent les égards qu'il ne faut jamais refuser aux bonnes intentions. Ce n'est pas pour le plaisir de penser que la grande majorité du genre humain est destinée à rôtir toute l'éternité, qu'on a cru si longtemps aux flammes éternelles : l'horreur du mal moral, considéré comme le mal infini, y est bien entrée pour sa part. La prédestination calviniste a des conséquences qui soulèvent : mais on doit penser aussi, quand on la combat, que la pensée essentielle qui l'a formulée a été celle de l'assurance du salut, pensée qu'il faut tâcher de mieux fonder, mais sans laquelle il est très vrai de dire qu'il n'y a ni paix possible ni énergie durable. Ce qu'il faut relever toutefois à la décharge de Parker, c'est qu'il a eu plus que personne à souffrir des aberrations de l'exclusivisme orthodoxe; qu'il a, tous les jours de sa vie, fait l'amère expérience de cet anti-christianisme qui ne parle que d'Évangile et de grâce, mais qui, en réalité, hait la lumière et n'admet pas que le Saint Esprit se manifeste sur la terre sans arborer la cocarde de sa confession particulière; qu'il a vu ses intentions les plus pures, ses actes les plus généreux, ses paroles les plus véridiques, sa vie privée elle-même, odieusement défigurées par cette hypocrisie dévote qui ne pardonne pas à quiconque la démasque. Mais tout cela n'empêche pas qu'au point de vue de la justice pure on ne puisse lui reprocher une certaine fougue iconoclaste qui jure avec ses théories elles-mêmes sur l'origine et la genèse des religions. Il savait bien que chaque forme religieuse, que nous a léguée le passé, a été vraie en son temps, c'est-à-dire qu'à un certain moment du développement de l'esprit humain, elle a été la forme correspondante à ce que cet esprit pouvait concevoir de Dieu. Mais, s'il en est ainsi, l'orthodoxie protestante, la dernière de ces formes religieuses du passé, n'aurait-elle pas quelque droit à ces égards avec lesquels, dans de touchantes pages, Parker sait parler de la religion des pauvres Cherokees ?

    Il est à présumer aussi qu'au point de vue de notre théologie moderne européenne, les idées religieuses de Parker auront quelque chose d'incomplet ou d'inconséquent qui soulèvera de nombreuses objections. Parker avait le coup d'œil profond, il n'avait pas le génie spéculatif. J'entends par là qu'il saisissait avec une rare promptitude les deux points extrêmes d'une série de vérités connexes, mais qu'il était moins heureux dans l'art de dérouler les anneaux intermédiaires. De là parfois des démonstrations heurtées, qui laissent l'esprit du lecteur en suspens. C'est surtout dans ses discours sur le mal physique et moral qu'à côté d'admirables morceaux d'éloquence on trouve des exemples de ce défaut dialectique. Fidèle sur ce point à la vieille méthode apologétique, il a prétendu démontrer que la douleur en soi était un bien, qu'elle était nécessaire à l'ordre des choses, sans voir que, pour la pensée religieuse, la difficulté est précisément dans le fait de cette nécessité elle-même. Peut-être une manière plus philosophique, plus austère, d'envisager ce grand problème, refit-elle préservé de la faute de goût qu'il commet souvent en appelant Dieu Père et Mère. M l'une ni l'autre de ces dénominations ne doit prétendre à la rigueur métaphysique, et ce n'est pas un défaut à nos yeux, car on ne définit pas Dieu ; mais celle de mère a précisément l'inconvénient de donner plus de relief à l'antinomie apparente qui existe entre les faits de l'expérience et l'affirmation religieuse de l'amour divin. Ses vues aussi sur la nature morale de l'homme ont péché selon nous par l'incomplet. Il ne semble pas s'être douté de la grave question du déterminisme, et dans sa fougueuse réaction contre le calvinisme qui enseigne la corruption totale de la nature humaine, penchant plus volontiers du côté de l'optimisme, il a mainte fois oublié, qu'en nous l'ange commence par l'animal.

    Une critique minutieuse pourrait prolonger ces remarques, mais à quoi bon? Ce n'est pas un professeur de théologie systématisée qu'il faut chercher dans Théodore Parker, c'est un initiateur, c'est un chantre inspiré de l'avenir. On peut rejeter beaucoup de ses idées : pour peu qu'on aime le progrès religieux et la liberté, il faut sympathiser chaleureusement avec lui. C'est bien moins une doctrine qu'on doit lui demander que des impressions, des consolations, des espérances, du courage, de la foi. Sa religion n'est pas une théorie abstraite, c'est un fait spontané de sa nature. Sa tête n'est pas plus naturelle à son corps que, sa, religion à son âme! Sa science, son érudition, très grandes en réalité et du meilleur aloi, sont, non les servantes, mais les auxiliaires, les amies de sa foi inébranlable au Dieu vivant, et lui servent à écarter tout ce qui, dans les dogmes et les institutions du passé, l'empêche de savourer sa présence immédiate et de se baigner dans les eaux de l'amour infini. On sent chez lui un besoin, une passion de vérité, à laquelle on pardonne ses allures un peu emporte-pièce en considération du courage et de la loyauté dont elle fait preuve. Ce n'est pas avec cette intrépidité que l'excellent Channing se taillait dans les murs ébréchés de la foi traditionnelle un modeste réduit auquel il ne demandait qu'une chose, la vue paisible de l'amour de Dieu et du cœur humain. Ce n'est pas avec cette clarté de dessein et d'opération que Schleiermacher et les méticuleux théologiens de son école élevaient ces constructions d'ordre composite où la pensée moderne et les vieux dogmes se confondent au prix de tant de peine et parfois de tant de plâtre. Sans doute il y a bien des âmes qui continueront de préférer le doux moraliste, le Fénelon américain, que M. Laboulaye a fait connaître à l'Europe, ou l'onctueux prédicateur de Berlin qui put un moment se flatter d'avoir réconcilié la science et l'orthodoxie dans les profondeurs de son sentiment religieux. Ne cessons pas d'admirer tous ces hommes admirables, mais rappelons-nous que le temps dans sa marche, que la société moderne dans ses impérieuses exigences, réclament désormais des solutions plus radicales et plus nettes que les compromis jusqu'à présent en vigueur. Pour cela il faut nécessairement la généreuse audace d'un Parker, marchant droit devant lui, sans se préoccuper de la poussière qu'il soulève en traversant tant de ruines, les yeux toujours fixés vers la lumière éternelle. D'ailleurs, il serait bien injuste de ne voir en lui que le lutteur énergique et âpre. II y a dans sa nature, et c'est ce qui en fait le charme, à côté et au-dessous de son ardeur révolutionnaire, un mysticisme pur, ému, délicieux à contempler. Si Parker est parfois la dupe de son optimisme théorique, c'est que sa foi profonde au Dieu vivant lui fait anticiper sur le pauvre monde où nous vivons et le transporte avant l'heure dans la région des harmonies célestes. Il est un des penseurs qui ont su joindre aux censures les plus impitoyables des hommes et des choses de son temps les prévisions les plus sereines sur l'avenir définitif de l'humanité. Sa religion est aux agitations fiévreuses de sa carrière de réformateur ce que les profondeurs de l'Océan sont à la surface que les vents soulèvent. Après chaque tempête le calme inviolable des abîmes s'impose à la masse entière qui, de nouveau paisible et souriante, réfléchit l'azur immense.

    Je me résume : Parker ne fut essentiellement ni un moraliste, ni un théologien, ni un philosophe; ce fut un prophète, et il est une de ces apparitions contemporaines qui nous permettent mieux que bien des recherches de comprendre certains phénomènes que l'on croirait au premier abord appartenir exclusivement au passé. Qu'étaient les prophètes au sein du vieil Israël ? Non pas des devins, des diseurs d'oracles surnaturels, comme on se l'imagine trop souvent parmi nous. C'étaient les organes d'une grande idée, simple, austère, abstraite même, cachée dans les entrailles de la tradition nationale, l'idée du monothéisme pur. Pour dégager cette idée de ce qui la défigurait, des péchés du peuple qui la lui faisaient méconnaître, des abus du sacerdoce et de la royauté intéressés a ce qu'elle demeurât oubliée, les prophètes ne reculaient devant rien, et malgré la malveillance dont ils étaient à chaque instant les objets, ils sortaient du vieux sol d'Israël toujours plus convaincus et plus forts. Car leur force venait de ce qu'au fond l'esprit d'Israël conspirait avec eux, et plus cet esprit rencontrait d'opposition, plus il prenait conscience de lui-même, plus, il s'affirmait clairement et ostensiblement. Et rois, prêtres, peuple, tous pouvaient trouver les prophètes insupportables, mais au dedans une voix secrète leur disait que les prophètes avaient pourtant raison.— De même l'esprit du protestantisme et de la constitution américaine a saisi Théodore Parker près du moulin paternel, comme jadis l'esprit du monothéisme s'emparait du prophète près de sa charrue ou des figuiers sauvages. Cet homme, qui aurait pu vivre tranquille à l'ombre de ses sapins, au milieu des fleurs de son presbytère , et qui s'en va de ville en ville prêcher « contre les péchés du peuple, » cet, homme, dominé par une idée simple, grande, implicitement contenue dans la religion de son enfance et la constitution de sa patrie, — l'idée du libre développement de la personne humaine, — qui consacre sa vie à débarrasser cette idée de toutes les entraves créées par les intérêts, les vices, les sacerdoces, les pouvoirs officiels; cet homme, qui se refuse à tout compromis, qui n'a aucune espèce d'indulgence pour les nécessités politiques ou commerciales, qui, malgré tous les découragements, malgré toutes les amertumes dont on l'abreuve, annonce joyeusement sur les toits et prédit avec une assurance que rien ne déconcerte la victoire définitive de la vérité et de la liberté, — cet homme est un prophète.

    Ce n'est pas seulement pour les États Unis que Parker a été un prophète. Son patriotisme n'était pas exclusif, il se sentait à la lettre citoyen du monde, et s'il aimait tant l'Amérique, c'est qu'il y voyait le sol prédestiné où pourrait un jour se réaliser l'idéal rêvé par notre Europe. Pour nous aussi, au moment où les édifices et les traditions séculaires menacent de s'écrouler, quand on se demande avec anxiété s'ils n'écraseront pas sous leurs décombres et ceux qui les ébranlent et ceux qui les défendent, un homme tel que Parker est un prophète de consolation et d'espérance. Il a raison : pas de craintes lâches! Quoi qu'il arrive, l'homme restera l'homme. Dans sa nature même telle que Dieu l'a faite, il y aura toujours les révélations et les promesses qui font les belles vies et les belles morts. Et que faut-il de plus? Heureuses les églises qui trouveront dans leurs principes essentiels le droit de s'ouvrir sans révolution à ce christianisme impérissable dont Théodore Parker a été le prédicateur inspiré ! Beaucoup de ses arguments seront réfutés, beaucoup de ses opinions seront oubliées; mais la vérité fondamentale qu'il a soutenue, — à savoir que tout en définitive repose sur la conscience, que Dieu se révèle à quiconque le cherche, que le salut de l'homme et de la société, sur la terre comme au ciel, ne dépend ni des dogmes, ni des rites, ni des miracles, ni des sacerdoces, ni des livres, mais « du Christ en nous, » du cœur droit, de l'âme aimante, de la volonté active et dévouée, — cette vérité vivra et nous fera vivre avec elle. Et l'Église qu'il a appelée de ses vœux, qui sera assez large pour être la communion de toutes les sincérités, de tous les désintéressements, de toutes les grandeurs morales, de toutes les innocences et de toutes les repentances, cette Église vraiment universelle qui dans le passé réunit déjà tant de nobles âmes séparées par des barrières aujourd'hui chancelantes, ne périra pas davantage. Il ne faut pas que les anathèmes dont ce christianisme de l'avenir sera longtemps encore l'objet nous fassent illusion. Ces anathèmes sont toujours les compagnons du progrès religieux en voie de formation, et il manquerait certainement quelque chose à la vérité qui tend à se dégager des erreurs du passé, si son apparition n'était pas saluée par la foudre de toutes les réactions. La mort des prophètes elle-même ne saurait retarder d'une heure le triomphe de la vérité qu'ils ont prêchée, et le moment n'arrive pas moins où l'humanité confuse et reconnaissante s'aperçoit qu'elle lapidait sans le savoir les organes du Saint-Esprit.

    Théodore Parker écrivit de Santa-Cruz à ses paroissiens qu'il ne devait plus revoir une longue et touchante lettre d'adieu dont nous détachons ce passage :

    Près de l'île que j'habite, en temps de guerre et par une nuit obscure, un vaisseau de guerre anglais passa près d'une masse indécise qui fit à l'équipage l'effet d'un vaisseau ennemi filant toutes voiles dehors. Le capitaine héla l'étranger qui ne répondit pas. Il recommença : même silence. Alors il envoya un boulet au travers de cette proue insolente et, comme elle ne répondait pas davantage, il fit tirer dessus, en plein bois; mais il n'obtint pas un mot de réponse. A la fin il ordonna le branle-bas, et bientôt la vigueur britannique fit pleuvoir les projectiles sur le taciturne navire. Mais celui-ci ne riposta pas, et l'on n'entendit que le bruit sourd des boulets qui rebondissaient et allaient se perdre dans l'abîme. Tout à coup l'aurore parut : elle vient vite sous les tropiques. Et le capitaine s'aperçut qu'il avait usé sa poudre à bombarder un grand roc debout au milieu des mers. Ainsi bien des hommes se battent longtemps contre une vérité qu'ils prennent pour une apparition flottante et devant céder à leurs caprices. Mais à la fin la lumière se fait, et ils voient que ce qu'ils combattaient était tout autre chose qu'un navire de bois, de cordages et de voiles, poussé par le vent et ballotté par les vagues, mais un rocher reposant sur les fondements du monde et n'obéissant ni aux sommations des vaisseaux passant au large, ni aux remous de la mer sur laquelle ils vont et viennent. Ou peut se réjouir de la maladie et de la mort d'un hérétique dont la vie a été courte : cela ne donne pas le pouvoir d'altérer la constitution de l'univers ni de détruire un quelconque de ces faits spontanés de la conscience humaine qui est aussi une révélation de Dieu.

     

     

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      DidierLe Roux

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