• William Ellery Channing : Etude d'Ernest Stroehlin : Deuxième Partie ; CHANNING ; L'Homme, le Péché
     

    William Ellery Channing : Etude d'Ernest Stroehlin : Deuxième Partie ; CHANNING ; L'Homme, le PéchéWilliam Ellery Channing ; étude d'Ernest Stroehlin ; Section : 2 .

     

     

     

     

    Channing Theologien .

     

     

    §  4. L'Homme, le Péché.

    Channing avait montré, comme homme politique et comme Réformateur social, un trop profond respect pour les droits de l'individu, pour ne pas faire comme théologien un constant appel à notre conscience et à notre dignité d'êtres humains, et il regardait comme l'un des plus grands bienfaits du Christianisme, celui d'avoir établi des rapports tout nouveaux entre nous et notre prochain. La transformation est bien loin d'être achevée, et nous ne connaissons pas le commun lien qui doit nous unir : l'estime réciproque, l'amour mutuel, le dévouement. Une nouvelle Révélation serait nécessaire pour mettre en lumière nos titres de grandeur et pour la plupart d'entre nous, l'âme est un pays inconnu, une région enveloppée de perpétuels nuages.

    Mais, répondront les Orthodoxes, pourquoi parler de qualités et de vertus? —Le Christianisme ne représente-t- il pas l'homme comme un pécheur endurci, et ne le signale-t-il pas à notre mépris et à notre aversion? Cela est vrai, et plus que tout autre religion, le Christianisme nous donne un vif et profond sentiment de notre infirmité morale. Mais nous ne rencontrons point dans l'Évangile ces sombres théories qui nous feraient fuir nos semblables comme autant de reptiles et qui considèrent l'homme comme moitié brute et moitié démon.

    Et tout d'abord, d'où vient le péché? Comment concilier avec la bonté de Dieu les violentes et sauvages passions que nous apportons en venant au monde? On ne peut recourir à la faute d'Adam et au funeste héritage que nous ont légué nos premiers parents, car nous n'avons pas été créés par Adam mais par Dieu, et l'âme sort des mains de l'Eternel aussi fraîche et aussi pure que si aucun être humain ne nous avait précédé sur la terre. Channing s'élève également contre la théorie de l'imputation juridique et déclare que nous ne pouvons être responsables que des fautes que nous avons commises. Ferons-nous du diable l'auteur du péché ? Le pasteur de Boston parle peu de Satan, et ne cherche pas à savoir s'il a une existence personnelle, ou s'il est le représentant collectif du mal de l'humanité. Il croit que les théologiens anglo-saxons ont exagéré son pouvoir, avoue qu'il ne connaît pas dans les siècles modernes l'histoire de son incarnation et de ses maléfices, et reproche à ses défenseurs de le craindre plus que le mal moral et d'étouffer la voix de la conscience sous le sentiment d'une frayeur égoïste. Ce sujet est d'ailleurs fort obscur, et comme il ne fait point partie de l'essence du Christianisme, il déclare ne plus s'en être occupé depuis longtemps.

    Channing, qui diminuait beaucoup en théorie la puissance du péché, regarde les passions comme conformes au plan de Dieu et comme la condition d'un plus grand bien.

    «Nos passions, dit-il, font souvent la guerre à notre raison et à notre conscience, mais ce n'est point pour étouffer ces éléments supérieurs de notre nature, c'est pour les éveiller et les fortifier. Si le devoir concordait toujours avec nos désirs, il n'y aurait plus de place pour la sainteté, la persévérance, le dévouement, la vraie vertu.»

    Quant à son essence, le péché n'est point indissolublement lié à l'âme humaine, et il ne fait point partie de notre nature. C'est une souillure temporaire dont nous pouvons nous purifier, et l'être le plus coupable peut arriver par le repentir au plus haut degré de force et de bonheur. Après la chute il ne reste pas seulement en l'homme des inclinations bestiales et des passions corruptrices : nous retrouvons encore en lui l'élan vers Dieu, l'attrait pour le bien, la sympathie pour la douleur, le respect de la grandeur morale, la lutte et le triomphe pour de sublimes principes. L'homme demeure ce qu'il était dans le plan primitif de son Créateur : un être dont Dieu s'occupe avec la plus tendre sollicitude, pour lequel il a envoyé son Fils, sur lequel il répand son Esprit et qui est destiné à obtenir le plus précieux de tous les biens, la perfection, le bonheur céleste.

    Dans son aversion pour les farouches doctrines du Calvinisme, Channing ne cesse d'exalter les attributs qui sont le commun apanage de tous les hommes, du plus humble et du plus pauvre comme du plus riche et du plus instruit, et il se plaît à énumérer les qualités qui distinguent la nature spirituelle de la nature animale.

    La première est la raison qui est un rayon de la lumière infinie et qui nous rend participants de l'essence divine. Que d'autres s'efforcent de dénigrer ce don sublime : le théologien Unitaire y voit le garant d'une perfection illimitée, et notre tort, selon lui, ne consiste pas à exagérer sa valeur, mais à l'ignorer ou à la mettre en doute.

    Au pouvoir de chercher et de trouver la vérité se joint le principe moral et religieux, la faculté de discerner et de faire le bien, le moniteur intérieur qui parle au nom de l'Éternel. Nous ne pouvons rien concevoir de plus sublime que la conscience : elle nous fait les égaux des séraphins et des anges, nous introduit dans le Royaume de Dieu, devient le gage d'une étroite alliance avec notre Père Céleste et dépose en nous le germe de l'immortalité. Pour elle tous les hommes sont frères, et les plus profonds mystères de la science et de la théologie perdent leur grandeur devant le simple spectacle du sentiment du devoir qui s'éveille dans l'âme d'un petit enfant.

      Enfin, nous avons en nous un principe de progrès illimité, et notre intelligence, nos affections, notre énergie morale, ont soif d'un épanouissement qui ne pourra pas se réaliser ici-bas. Il est impossible de concevoir jusqu'où peut aller un esprit dont le développement et sans bornes. Ajoutez un seul élément, l'éternité, et les résultats auxquels il parviendra dépasseront non-seulement la pensée de l'homme, mais celle de l'ange. Nous avons déjà ici-bas des exemples frappant de ce progrès, et la distance entre l'esprit de Newton et celui d'un Hottentot surpasse celle qui existe entre l'esprit de Newton et celui d'un être céleste. L'esprit de Jésus lui-même et le nôtre ne représentent aucune différence radicale, et rien ne peut nous empêcher d'atteindre à la bonté et à la sainteté que le Christ développa sur la terre. Nous pouvons ne plus faire qu'un qu'avec Lui, et nous devons le considérer comme un frère et comme un membre de la grande famille humaine.

     

     

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  • William Ellery Channing : Etude d'Ernest Stroehlin : Deuxième Partie ; CHANNING ; Dieu, ses Attributs
     

    William Ellery Channing : Etude d'Ernest Stroehlin : Deuxième Partie ; CHANNING ; Dieu, ses AttributsWilliam Ellery Channing ; étude d'Ernest Stroehlin ; Section : 2 .

     

     

     

    Channing Theologien .

     

     

    § 3. Dieu, ses Attributs.

    Channing fit de la doctrine de Dieu la base de sa théologie et chercha à donner de l'Être Suprême une notion plus pure et plus conforme à la raison que le symbole d'Athanase et les décrets de Dordrecht. Il affirma énergiquement l'absolue unité de Dieu et reprocha au Trinitarisme d'être obscur, absurde, contradictoire. Les Orthodoxes appellent la Trinité un sublime mystère ; mais ce n'en est pas un comme les grandes vérités de la religion, à cause de son immensité et de sa profondeur ; il l'est à cause des idées inconciliables qu'il renferme. Un dogme semblable est à la fois contraire à la raison et à l'Écriture : à la raison, parce que nous ne pouvons concevoir trois agents intelligents ayant des perceptions, des volontés, des consciences différentes, accomplissant des actes différents et ne formant cependant qu'un seul être; à l'Écriture, puisque nous ne trouvons pour l'appuyer aucun passage dans le Nouveau Testament, et que ses défenseurs doivent inventer des mots et des formules complètement étrangers au langage Biblique. S'il était nécessaire au salut, il aurait dû, en raison même de sa singularité et de son importance, être enseigné par Jésus-Christ avec la plus grande clarté et toute la précision possible. Les Juifs, si fiers de leur Monothéisme, l'auraient ardemment combattu et nous aurions conservé le récit de leurs controverses avec les écrivains Apostoliques. Chacun sait qu'il n'en est rien et qu'il n'est nulle part fait mention des objections soulevées contre l'Évangile à cause de la Trinité.

    Si nous devons rejeter cette doctrine au nom de l'histoire, nous devons la combattre au nom de la vraie piété, parce qu'elle distrait l'âme de sa communion avec Dieu en lui offrant trois objets distincts d'adoration suprême. Bien n'est plus contraire à une saine dévotion, et nous avons besoin d'un Père unique et infini à qui nous puissions rapporter tout bien et toute félicité, et en qui nous puissions concentrer toutes nos facultés et toutes nos affections. Le Trinitarisme relègue Dieu dans l'ombre et lui substitue son Fils, qui est plus rapproché de nous et qui a plus d'attrait pour le vulgaire qu'un être invisible et inaccessible.

    Dieu n'est pas seulement un Être Unique : c'est un pur Esprit, et ceux qui l'adorent doivent l'adorer en esprit et en vérité. Il importe que nous nous formions une conception toujours plus élevée de la divinité, et que nous nous la représentions comme un Être infini, en éliminant toutes les propriétés matérielles et tout ce qu'il y a de borné et d'imparfait dans notre propre nature. L'Unitarisme concorde avec le but moral de la Révélation, et demeure fidèle aux enseignements du Christ. Le Trinitarisme, au contraire, tend à obscurcir les notions que l'Évangile nous donne sur le Créateur, et est un retour vers le culte d'un Dieu corporel et vers les erreurs des sectes les plus ignorantes et les plus grossières. Ce qui le caractérise, c'est la doctrine d'un Dieu revêtu de chair, parlant et agissant par des moyens matériels, de la Divinité Infinie mourant sur une croix : aussi lui attribue-t-il toutes les affections physiques et lui prête-t-il les passions et les infirmités humaines. On en vient à adorer Dieu pour ses blessures et pour ses larmes, on substitue des transports charnels à une profonde vénération pour le Père Céleste, on se rapproche peu à peu du culte des Saints et de la Vierge et de l'idolâtrie de l'Église Romaine. En réduisant Dieu aux proportions d'un être limité et corporel, nous lui devenons toujours plus étrangers et nous favorisons un culte anthropomorphique. L'Unitarisme seul peut nous donner conscience de sa présence immédiate et de son intime union avec ses créatures.

    Enfin, Channing crut fermement à la perfection de Dieu, et se montra pendant toute sa vie l'ardent et infatigable adversaire du système Calviniste. Il lui reprocha d'étouffer le sentiment moral, d'engendrer une religion sombre et servile, de décourager les faibles en la foi, d'entretenir l'orgueil des fanatiques, de fournir une facile excuse aux pervers. Le dogme Orthodoxe est contraire à la justice de Dieu en établissant un infranchissable abîme entre les Élus et les Réprouvés ; il n'est pas moins opposé à sa bonté en prétendant que les fautes d'une courte vie méritent un châtiment éternel et ne peuvent être expiées par les souffrances d'un Être infini. Channing ne cessa de protester contre d'aussi repoussantes théories et s'efforça de leur substituer une notion plus consolante et plus élevée de la Divinité. Selon lui, nous ne devons pas nous incliner devant Dieu parce qu'il est notre Créateur et parce que sa volonté est irrésistible, mais parce qu'il nous a créés pour un but noble et saint, et que sa volonté est le souverain bien. Nous devons le regarder comme un Père qui est animé pour nous de la plus tendre sollicitude, et qui a pour chaque individu un aussi vif amour que pour le genre humain pris dans son ensemble. Loin d'être en contradiction, sa justice et sa bonté sont dans la plus parfaite harmonie et concourent également à notre bonheur. L'homme est passible d'un terrible châtiment s'il demeure impénitent et endurci, et il ne peut être sauvé que par son repentir ; mais il trouve en Dieu un juge patient et miséricordieux, qui ne demande  que son amélioration, et qui se réjouit de ses progrès. Le monde doit être considéré comme un lieu d'éducation où Dieu nous prépare à une union toujours plus intime avec Lui, et il emploie pour atteindre ce but, la prospérité et l'adversité, les luttes de la raison et des passions, les tentations du péché et les mobiles du devoir, en un mot une discipline variée et appropriée à des êtres libres et mora

     

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  • William Ellery Channing : Etude d'Ernest Stroehlin : Deuxième Partie ; CHANNING ; La Religion, son Essence, ses Preuves
     

    William Ellery Channing : Etude d'Ernest Stroehlin : Deuxième Partie ; CHANNING ; La Religion, son Essence, ses PreuvesWilliam Ellery Channing ; étude d'Ernest Stroehlin ; Section : 2 .

     

     

     

    Channing Theologien .

     

    § 2. La Religion, son Essence, ses Preuves.

    Qu'est-ce la religion pour Channing? Il s'attache dans son beau discours sur la Liberté spirituelle à combattre les fausses conceptions que s'en fait le vulgaire, et il déclare que ce n'est ni l'aveugle soumission à un ministre ou à un prêtre, ni une machinale répétition de prières et de rites, ni une violente émotion qui emporte l'âme comme un ouragan, et lui enlève le pouvoir de se diriger elle-même, ni un moyen de s'assurer l'éternelle félicité par une série de pratiques et de sentiments qui n'ont aucun rapport avec la vie présente. La vraie religion consiste dans la conviction calme et profonde de l'intérêt que Dieu prend au progrès et au bonheur de ses créatures, dans la certitude qu'il se complaît dans la vertu et dans nos efforts pour nous conformer à cet amour désintéressé de la justice, qui est l'un de ses plus nobles attributs. Elle a pour but de nous rattacher à l'Être Infini, et de nous inspirer de la reconnaissance envers notre Père Céleste, qui nous a créés afin de nous faire participer à son Esprit et à ses perfections, qui nous a formés pour la vérité et la sainteté, qui nous soumet à de rudes épreuves pour nous fortifier par la lutte et la souffrance, qui nous a envoyé son Fils pour nous revêtir de l'immortalité. C'est le plus puissant agent dans les choses humaines, et le plus difficile à déraciner : perverti, c'est une source abondante de crimes et de malheurs ; bien dirigé, il nous permet de résister aux tentations, et nous donne l'énergie nécessaire pour l'action. Sans la religion, notre existence n'aurait point de but, nos progrès point de constance, nos plus nobles aspirations point de certitude de se réaliser.

    Le premier caractère de la religion est d'être pratique et d'inspirer toute bonne parole et toute bonne œuvre. Elle doit nous remplir d'affection et de reconnaissance pour notre Créateur, nous affranchir du joug des passions qui nous asservissent et nous dégradent, être le plus ferme auxiliaire de notre conscience, concourir au bien présent et futur de nos semblables. Comme le dit St. Jacques, la religion pure et sans tache consiste à visiter les veuves et les orphelins et à se maintenir exempt de toute souillure.

    La véritable religion ne doit pas se mettre en opposition avec la vie naturelle et séparer du monde ses adeptes. Bien au contraire, elle doit poser un petit nombre de principes très riches d'applications, mais très simples en eux-mêmes. Elle doit agir du dehors au dedans sur l'existence entière et se mêler à la politique en enseignant le respect du droit et de la justice, au commerce en prescrivant la plus scrupuleuse probité dans les petites choses comme dans les grandes, à la littérature en lui faisant connaître le cœur humain et en lui inspirant la passion de la vérité. Sans l'élément religieux, la civilisation ne peut que multiplier le bien-être et les jouissances matérielles, favoriser la domination des sens, soumettre l'homme à l'empire de l'opinion, le livrer sans contre poids à la lâcheté et à l'esprit de calcul. Seul, le Christianisme peut ôter à ces biens leur puissance d'asservissement et les changer en instruments de liberté.

    La religion ne doit pas être exclusivement une affaire individuelle ; elle doit être un principe social et, de cela, Channing donne plusieurs raisons. Tout d'abord, l'individu ne se fait pas seul son Credo : il se plaît à communiquer ses sentiments aux autres et à les fortifier par la sympathie. Dieu est le lien commun de tous les hommes, le chef de la grande famille dont nous sommes tous membres. Nous ne devons pas être seulement unis à lui par des rapports d'attachement et de vénération ; nous devons l'adorer publiquement et lui témoigner notre reconnaissance solennelle pour les bienfaits dont il nous comble chaque jour. La religion est d'ailleurs le plus sûr garant de l'ordre et elle contribue puissamment à la stabilité et à la prospérité de l'Etat. Quelle force nos sentiments moraux ne puisent-ils pas à cette source ! Combien la conscience serait faible sans la croyance en Dieu ! Tout croulerait du jour où l'on admettrait qu'aucune intelligence supérieure ne s'occupe des affaires humaines et que la mort est un néant éternel.

    Après avoir retracé les idées de Channing sur l'essence et les caractères de la vraie religion, il convient de rechercher les preuves qu'il allègue en faveur du Christianisme. Le théologien Unitaire porta plusieurs fois ce sujet dans la chaire de Federal Street et fut abordé dans quelques-uns de ses traités les plus célèbres: « Preuves du Christianisme, » « Le Christianisme est une Religion raisonnable. »

    La vérité de la religion se base tout d'abord sur son accord avec la nature et avec l'ordre général que Dieu a établi. Cet accord se justifie par les relations qui existent entre Dieu et l'espèce humaine, et quand nous songeons à l'amour infini de notre Créateur, à la sollicitude avec laquelle II veille sur nos progrès, à notre faculté illimitée de développement, Tonne s'étonne point qu'il y ait eu des Révélations, mais qu'il n'y en ait pas eu davantage. La Révélation présente aussi un rapport frappant avec les moyens choisis par Dieu pour l'amélioration des individus et du genre humain. A qui devons-nous nos principales connaissances ? Ce n'est pas aux lois immuables de la matière, mais aux leçons des hommes sages et vertueux. La Révélation n'est que l'extension de cette règle universelle, et Dieu prend le rôle auquel tous les êtres raisonnables sont appelés en nous communiquant un ordre de vérités supérieures à celui que nous aurions pu atteindre par nos seules ressources. Pourquoi Dieu a-t-il voulu que les progrès de l'homme s'effectuassent au moyen de l'enseignement de ses semblables? Pourquoi les plus avancés ont-ils été chargés d'éduquer les moins instruits? Afin d'établir des rapports entre tous les hommes, de favoriser un commerce affectueux, d'exciter un amour plus pur que celui qui provient de bienfaits uniquement matériels. La Révélation poursuit la réalisation du même plan et cherche à établir le même lien entre Dieu et ses créatures : non contente de nous donner une idée plus exacte de Dieu, elle se plaît à nous montrer l'intérêt qu'il prend à chaque membre de la famille humaine et son constant désir de nous élever jusqu'à lui. Enfin, la Révélation complète les leçons de la nature en nous dévoilant l'avenir et en satisfaisant nos besoins les plus nobles et les plus profonds : elle s'adresse, avant tout, à nos facultés morales et nous fournit des secours efficaces pour résister au mal.

    La Révélation est également d'accord avec la raison, et c'est la preuve sur laquelle insiste le plus Channing. A ses yeux, s'il y avait contradiction, nous devrions abjurer le Christianisme, et il ne nous est permis de sacrifier à aucune religion cette raison qui nous élève au-dessus de la brute et qui fait de nous des hommes. C'est sur son autorité que se base la Révélation et, sans elle, nous serions incapables de recevoir les enseignements du Christ, puisque rien dans notre intelligence ne pourrait leur correspondre. D'ailleurs, elle ne nous trouve pas comme une table rase prête à recevoir tout ce qu'on veut y inscrire : elle nous trouve en possession de connaissances diverses puisées dans la nature et l'expérience, bien plus en possession de grands principes moraux, des idées de devoir, de vertu, d'amour, de sagesse. Une religion ne saurait donner de preuves plus évidentes de sa fausseté qu'en se mettant en contradiction avec ces idées fondamentales.

    La Révélation repose en deuxième lieu sur l'autorité de la raison, parce qu'elle doit lui soumettre ses titres de créance et être approuvée par elle pour que nous puissions l'accepter et lui obéir. Pourquoi reconnaître le Nouveau Testament comme règle de notre foi ? Comment déterminer l'origine du Christianisme? Aucune voix miraculeuse ne vient du Ciel pour nous assurer que c'est la Parole de Dieu, aucune faculté distincte ne nous a été donnée pour juger de la Révélation. C'est à la raison seule qu'il appartient de rassembler et de peser les preuves du Christianisme et de les comparer avec les principes éternels écrits par le doigt de Dieu dans notre conscience.

    Enfin, la raison nous est nécessaire pour interpréter l’Écriture et en découvrir le véritable sens sous des formes parfois hyperboliques et obscures. Loin d'être en contradiction avec la raison, le Christianisme est pleinement d'accord avec elle. Pour qu'une religion soit raisonnable, rien n'est plus nécessaire que l'accord de ses vérités entre elles et avec toutes les autres vérités que nous tirons de la nature ou de notre propre fond : or, le Christianisme satisfait pleinement à ce double postulat. Tous les enseignements de l’Évangile sont, entre eux, dans la plus parfaite harmonie et ont été entièrement réalisés dans la vie de son fondateur. Le Christianisme concorde également avec les idées qui nous sont fournies par d'autres sources. Plus nous étendons nos recherches, plus nous voyons se confirmer la doctrine d'un Dieu Créateur, qui est le Père de tous les hommes, qui répand ses bienfaits sur les bons et sur les méchants, qui, par la médiation de son Fils, nous a délivrés du péché et de la mort et nous a permis de participer à la vie éternelle. Enfin, il n'y a rien en lui d'étroit, de temporaire, de local, aucun rite précis, aucun dogme immuable. Il fait appel au principe spirituel et immortel de l'âme humaine, il nous dirige vers l'Être Suprême, vers le Bien Infini, il nous représente Dieu revêtu des attributs du .Père Universel, il enseigne les éléments généraux et immuables de la morale, il prêche une philanthropie qui ne connaît ni bornes ni exceptions. En un mot, c'est une religion faite pour tous les pays et tous les temps, pour toutes les classes de la société et toutes les phases de la civilisation, et il possède ce caractère d'universalité qui est le caractère distinctif d'une religion raisonnable.

    Comme troisième preuve du Christianisme, Channing invoque l'histoire et prétend que nous avons des preuves suffisantes pour nous convaincre de sa vérité. Nous connaissons le temps où il apparut et la contrée dans laquelle il prit naissance, nous savons quels furent son fondateur et ses apôtres, nous possédons les sources nécessaires pour remonter à son origine, et l'étudier dans sa pureté native. Et ici Channing entreprend de démontrer l'authenticité des Évangiles par les mêmes arguments que ceux dont se servaient les Apologètes anglais contre les Déistes du siècle dernier. Les Évangiles furent reçus au temps des Apôtres, comme les œuvres de ceux dont ils portent les noms, et furent entourés de l'universelle vénération des contemporains. On ne peut admettre la fraude littéraire, car elle aurait été impossible en de semblables circonstances, et leurs lecteurs avaient le plus grand intérêt à s'assurer de leur authenticité. La simple comparaison avec les Évangiles apocryphes suffit pour prouver leur supériorité : rien de plus bizarre et de plus extravagant que les uns ; rien de plus naturel et de plus édifiant que les autres. Ils sont écrits avec la simplicité et la richesse de détails, qui n'appartiennent qu'aux auteurs familiers avec leur sujet, et ils trahissent les idées, les mœurs, les sentiments de l'âge dans lequel ils ont été composés. Comment, d'ailleurs, auraient-ils pu retracer avec une aussi parfaite sûreté de touche, et un aussi constant accord, un caractère aussi extraordinaire que celui de Jésus?

    Selon le mot fameux de Rousseau, l'inventeur aurait été plus grand que le héros.

    On ne peut assigner au Christianisme d'autres origines que celles que lui donnent les auteurs sacrés. Recourir à la chute du paganisme, à la philosophie des Stoïciens ou des Alexandrins, aux théosophies de l'Orient, aux doctrines qui avaient cours parmi les Juifs, serait chose superflue. Le Christianisme ne peut être le produit du siècle où il parut, et son absence de développement graduel montre la divinité de sa provenance. Il ne saurait avoir pour cause la satisfaction d'aucun désir égoïste, et il serait ridicule d'attribuer à son fondateur les motifs qui poussent d'ordinaire les hommes à fabriquer des religions. Le pouvoir politique et le pouvoir religieux sont le plus fréquent mobile des faux prophètes. Jésus ne porta aucun insigne de sa supériorité, n'exigea aucun hommage, et mourut d'une mort infâme. Il repoussa les rêves Messianiques de ses compatriotes, ne fit aucune concession à leurs passions et à leurs préjugés, et loin d'imprimer à ses disciples un caractère servile, il fut, par excellence, le docteur de la liberté. Tout essai d'expliquer le Christianisme par les événements contemporains échouant, l'on est forcé d'admettre une révélation surnaturelle.

    La quatrième preuve alléguée par Channing, et l'une des plus essentielles à ses yeux, est le caractère de Jésus, caractère unique dans les annales de l'humanité. Le pieux pasteur de Boston, inspiré par sa foi et son ardent amour pour son Rédempteur, lui a consacré quelques-unes de ses pages les plus belles et les plus touchantes, et il célèbre sa bonté, sa fermeté, sa tolérance, sa mansuétude en un langage digne de Celui qui fut, parmi nous, la parfaite image de la divinité.

    «Ce qui distingue Jésus, dit-il, c'est une charité infinie et sans mélange, une charité où la grandeur s'unit d'une façon admirable à la douceur, une charité aussi sage qu'elle était ardente, qui comprenait les vrais besoins et le vrai bien de l'homme, qui avait de la compassion pour les souffrances qui nous viennent du dehors, mais qui voyait dans l'âme la source profonde de nos malheurs, et qui travaillait, en régénérant cette âme, à lui donner un bonheur pur et durable. La bonté de Jésus était tellement particulière, tellement unique, que le monde en a gardé l'empreinte. De lui sont sorties une vertu, une influence bienfaisante qui agissent encore aujourd'hui. Depuis la mort du Christ, un esprit d'humanité jusqu'alors inconnu s'est insensiblement répandu sur la terre. Un nouveau type de vertu s'est par degrés emparé du respect des hommes. Une nouvelle force a agi sur la société, et elle a plus fait que tout le reste pour désarmer les passions égoïstes et pour unir fortement l'homme à Dieu. Quelle preuve de la vertu de Jésus-Christ ! Si le Christianisme a eu un pareil fondateur, il est venu du Ciel. »

    Le caractère du prophète de Nazareth est si pur qu'il a résisté aux atteintes du temps et au progrès des siècles, et qu'il lui a concilié plus d'un adversaire de sa religion. Si haut que s'élève l'esprit humain, si loin que parvienne la société, nous ne pourrons rien contempler de plus saint et de plus noble, et nous devrons porter nos regards au Ciel si nous voulons comprendre le Christ.

    Enfin le dernier argument auquel a recours Channing est le surnaturel qu'il accepte sans hésitation, et pour lequel il ne ressent aucun des scrupules si fréquents chez plusieurs théologiens de notre époque. Ici encore le docteur Unitaire suit les errements des Apologètes du dix-huitième siècle, et ne combat d'autres adversaires que Tindal, Collins, Hume, Gibbon. Tout d'abord l'ordre de la nature n'est pas fixe, et il peut être changé par son auteur. Dieu le peut et le veut : une réponse négative ne saurait convenir à un être aussi borné que l'homme, et serait aussi contraire à l'esprit de la vraie philosophie qu'à l'esprit de la vraie religion. Les miracles d'ailleurs confirment la doctrine la plus consolante et la plus sublime en établissant la supériorité de l'esprit sur la matière.

    On répond qu'il est dérogatoire à la sagesse de Dieu de changer l'ordonnance de ses propres œuvres, mais la création n'est pas une machine, et Dieu s'est proposé avant tout d'instruire des êtres moraux et de les délivrer du mal. Le principal attribut d'êtres intelligents étant la liberté, on ne peut se servir de la nature comme unique moyen d'éducation et de progrès pour le genre humain. Un ordre immuable nous révèle Dieu comme le souverain universel qui pourvoit au bien général ; il ne nous le montre pas comme un tendre père qui s'intéresse à chacun de ses enfants. La nature, tout en nous donnant d'importantes leçons, ne nous les donne pas d'une façon directe et pressante, et il faut une manifestation plus imposante de l'Eternel pour les imprimer d'une manière durable dans l'esprit des hommes. La nature ne nous présente que de vagues lueurs sur l'avenir, et il était besoin de la résurrection d'un mort pour nous convaincre de l'immortalité. Nous devenons indifférents et insensibles à ce qui nous est familier, et Dieu qui a mis en nous le goût du merveilleux a raison d'y faire appel pour nous ramener à lui. Le sceptique objecte encore qu'il n'a point vu de miracles et qu'il n'y croira qu'après en avoir contemplé de ses propres yeux; mais admettre ce principe serait détruire l'histoire et enchaîner le Créateur à des modes invariables d'éducation pour une race dont les facultés et les besoins subissent de perpétuelles métamorphoses. En multipliant les miracles on en affaiblirait la puissance, et nous devons nous incliner devant la variété infinie des dispensations de Dieu.

    On allègue encore le grand nombre de faux prodiges, et on en tire une présomption contre les miracles racontés dans les Livres Saints; mais c'est une raison pour les examiner plus attentivement, et non pour les rejeter tous en bloc, et rien n'est moins digne d'un philosophe que de baser une censure universelle sur un petit nombre de faits déplorables. La multiplicité des faux miracles est, au contraire, une confirmation de l'authenticité des miracles évangéliques; car Dieu devait satisfaire un besoin de surnaturel aussi généralement répandu, et nous ne pouvons distinguer les faux miracles qu'en les comparant avec les vrais. Le contraste est complet entre eux : autant les uns sont absurdes et extravagants, et trahissent une imagination faible ou malade, autant les autres portent la marque d'une majesté, d'une bienfaisance, d'une simplicité, d'une sagesse qui les séparent des rêves d'une fantaisie déréglée ou des inventions de l'imposture. Enfin, les miracles bibliques s'appuient sur des présomptions et des preuves directes : sur des présomptions, puisqu'ils nous révèlent des vérités d'un ordre supérieur devant lesquelles pâlissent toutes les découvertes de la science, et qui donnent à notre existence un nouvel intérêt et un nouveau but; sur des preuves directes, puisqu'ils nous sont attestés par des témoins oculaires et par des écrits authentiques, et que sans eux nous ne pourrions nous expliquer la révolution la plus surprenante qu'aient jamais enregistrée les annales de l'humanité.

    Si imposantes que fussent ces preuves, si solide que lui parût cette démonstration, Channing comprit que la religion devait se justifier aux yeux de la génération présente par d'autres arguments que par le surnaturel, et il recourut à la satisfaction donnée par le Christianisme à nos besoins les plus nobles et les plus intimes, comme à la seule forteresse inexpugnable.

    «Il me semble, dit-il dans un discours sur ce que l'époque actuelle réclame du. Ministère chrétien, que précisément à mesure que l'espèce humaine progresse, les preuves internes du Christianisme, les marques divines qu'il porte sur son front acquièrent une importance de plus en plus grande. Je veux parler des preuves tirées de son excellence, de sa pureté et de ses heureuses influences, de sa concordance avec les besoins spirituels, avec la faiblesse et la grandeur de la nature humaine, du caractère propre et original de son fondateur, de sa magnanimité et de son charme céleste, de sa bienveillance infinie en harmonie avec l'esprit de l'univers et de ses vues sur le caractère et les desseins paternels de Dieu, le devoir humain, la perfectibilité humaine et la vie future, vues tendant d'une manière manifeste à l'élévation et au progrès incessant de notre nature, et entièrement opposées au caractère de l'époque où elles furent enseignées. Les preuves historiques et miraculeuses du Christianisme sont certainement essentielles et irrécusables ; mais sans les remplacer, les preuves intérieures dont je parle deviennent de plus en plus nécessaires et exercent une action plus grande à mesure que l'intelligence et la sensibilité de l'homme se fortifient et s'agrandissent,» Pages remarquables qui nous montrent avec quelle force Channing insistait sur l'accord du Christianisme et de la conscience, comme sur la preuve essentielle en un temps ouïe miracle fournissait une réponse à toutes les objections, et combien sur ce point, comme sur tant d'autres, il était élevé au-dessus des idées courantes et des préjugés vulgaires: pages qui justifient la légitimité et l'intensité de la crise actuelle, et qui nous permettent d'affirmer de quel côté se serait rangé le pasteur de Boston, s'il avait assez vécu pour assister à son développement

       

     

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    Développement religieux de Channing 

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  • William Ellery Channing : Etude d'Ernest Stroehlin : Deuxième Partie ; CHANNING ; Situation religieuse de l'Amérique, le Puritanisme, l'Unitarisme, Développement religieux de Channing
     

    William Ellery Channing : Etude d'Ernest Stroehlin : Deuxième Partie ; CHANNING ; Situation religieuse de l'Amérique, le Puritanisme, l'Unitarisme, Développement religieux de ChanningWilliam Ellery Channing ; étude d'Ernest Stroehlin ; Section : 2 .

     

     

     

     

    Channing Theologien .

     § 1. Situation religieuse de l'Amérique, le Puritanisme, l'Unitarisme, Développement religieux de Channing. 

     

     

    Les colonies de la Nouvelle-Angleterre, fondées par les Puritains qui fuyaient le joug de l'Église Épiscopale et la tyrannie des Stuarts, choisirent le système Congrégationaliste et arborèrent pour la discipline et pour le dogme, le drapeau du Calvinisme le plus strict. Lorsque les habitants de New-Haven promulguèrent leur nouvelle Constitution, ils déclarèrent n'avoir d'autre règle que l'Écriture, et le gouverneur, et ses assistants durent rendre la justice suivant les lois établies et à leur défaut selon la norme instituée par la parole de Dieu. La Bible fut reconnue par un décret solennel comme le Code unique et parfait de la société, la pureté de la foi et la surveillance de la vie publique et privée furent la grande fin de l'ordre civil, et les membres de l'Église purent seuls posséder le droit de cité. Cette organisation donnée au Connecticut par son gouverneur Théophile Eaton et l'un de ses pasteurs, John Davenport, fut adoptée, avec quelques insignifiantes modifications, par le Massachusetts, le Maine, le Vermont, le New-Hampshire et la plupart des États fondés par les Indépendants. Partout le Code Criminel fut emprunté à l'Exode et au Lévitique, et l'on punit de mort le meurtre, la trahison, l'adultère, le blasphème, la sorcellerie, parce que Moïse l'avait ainsi ordonné. Quant au vol, disent les lois du Massachusetts, nous ne pouvons le considérer comme un crime capital, malgré les lois Anglaises, parce que nous lisons autrement dans la Sainte Écriture.

    Dans une société où la religion et la loi se confondaient et où le magistrat était l'agent du prêtre, il n'est point surprenant que le maintien de la morale fut compris dans les attributions de l'autorité civile, et que, pour contraindre l'individu à demeurer vertueux, l'on eut recours aux règlements les plus minutieux et les plus cruels. A New-Haven, une femme mariée qui avait eu d'innocentes relations avec un jeune homme, et qui l'avait épousé après être devenue veuve, fut jetée en prison après plusieurs années d'une honorable et paisible union, et peu s'en fallut que tous deux ne fussent condamnés à mort pour un péché assurément véniel. En 1660, dans une autre ville du Connecticut, une jeune fille accusée d'avoir prononcé quelques paroles inconsidérées et de s'être laissé prendre un baiser, fut punie par l'amende et la réprimande publique; une autre par le fouet et le mariage avec son complice. A Boston, à la même époque, une respectable matrone, coupable d'une légère intempérance de langage, fut bâillonnée et attachée devant la porte de sa maison pour servir d'exemple aux bavards ; une autre excommuniée pour avoir critiqué le prix d'un ouvrage d'ébénisterie. La paresse et l'ivrognerie étaient combattues par des moyens aussi sévères, et citoyens et étrangers étaient soumis à la plus violente inquisition. L'assemblée générale de Boston s'occupa, en 1624, de l'habillement des deux sexes; en 1639 elle défendit de porter des toasts sous peine d'une amende de 12 deniers pour chaque offense; dans toutes les colonies, les ordonnances somptuaires furent observées aussi exactement qu'à Genève aux plus beaux jours de la domination de Calvin. Que l'on me pardonne ces nombreux détails : — ils étaient nécessaires pour faire comprendre l'aversion inspirée à la longue par le Puritanisme et les sympathies avec lesquelles on accueillit une conception religieuse moins légaliste et moins farouche.

    Il ne pouvait être question de tolérance dans des Communautés dont tous les membres devaient se soumettre aveuglément aux décisions du Livre et où toute divergence d'interprétation était punie comme un crime : aussi ne voulurent-elles avoir aucun rapport avec d'autres sectes, et regardèrent-elles les Arminiens, les Épiscopaux, les Quakers, comme des hérétiques et des suppôts de Bélial. L'État de Rhode-Island ayant inauguré le règne de la liberté religieuse, et son noble et pieux fondateur Roger Williams ayant reconnu, dans sa Charte de 1663, les droits de la conscience individuelle, les Puritains crièrent au scandale, et l'un des plus célèbres ministres du Massachusetts, le fougueux Cotton Mather, écrivait en 1691 ces tristes paroles : « Cette colonie est un amas d'Antinomiens, de Familistes, d'Anabaptistes, d'Arminiens, d'Antisabbatistes, de Sociniens, de Quakers, de Convulsionnaires, en un mot de tout excepté de vrais Chrétiens. Si quelqu'un perdait sa croyance, il serait sûr de la retrouver dans quelque village du Rhode-Island. » Le temps ne fit que fortifier d'aussi odieux préjugés, et lorsqu'au commencement de notre siècle apparurent les premiers symptômes d'un mouvement progressif, les Orthodoxes demandèrent l'érection d'un tribunal spirituel qui serait chargé de maintenir la vraie doctrine, et qui, examinant tous les ministres, les déclarerait dignes ou indignes du pastorat.

    Dans le domaine intellectuel, les Puritains avaient adopté dans toute leur rigueur les dogmes Calvinistes, et s'ils avaient fui dans le Nouveau Monde, c'était pour y trouver la terre promise aux seuls Elus et pour y bâtir la nouvelle Jérusalem. Leurs descendants ne dévièrent en rien de la tradition, et leurs pasteurs continuèrent à prêcher sous la forme la plus absolue, la Trinité, la Prédestination, le Péché Originel. Les Canons de Dordrecht trouvèrent un vaillant défenseur en la personne de Jonathan Edwards, l'un des partisans les plus dévoués de Whitefield et des plus vigoureux logiciens de l'Amérique. Grâce à la force de ses convictions et à sa sauvage éloquence, il gagna des milliers d'adeptes et devint chef d'Ecole. Ses successeurs, Samuel Hopkins, Nathanael Emmons, Edmond Dwight maintinrent intacte la tradition et n'eurent dans leurs volumineux ouvrages d'autre but que de combattre l'hérésie et de prouver par des arguments scholastiques l'excellence de la théologie orthodoxe. Bien qu'au temps de Channing le Calvinisme eût perdu quelques-uns de ses adhérents, il demeurait encore dans la Nouvelle Angleterre la secte dominante, et il avait pour chefs le Docteur Wood, l'un des plus fidèles disciples d'Edwards, et Lyman Beecher, le fougueux orateur 'de Boston, et l'infatigable entrepreneur de revivais. De nos jours encore, malgré le relâchement de la discipline Puritaine et le progrès des idées modernes, il a conservé de nombreux adeptes et compte dans ses rangs plusieurs hommes distingués, entre autres Henry Ward Beecher, le courageux Abolitionniste et l'éloquent tribun religieux de Brooklyn et le Docteur Stowe, son beau-frère, l'un des professeurs les plus estimés du Collège d'Andover.

    Les Puritains furent les véritables fondateurs de la République Américaine, et imprimèrent au caractère national ses traits les plus prononcés. Par leurs minutieuses prescriptions et leurs coutumes surannées, ils développèrent les mœurs simples et les vertus austères qui font les hommes énergiques et les citoyens dévoués, et ils purent accorder la liberté politique dans toute son étendue en proscrivant le relâchement et le luxe, en désarmant l'ambition, en empêchant tout excès. En n'admettant d'autre supériorité que celle du mérite, et en abandonnant à la mère patrie ses privilèges, ils établirent une complète égalité civile et donnèrent à la liberté sa condition première et sa base essentielle; en ayant la Bible pour seule règle de conduite et en rendant l'individu seul responsable de sa destinée, ils favorisèrent malgré eux et en dépit des violences et des persécutions l'esprit d'examen et furent les défenseurs de l'indépendance religieuse en face des ordonnances et des liturgies de l'Église Anglicane. Aussi admirons-nous les pieux et intrépides colons de la Nouvelle-Angleterre, et savons-nous distinguer les idées permanentes et les principes éternels de leur enveloppe souvent ridicule, de leur forme souvent tyrannique, mais les règlements qui sont nécessaires dans l'enfance d'une société doivent se modifier dans la mesure de sou développement, et les individus ne peuvent être maintenus dans un état de perpétuelle minorité. Lorsque l'Amérique eut traversé ses crises politiques et qu'elle eut conquis la liberté civile, le besoin de la liberté religieuse se fit vivement sentir et le sombre et farouche Calvinisme des Edwards et des Hopkins rencontra de nombreux adversaires. Tous les amis de la science, de la tolérance, du progrès, rejetèrent le Credo traditionnel et se rallièrent sous la bannière de doctrines plus larges qui proclamaient l'alliance de la raison et de la foi et qui reconnaissaient dans toutes les sectes des membres de l'Église Universelle du Christ. Ces doctrines, qui apparaissaient alors pour la première fois en Amérique, et qui devaient lui donner plus tard quelques-uns de ses plus brillants orateurs et de ses théologiens les plus distingués, étaient depuis longtemps connues en Angleterre et avaient reçu le nom d'Unitarisme.

    Apporté par les Sociniens sous Elisabeth et Jacques I, persécuté à l'envi par la Haute Eglise, les Presbytériens et les Indépendants, prêché au milieu des plus grands périls par John Biddle et Thomas Firmin, l'Unitarisme avait joui d'une tranquillité relative sous le gouvernement sage et modéré de. Guillaume III, et avait été professé par les hommes les plus éminents de la Grande-Bretagne, par Milton et par Locke, par Burnet et par Tillotson, par Newton et par Samuel Clarke. Grâce à la diffusion des lumières et au respect toujours croissant des droits de la conscience individuelle, il n'avait cessé de gagner de nouveaux adhérents et avait fait sentir son influence au Presbytérianisme et à d'autres sectes. A la fin du siècle dernier il comptait dans toute la contrée, et surtout à Londres, de nombreuses Congrégations, attirait au pied de ses chaires des auditeurs d'élite, et avait l'honneur de compter parmi ses prédicateurs des hommes d'un mérite incontesté, tels que Richard Priée et le docteur Priestley. La Révolution Française lui porta un coup fatal. Considérés par le parti Conservateur comme des Jacobins et des perturbateurs de l'ordre établi, regardés par les âmes pieuses comme des incrédules de la pire espèce, en butte à la haine ardente et au superbe mépris de Burke et des chefs du Torysme, les dissidents durent momentanément garder le silence et cherchèrent un asile dans le Nouveau Monde. Le Docteur Priestley, expulsé de Birmingham par la populace à cause de ses hérésies et de ses sympathies pour la cause Républicaine, trouva un refuge à New York, fut appelé à exposer ses idées dans des Conférences publiques et fut le premier Apôtre de l'Unitarisme. Ses opinions se répandirent rapidement dans la Nouvelle Angleterre et en particulier dans le Massachusetts, et elles y entretinrent un foyer permanent de libéralisme et de réforme.

    Au bout de peu de temps, l'Unitarisme fut embrassé par la plupart des esprits cultivés, et il aspira toujours plus à devenir une religion éclairée et moralisante, d'accord avec les idées, les institutions et les besoins de la société moderne. Il fonda sa théologie sur la Bible, mais il élimina de l'enseignement les dogmes irrationnels et contradictoires de l'orthodoxie; il n'eut aucune complaisance pour l'austère et monacale dévotion des Puritains, mais il maintint avec fermeté les principes supérieurs, qui indiquent à l'homme sa véritable destination, et lui inspirent les vertus domestiques et sociales. Il fut le persévérant apôtre de la tolérance, et prit une large part aux grandes améliorations publiques, et aux institutions philanthropiques. C'est dans son sein que se recrutèrent les plus intrépides Abolitionnistes et les penseurs les plus éminents des États-Unis, les Channing et les Tuckermann, les Charles Sumner et les Wendell Philipps, les Théodore Parker et les Ralph Waldo Emerson.

    Quant à la théologie Unitaire proprement dite, elle était loin d'être ce qu'elle est devenue de nos jours chez ses plus illustres représentants, mais elle constituait un réel progrès sur le Calvinisme. Née de l'opposition aux trente neuf articles de l'Église anglicane et aux symboles de Nicée et d'Athanase, elle rejetait les dogmes de la Trinité, de l'absolue divinité du Christ, du péché originel, de l'expiation vicaire, de l'éternité des peines de l'enfer ; soutenait l'accord de la révélation et de la raison, et ne reconnaissait, en matière de foi, d'autre guide que cette dernière; condamnait tout Credo et toute formule confessionnelle, et admettait dans le sein de l'Église la plus complète diversité d'opinions.

       Une conception aussi pure et aussi spiritualiste de la religion devait plaire à un homme aussi éclairé et aussi foncièrement libéral que Channing. Il avait montré, dès son enfance, une invincible répugnance pour le Calvinisme, et, à mesure que ses facultés se développèrent, il fut toujours plus révolté dans son sentiment de la justice et de la bonté divines, par ce qu'il appelait des dogmes impitoyables. Il se plongea avec ardeur dans l'étude des Saintes Écritures, et, loin d'y rencontrer la confirmation des opinions traditionnelles, loin d'y voir enseignées la félicité de quelques hommes choisis arbitrairement et la damnation de millions d'autres précipités pour toujours par une fatalité inexorable dans l'abîme, il y trouva un Dieu qui est pour tous ses enfants un Père miséricordieux et tendre, et qui accorde les secours de sa grâce à tous ceux qui s'efforcent de triompher du péché, et qui aspirent à la perfection. Il examina ensuite l'histoire des différentes communions chrétiennes, et apprit que dans chacune d'elles il y avait de vaillants serviteurs de Dieu et des adorateurs en esprit et en vérité ; il reconnut également qu'aucune d'elles n'était exempte d'erreurs, et que l'infaillibilité ne pouvait être le partage d'aucune secte. Aussi regarda-t-il comme la plus odieuse violation des lois divines la prétention d'un parti d'imposer à ses frères ses doctrines et ses pratiques particulières, et il flétrit chez les Protestants le despotisme spirituel qu'ils avaient eux-mêmes blâmé dans l'Église romaine. Les travaux auxquels il se livra à l'Université d'Harvard ne firent que fortifier ses convictions à cet égard. Il rejeta comme irréligieux les dogmes du péché originel et de la corruption radicale de tous les descendants d'Adam, et admit la perfectibilité de l'âme humaine ; il crut que la religion s'adressait à notre intelligence autant qu'à notre cœur, et que le Christianisme avait pour but le développement de toutes nos facultés ; enfin, bien qu'à cette époque il n'eût pas complètement rompu avec le dogme de la Trinité, il ne pouvait étouffer des doutes opiniâtres à son sujet, et peu d'années après il le combattit ouvertement. Plus Channing médita sur les problèmes de la théologie, plus il affirma énergiquement l'accord de la révélation et de la raison, plus il exalta le principe de la souveraineté de l'individu, et soutint que c'était d'après nos lumières naturelles qu'il fallait interpréter le Livre divin. A ses yeux, l'essence de la religion moderne fut de ne reconnaître, en matière de foi, d'autre autorité que la conscience, et de rejeter tous les dogmes qui lui étaient contraires : il fut, comme l'a dit M. Laboulaye, un rationaliste chrétien.

    Des vues aussi hardies, qui sapaient par la base l'empire de l'Église et de la tradition, ne pouvaient manquer d'exciter une vive émotion. Les Orthodoxes se hâtèrent à l'envi de protester contre l'incrédulité du jeune ministre, dans toutes les communions on le mit, ainsi que ses amis, au ban du Christianisme, et Coleridge, dans une de ses boutades, définit l'Unitarisme la pire espèce d'Athéisme unie à la pire espèce de Calvinisme, comme deux ânes attachés ensemble par la queue.

        Une aussi injuste et aussi violente persécution ne réussit qu'à rallier ostensiblement Channing aux Unitaires, dont il s'était jusque-là séparé par indépendance d'esprit, et dont il devint l'un des docteurs les plus illustres et les plus vénérés. Il modifia les opinions de Priestley, dans ce qu'elles avaient d'aride et de commun avec un Rationalisme bourgeois et vulgaire, communiqua à l'Unitarisme la chaleur vivifiante de son talent et de son cœur, en fit l'une des formes les plus pures et les plus élevées du Christianisme, et ne cessa jusqu'à sa mort de rechercher librement la vérité, et de s'opposer à toute systématisation arbitraire et artificielle. Ce sont les résultats auxquels il parvint, après une vie consacrée tout entière à la méditation et aux luttes de la pensée que nous désirons brièvement exposer. S'il ne les a jamais réunis en un traité complet, et s'il ne les a jamais enseignés cx-caihedra, il les a présentés de la manière la plus claire et la plus détaillée dans ses lectures et ses sermons de Federal Street : aussi nous sera-t-il facile de retracer les principes très simples et très sobres sous le rapport du dogme, très riches pour la vie chrétienne, et très féconds en applications sociales qui constituèrent sa profession de foi.  

     

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      DidierLe Roux

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  • William Ellery Channing : Etude d'Ernest Stroehlin : Première Partie ; Thèse
     

    William Ellery Channing : Etude d'Ernest Stroehlin : Première Partie ; ThèseWilliam Ellery Channing ; étude d'Ernest Stroehlin ; Section : 1 .

     

     

     

     

    THÈSES.

      

     

     

    I. À la fin du dix-huitième siècle, l'Amérique subit le contre coup de la révolution politique, intellectuelle et religieuse qui s'opérait dans l'Ancien Monde.

    II. Channing, l'un des Chrétiens les plus éminents de notre époque, sut unir la plus entière indépendance de pensée à la plus parfaite tolérance pour les opinions d'autrui.

    III. Channing professa dès sa jeunesse et conserva jusqu'à sa mort un sincère et fervent amour pour la liberté dans la sphère religieuse comme dans la sphère politique et dans la sphère sociale.

    IV. Dans sa prédication, Channing s'adressa principalement à la conscience.

    V. Sans être ni un grand orateur ni un orateur populaire, Channing fut l'un des prédicateurs les plus suivis et les plus influents de l'Amérique.

    VI. Channing s'associa joyeusement à toutes les tentatives faites pour le relèvement matériel et spirituel de la classe ouvrière.

    VII. Par opposition à la Démocratie Américaine, Channing fit de la régénération de l'individu, la base de la réforme de la société.

    VIII. Channing fut dès sa jeunesse l'adversaire de l'esclavage et accentua d'une manière toujours plus franche ses convictions Abolitionnistes.

    IX. Channing crut que l'émancipation s'opérerait par les efforts individuels des Abolitionnistes. Il condamna tout affranchissement par arrêt du Congrès.

    X. Channing est l'idéal du pasteur Protestant au dix-neuvième siècle.

    La Faculté de Théologie, chargée par les règlements de la Vénérable Compagnie d'examiner les thèses des candidats au Saint Ministère, autorise l'impression des présentes thèses, sans prétendre par là exprimer d'opinion sur les propositions énoncées.

    Genève, 18 juillet 1867.

    ACADÉMIE DE GENÈVE

    ÉTUDE 

    SYSTÈME THÉOLOGIQUE

    WILLIAM ELLERY CHANNING 

    THÈSE

    PRÉSENTÉE

    A LA FACULTÉ DE THÉOLOGIE DE GENÈVE

    POUR OBTENIR

    LE GRADE DE LICENCIÉ EN THÉOLOGIE

    ERNEST STRŒHLIN

    Étudiant en Théologie
     

     

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  • William Ellery Channing : Etude d'Ernest Stroehlin : Première Partie ; CHANNING ; Homme politique, sa lutte contre l'Esclavage
     

    William Ellery Channing : Etude d'Ernest Stroehlin : Première Partie ; CHANNING ; Homme politique, sa lutte contre l'EsclavageWilliam Ellery Channing ; étude d'Ernest Stroehlin ; Section : 1 .

    SA VIE, SA PRÉDICATION SON RÔLE COMME ABOLITIONNISTE ET COMME RÉFORMATEUR SOCIAL.

    § 5. Channing, Homme politique, sa lutte contre l'Esclavage.

      

     

     

    Peut-être sera-t-on surpris du titre de ce paragraphe, peut-être trouvera-t-on singulier qu'un ecclésiastique ait pu prendre une part active à la politique contemporaine, mais les Américains ont sur ce point d'autres opinions que les nôtres, et le prédicateur peut juger avec une entière franchise du haut de la chaire chrétienne les mesures importantes du Congrès et les hommes éminents de l'Union. Il a été permis à Théodore Parker de critiquer sévèrement les actes de Daniel "Webster et de Zachary Taylor, et de s'élever avec une éloquence vengeresse contre leurs déviations de la loi morale ; au Révérend Ward Beecher d'apprécier librement tous les faits de la guerre civile, et de distribuer à chaque parti la louange et le blâme ; il n'est donc point étonnant que Channing ait fréquemment usé du même droit, et qu'il ait chaleureusement combattu pour le triomphe des idées qui lui étaient chères. Il crut avec raison que la religion ne l'affranchissait d'aucun des devoirs du citoyen, et il porta aux événements qui se passaient dans l'Ancien Monde un aussi vif intérêt qu'à ceux qui s'accomplissaient dans sa patrie. A ceux, d'ailleurs, qui pourraient objecter que le ministre de l'Évangile est avant tout un homme de paix, et qu'il doit sacrifier ses goûts personnels aux progrès du Royaume de Dieu, nous répondrons que les États-Unis traversaient, en ce moment, une crise terrible, et que l'esclavage menaçait d'ébranler la société jusque dans ses plus solides fondements. En d'aussi graves circonstances, la prudence mondaine aurait été une lâcheté, et il était de la mission d'un homme de bien de protester contre les abus jusqu'à leur complète destruction.

     

    Channing porta de bonne heure, dans la chaire, l'expression de ses convictions politiques, et, en 1810, à l'occasion d'un jeûne public, il parla avec véhémence contre la prétention de Napoléon à la monarchie universelle, et dépeignit en un langage énergique la tyrannie à laquelle étaient soumises la France et l'Europe entière. En 1812, lorsque le cabinet de la Maison-Blanche était sur le point de déclarer la guerre à l'Angleterre, et d'entrer en lutte avec un pays qui était à cette époque le dernier asile de la liberté, Channing s'opposa avec force à une aussi funeste décision, et condamna en termes sévères l'avidité et l'ambition qui s'étaient emparées du président et des principaux membres du Congrès. Tant que le pays fut en danger, il s'acquitta vaillamment de son pénible ministère, et, en 1814, lorsque l'armée anglaise se préparait à envahir le Massachusetts, nous le voyons soutenir les citoyens de Boston découragés, et réveiller dans le cœur de ses paroissiens une inébranlable confiance en Dieu et un patriotisme prêt à tous les sacrifices. La même année, arriva la nouvelle de la chute de Napoléon; aussitôt l'on convoqua un meeting pour délibérer sur la manière la plus digne de célébrer la destruction du despotisme militaire, et l'on chargea Channing de prononcer un sermon d'actions de grâces. Ce n'est point ici le lieu d'apprécier ce discours qui respire dans toutes ses pages une haine ardente de l'oppression et un sincère amour de l'humanité. Si durs qu'aient pu paraître les jugements de Channing à ses contemporains, ils seront en grande partie confirmés par l'histoire, et ils coïncident souvent avec ceux du colonel Charras, de MM. Edgar Quinet, Auguste Nefftzer, Edmond Scherer, Charles Dollfus, Prévost- Paradol, Paul Lanfrey, et d'autres éminents publicistes de notre époque.

     

    Pendant toute cette période, Channing fut vraiment admirable : dans ces temps agités, alors que les cœurs les plus généreux étaient assaillis par de sombres pressentiments, et, répudiaient dans leur âge mûr les idées qui les avaient enthousiasmés pendant leur jeunesse, Channing eut toujours confiance dans l'avenir, et s'il ressentit de violentes indignations, ce fut contre ceux qui avaient foulé aux pieds les droits et les ^espérances de leurs semblables. Son calme et sa modération ne furent pas moins remarquables que son intrépidité et son énergie. Le citoyen et le chrétien ne furent jamais dominés en lui par l'homme de parti et, au milieu des luttes les plus passionnées, il ne cessa de recommander à ses amis un complet désintéressement dans la poursuite de leurs projets, et une inaltérable charité à l'égard de leurs adversaires. Noble sérénité de l'homme de bien qui n'eut jamais recours à l'insubordination pour hâter les réformes, et qui ne vit de base durable pour la prospérité d'un peuple que dans la liberté et la justice!

     

    Channing fit preuve dans les affaires de son pays de la même élévation et de la même impartialité. Malgré son désir de s'abstenir de toute action directe, il fut appelé à paraître devant le public comme écrivain politique, et à remplir ce qu'il regardait comme un devoir solennel. Ce fut, en 1837, lors des intrigues du Sud pour l'annexion du Texas. Pendant que de toute part l'on applaudissait à l'envahissement d'un pays libre par une bande d'aventuriers, Channing ne craignit pas de protester contre une aussi énorme iniquité, et de révéler la vraie pensée des fauteurs de la révolte. Ce que voulaient les députés du Sud, ce n'était point acquérir un nouveau territoire, c'était étendre l'esclavage dans une contrée qui l'avait supprimé, et acquérir de nouvelles voix dans le Congrès. C'est ce que démontra Channing, avec une hauteur de vues remarquable, dans une lettre à M. Henri Clay, l'un des hommes d'État les plus distingués de l'Union, qui avait soutenu cette odieuse mesure de tout le poids de son autorité, et de tous les arguments de sa sophistique éloquence. Il prouva, avec une profonde connaissance de l'histoire et avec l'infaillible instinct de l'honnête homme, que cette conquête si désirée serait un malheur pour la République, et que l'Amérique serait entraînée, par cette audacieuse violation de tous les droits, dans une carrière d'empiétements, de guerres et de crimes, qui tôt ou tard amèneraient sa ruine. Channing a été assez heureux pour mourir avant la consommation de cet acte funeste: il n'a assisté nia l'invasion du Mexique, ni à l'expédition de Cuba, il n'a point été témoin du bill des fugitifs et de ceux du Nebraska et du Kansas, mais il vécut assez pour prévoir la marche logique des événements, et l'avenir a tristement justifié ses prédictions.

    L'annexion du Texas n'était qu'un acte isolé, dans la grande lutte engagée entre les esclavagistes et les défenseurs de la liberté, lutte qui commença aux premiers jours de l'Union, et qui, aujourd'hui, n'a pu être complètement terminée par une guerre fratricide. Au premier abord, il paraît surprenant que les glorieux fondateurs de l'Indépendance n'aient pas, par un article de la Constitution, purifié de cette lèpre la société américaine, mais le mal était moins grand à cette époque qu'il ne devait le devenir plus tard, et ils espéraient dans la lente action du temps et dans le bon vouloir des États, pour détruire cet abus sans trouble et sans violente secousse. Tous les hommes de cette grande et vertueuse génération furent des Abolitionnistes déclarés, et Jefferson avec la sagesse du législateur, Washington avec l'éloquence du guerrier victorieux et de l'austère patriote, Benjamin Franklin avec son parfait bon sens et sa piquante ironie, John Jay avec la droiture de l'honnête citoyen, soutinrent l'émancipation et la réclamèrent non comme un bien et l'honneur du pays planteurs. Avides, ambitieux, unis pour un seul but, subordonnant toutes les questions au maintient de l’institution domestique, les députés du Sud jetèrent dans toutes les délibérations leur poids prépondérant dans la balance, s'emparèrent de tous les postes importants, parvinrent à dominer l'Union, et la lancèrent dans une voie dont l'esclavage universel et éternel était le but avoué. Par une série de violences, d’astucieux compromis, de mesures habiles et immorales, ils réussirent à l’introduire dans de nouveaux territoires, paralysèrent par leurs discipline les efforts individuels de leurs adversaires, défendirent aux prédicateurs et aux journalistes de traiter cette question importune, et firent peser sur le Nord un joug de fer.

    Cependant tous les citoyens des États-Unis n'acceptèrent pas une position aussi humiliante. Pendant que les hommes d’état de la Nouvelle-Angleterre, absorbés par leurs opérations mercantiles et éblouis par leur prospérité prodigieuse, ne protestaient que faiblement ou acceptaient une coupable  solidarité avec les planteurs, l'opinion publique se prononçait contre l’esclavage avec une extrême vigueur, et le patriotisme, l’horreur de l'injustice, la pitié pour une race opprimée donnait naissance au parti des Abolitionnistes. Mus par de généreuses convictions et plein d’un zèle téméraire, les Abolitionnistes engagèrent avec vigueur la guerre contre le Sud, et franchirent souvent les limites d’une stricte prudence. En 1831, un simple ouvrier imprimeur, William Loyd Garrison donna le signal en publiant seul et à ses frais, une modeste feuille intitulée le Libérateur. Depuis ce moment, des associations se formèrent, les meetings se multiplièrent, les missionnaires se répandirent dans tous l’Union pour prêcher la croisade, et demandèrent partout l'abolition immédiate. Le Sud, à cette nouvelle, entra dans une violente fureur, et mit tout en œuvre pour arrêter le mouvement. Il flatta les préjugés et souleva les passions populaires, fit outrager les orateurs et incendier les locaux où se tenaient les réunions, mit à prix la tête des avocats de l'Emancipation, et réclama du Congrès les mesures les plus rigoureuses. Le président, inféodé au parti des planteurs, prohiba, sous les peines les plus sévères, la circulation des pamphlets abolitionnistes dans les États du Sud; les riches négociants du Nord, inquiétés dans leurs intérêts et fatigués d'une lutte continuelle, demandèrent qu'on mît fin à cette agitation stérile ; d'indignes pasteurs prouvèrent la légitimité de l'esclavage par une audacieuse profanation des Livres Saints, et procurèrent au moyen d'une sophistique exégèse un narcotique à la conscience de leurs paroissiens.

     

    Ce fut à ce moment, alors que la cause des Abolitionnistes était gravement compromise, que Channing parut sur la scène et qu'il porta à leurs adversaires les coups les plus redoutables par l'élévation de sa polémique et la modération de ses jugements.

     

    Il avait été de tout temps hostile à l'esclavage, et jeune homme, lors de son séjour en Virginie, il avait été profondément blessé par cette impudente violation des droits de l'homme. Trente années consacrées à la propagation des idées libérales n'avaient pu que le confirmer dans ses premières impressions, et lorsqu'en 1830 il dut chercher sous le doux climat de Santa-Cruz un remède pour sa santé sérieusement altérée, il fut navré de l'ignorance et de la misère des Noirs et oublia la pureté du ciel des Antilles et les splendeurs de la nature tropicale en présence d'un aussi douloureux spectacle. En 1832 il rentra à Boston, rendit compte de son voyage à ses paroissiens et leur dépeignit en un simple et touchant langage les maux et les crimes de l'esclavage. Aux paroles il joignit les actes et, dès ce jour, les amis de la liberté purent se glorifier de compter dans leurs rangs un orateur éminent et un homme dont le désintéressement ne pouvait être suspect.

     

    Il ne s'enrôla point cependant sous le drapeau des Abolitionnistes, bien qu'il rencontrât parmi eux le docteur Follen et quelques autres de ses amis les plus chers. Il lui répugnait de faire partie de toute grande association et, tout en admirant le zèle et l'abnégation de leurs chefs, il ne pouvait se dissimuler leur imprudence, leur manque de jugement, leur haine violente contre les planteurs, leurs exagérations regrettables. Sa position fut pendant quelque temps des plus pénibles. Le haut commerce, qui était opposé à tout changement et qui redoutait le mouvement des idées, plusieurs membres du clergé et des plus orthodoxes qui invoquaient contre les nègres avec un littéralisme superstitieux la malédiction de Noé et qui se faisaient les exécuteurs testamentaires du vieux patriarche, la société élégante de Boston,

      

     

     

    qui regardait toute tentative de ce genre comme une occupation vulgaire et de mauvais goût, étaient indignés contre Channing et le condamnaient comme un perturbateur de l'ordre établi. Les Abolitionnistes, de leur côté, lui reprochaient amèrement sa froideur et attribuaient sa réserve à la crainte de compromettre sa popularité. Channing souffrit cruellement des accusations de ceux dont il était depuis tant d'années l'ami et le pasteur vénéré; mais il n'en persévéra pas moins dans ce qu'il considérait comme son devoir et il conserva au milieu de la plus violente agitation tout son calme et toute sa sérénité.

    Cependant les événements politiques le firent peu à peu sortir de son isolement et les hautaines prétentions du Sud le rapprochèrent toujours plus des Abolitionnistes. Le dédaigneux accueil fait par le Congrès à la pétition des citoyens du Massachusetts, les odieuses scènes de Philadelphie, les pillages et les massacres dont l'Illinois fut le théâtre, émurent profondément son cœur honnête et droit et dans les nombreux meetings tenus à Faneuil-Hall il protesta hautement contre cette audacieuse violation de la Constitution et contre les actes de brutale sauvagerie dont ses adversaires s'étaient rendus coupables. Plus il avança dans la vie, plus il lui parut important de résoudre la question d'une manière radicale, et nous pouvons ranger Channing, dans la croisade contre l'esclavage, à côté de Théodore Parker, du Révérend Ward Beecher, de Mistress Stove, de Charles Sumner, de Wendell Philipps et des plus éloquents orateurs de l'Union.

    Channing ne se borna point à prendre une part active à la lutte par ses discours : il crut utile, au milieu de l'anarchie des opinions, de rappeler les grands principes qui devaient dominer tout le débat, et il écrivit son traité de l'Esclavage, l'une des plus belles œuvres qui soient sorties de sa plume. Quelques années plus tard, M. Clay ayant soutenu en plein Sénat que la loi donnait aux planteurs plein pouvoir sur la personne des nègres et déclaré que tout projet d'émancipation mettrait la patrie en danger, Channing s'éleva avec force contre d'aussi étranges maximes et réfuta d'une manière complète une théorie aussi fausse et aussi dangereuse.

    Fidèle à son amour de la liberté et à son respect de l'individu, le pasteur de Boston ne s'étend point sur les misères physiques de l'esclavage. Il reconnaît que les cas de cruauté sont rares, que les esclaves sont convenablement traités et peuvent amplement satisfaire leurs besoins matériels, que les maîtres sont moins coupables qu'ils ne le paraissent au premier abord et qu'ils sont aveuglés par l'opinion régnante et les préjugés de leur éducation. Mais, s'il est plein de charité pour les personnes et s'il reconnaît que l'habitude nous fait facilement regarder comme un droit ce qui n'est qu'une usurpation, il n'en considère pas moins l'esclavage comme le plus grand des crimes et il condamne en termes énergiques l'abrutissement d'âmes immortelles créées à la ressemblance de Dieu et destinées à parvenir à la connaissance de la vérité. L'esclavage ne peut être justifié comme propriété, car l'homme ne peut avoir de droits sur l'homme, et user de son semblable comme d'une chose est se rendre coupable du crime d'oppression. En effet, si un homme peut être possédé, tous les autres pourront l'être; si notre liberté ne repose pas sur les droits imprescriptibles de la nature humaine, mais sur des circonstances fortuites et accidentelles, elle n'a aucun fondement solide et elle est soumise aux caprices du Législateur. Qui ne repousse avec horreur de semblables conclusions?

    La légitimité de l'esclavage ne peut se soutenir en présence de l'égalité primitive de l'homme et des droits de l'individu. Que deviennent le sentiment du devoir, le libre déploiement de l'intelligence, la possibilité du progrès et du bonheur pour un être qui est enchaîné à la volonté d'autrui et qui doit servilement exécuter tous ses ordres? L'essence même de la propriété prouve que l'homme ne peut être traité comme une chose. Qui dit propriété dit un droit exclusif, et la première propriété est celle de sa propre personne, de son esprit et de ses facultés. Tout droit, d'ailleurs, suppose une obligation correspondante. Or, le nègre est-il obligé de porter indéfiniment des fers et de se confiner lui et sa famille dans un lieu où la force peut briser leur union en un instant ? Pouvons-nous le blâmer de rompre son joug et de retourner à son foyer naturel? L'absence de l'obligation démontre ici la nullité du droit. Enfin, devant Dieu, l'homme ne peut être considéré comme une propriété. C'est un être raisonnable, moral, immortel, qui a été fait à l'image de son Créateur et qui n'a d'autre guide que sa conscience, et c'est faire un sanglant outrage à son Père Céleste que de l'abaisser au niveau de la brute. L'esclavage est donc de tout point injustifiable, et l'on ne peut invoquer pour son apologie l'intérêt public ou la loi suprême de l’État. Nous regrettons de ne pouvoir analyser d'une manière un peu détaillée les belles pages où Channing dévoile les sophismes de M. Clay et discute en philosophe les problèmes les plus hauts et les plus délicats de la politique et du droit. La haine de l'injustice élève l'humble pasteur à la hauteur d'un éminent jurisconsulte, et le temps n'a fait que confirmer la vérité de ses principes et la vigueur de sa dialectique.

    Mais, répondent les défenseurs de l'institution domestique, au-dessus du Code se trouve la Bible; l'esclavage est justifié par l’Écriture et l'abolir serait affecter une perfection supérieure à celle de l’Église primitive, des Apôtres, de Jésus-Christ lui-même. Channing venge dignement la religion d'arguments qui la rendraient coupable de la faiblesse de ses ministres et qui en feraient un objet de répulsion pour tout homme sérieux et éclairé. S'il ne déploie pas contre les docteurs littéralistes la sainte véhémence et la splendide ironie d'un Wendell Philipps et d'un Théodore Parker, il les réfute solidement par l'élévation de ses vues et par son profond sentiment de la dignité humaine, et il montre que le christianisme, qui est une religion de justice et d'humanité, est aussi une religion de liberté et de progrès.

    Après la religion et la loi qu'ils invoquent si faussement, les partisans de l'esclavage allèguent l'infériorité de la race noire et l'inimitié des deux peuples. Mais, malgré l'ingénieuse théorie de M. Agassiz, et à supposer même qu'il soit démontré que la race nègre ne forme pas une simple variété du genre humain, mais une espèce distinctive, il n'en serait pas moins doué de la parole et de la raison et il devrait être regardé comme un être intelligent et moral. Quant à l'infériorité de l'éducation, elle existe sans nul doute, mais n'est-ce pas pour nous un devoir d'y porter remède? Ne devons-nous pas distribuer d'une manière libérale l'instruction à cette classe déshéritée et travailler à son émancipation? L'on prétexte aussi l'inimitié des races, l'inconvenance d'un mélange entre les noirs et les blancs, la guerre civile. La guerre sera-t-elle amenée par les planteurs ou par les Abolitionnistes? La confusion du sang ne sera-t-elle pas prévenue par l'antipathie nationale et ne serait-elle pas préférable au triste spectacle d'esclaves enfants d'un père libre et de négresses, qui ont dans leurs veines le sang le plus noble de la Caroline et de la Virginie ?

    Après avoir montré l'énormité des prétentions du Sud, Channing expose les maux de l'esclavage, qui sont plus physiques que moraux, il dépeint, dans un langage éloquent et sévère, la dégradation des nègres, leur ignorance, leur superstition, l'affaiblissement de leur sens moral, le relâchement des liens de famille, la corruption et l'arrogance des planteurs, et il annonce en termes prophétiques la ruine de l'Union et la crise terrible qui sera tôt ou tard provoquée par le maintien et l'extension illimitée de l'institution domestique.

    Quel est le remède à une aussi déplorable situation? Channing rejette la colonisation comme insuffisante et il ne voit de salut que dans l'abolition, mais dans une abolition graduelle qui garantisse les droits du maître et rende les esclaves dignes de leur nouvelle condition. L'émancipation ne peut être accomplie sans danger que par les États du Sud : eux seuls peuvent déterminer et appliquer les véritables moyens. Quant aux citoyens du Nord, ils sont tenus, comme individus, de favoriser toutes les mesures propres à hâter l'abolition et de fortifier le mouvement toujours grossissant du monde civilisé et chrétien en faveur de la liberté, mais ils ne doivent point intervenir comme États et supprimer l'esclavage par une décision arbitraire du Congrès.

    Le temps a marché depuis Channing, et il y a loin de ses prudents conseils et de sa courageuse modération aux véhéments discours et aux propositions radicales des Théodore Parker, des Wendell Philipps, des Charles Sumner et d'autres grands tribuns chrétiens. Mais les travaux de ces vaillants serviteurs de Dieu et le triomphe définitif de la cause qu'ils ont soutenue ne doit point nous faire oublier la part prise à la lutte par Channing et son inébranlable fermeté en face des prétentions toujours croissantes des planteurs. Le pasteur de Boston brille au premier rang parmi ceux qui ont impérieusement réclamé une réforme et qui ont réveillé l'esprit public de son assoupissement. Qui dira l'ascendant que cet homme vertueux et éloquent a exercé par ses encouragements et ses conseils sur les hommes d'élite qu'il honorait de son amitié, qui mesurera le bien produit par des discours d'un aussi franc spiritualisme et d'une aussi mâle élévation, qui comptera les épis qui, sous sa bienfaisante influence, ont mûri pour la moisson de l'avenir?

    Vanité de la sagesse humaine ! éternelle grandeur des lois divines ! L'on ne viole point impunément les droits de la justice et de l'humanité, l'on ne transige point avec la conscience. Les Henry Clay, les Douglas, les Daniel Webster, les hommes d'Etat habiles et les brillants orateurs applaudis et admirés par leurs contemporains, ont déjà reçu leur récompense et seront sévèrement jugés par la postérité. Les Channing, les Parker, les Lincoln, les humbles pasteurs, les citoyens dévoués, dédaignés par les prudents selon le monde, et honnis par la foule comme d'insensés rêveurs, ont été les hommes de l'avenir et ont montré plus de perspicacité en accomplissant fidèlement leur devoir que les hommes politiques en inventant d'ingénieuses combinaisons et en ménageant les partis. Seule, l'idée domine dans le monde ; seule, elle est immortelle. Ses défenseurs peuvent périr, mais elle survit à toutes les défaites et à toutes les oppressions et, quoi qu'en disent les adorateurs de la force, du succès et du fait accompli, l'on ne peut vaincre quand l'on a contre soi la vérité et la liberté.

     

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      DidierLe Roux

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    William Ellery Channing ; étude d'Ernest Stroehlin ; Section : 1 .

    SA VIE, SA PRÉDICATION SON RÔLE COMME ABOLITIONNISTE ET COMME RÉFORMATEUR SOCIAL.

    § 4. Channing, Réformateur social.

      

     

     

    Les pages dans lesquelles Channing a cherché à résoudre les questions sociales, sont regardées, à bon droit, comme les meilleures qui soient sorties de sa plume; et ce sont elles qui les premières l'ont fait connaître aux lecteurs français. «Il n'y a pas longtemps, dit M. Laboulaye, dans sa remarquable Introduction aux œuvres du Réformateur américain, que le hasard fit tomber dans mes mains les écrits de Channing. En lisant les œuvres d'un homme mort, il y a déjà 12 ans, et dont le nom même m'était étranger, je fus bien surpris et bien confus d'y trouver la solution des terribles problèmes qui, sous le nom de Socialisme, ont remué toute l'Europe, et qui restent encore à l'horizon comme une menace pour l'avenir.» L'éclatante adhésion donnée par le publiciste parisien aux principes du pasteur de Boston ne nous semble point exagérée, et nous pensons que peu d'hommes ont su aussi bien que Channing déchiffrer la redoutable énigme posée par la civilisation moderne.

     

    Il s'en était occupé de bonne heure, et en Virginie, alors qu'il traversait une crise douloureuse et qu'il faisait passer toutes ses croyances par le creuset du doute, il aspirait ardemment à trouver une forme de société qui permît à l'homme, en tant qu'être moral, de réaliser son plein développement. A Boston, il se montra préoccupé dès le début de son ministère de la plaie du paupérisme, et il ne cessa d'étudier les moyens par lesquels il pourrait atténuer les souffrances et les vices d'êtres plongés dans l'ignorance et dans la misère. Peu d'hommes étaient aussi bien doués que lui pour accomplir une pareille tâche, et il était appelé, par ses opinions philosophiques comme par ses doctrines religieuses, par la générosité de ses penchants comme par la tendresse de son cœur, à l'infatigable et magnifique apostolat auquel il consacra sa vie tout entière. Aussi ne demeura-t-il étranger à aucune bonne œuvre, et il s'associa joyeusement aux tentatives du Révérend Noah Worcester, du docteur Charles Follen, du Révérend Joseph Tuckermann et d'autres hommes éminents pour améliorer la condition des classes ouvrières, et pour faire régner sur la terre la fraternité prêchée par Jésus de Nazareth. Il adressa dans ce but aux habitants de Boston plusieurs discours d'une mâle cordialité et d'une sympathique éloquence : je citerai entre autres ceux sur l'éducation personnelle, l'élévation des classes laborieuses, la tempérance, l'utilité d'un ministère pour les pauvres, l'obligation pour les municipalités de veiller à la santé morale de leurs membres, etc. Lorsque plus tard la maladie eut mis fin à son activité pastorale, il continua à porter son attention sur ces sujets, et les traita fréquemment dans sa correspondance avec ses amis d'Europe, avec MM. de Sismondi et de Gérando, avec miss Roscoe, la fille de l'illustre réformateur des prisons anglaises, et miss Martineau, le spirituel critique de la Revue de Westminster. D'aussi nobles et d'aussi persévérants efforts devaient être couronnés d'un plein succès, et en Amérique le peuple reconnut dès le premier jour un véritable ami dans ce doux et courageux missionnaire qui lui dépeignait avec tant de grandeur ses devoirs, et qui ressentait pour ses maux une aussi vive commisération.

    Ses écrits n'eurent pas moins de retentissement en Angleterre : répandus à profusion dans les districts manufacturiers, ils y furent reçus avec enthousiasme, et de tous les points du Royaume-Uni les ouvriers lui envoyèrent des adresses pour lui témoigner leur reconnaissance et leur admiration. « Rien, dit son biographe, ne lui donna une satisfaction aussi complète et aussi pure que l'accueil fait à ses lectures par ceux à qui 'il les avait destinées, et un jour qu'il avait reçu une adresse de l'Institut ouvrier de Slaithwaite dans le Yorkshire, on le vit s'écrier, la figure animée et les yeux brillants : « C'est de l'honneur, ceci, c'est de l'honneur !» Il y avait en ce moment sur sa table une lettre écrite par l'ordre d'un des plus grands monarques de l'Europe qui le remerciait de son livre ; mais la gratitude profondément sentie et simplement exprimée par la main d'un rude mineur le touchait bien davantage que les éloges des grands, les félicitations des sages et même la chaleur de ses amis. Noble joie qui peint mieux que ne pourraient le faire de longs discours, cette âme délicate et pure! Saintes émotions qui honorent le philanthrope et le Chrétien!

     

    Quelles furent les opinions de Channing sur la crise sociale, et de quelle manière posa-t-il l'un des plus redoutables problèmes de l'heure présente? Deux solutions s'offraient à lui : la solution socialiste et la solution individualiste. D'après la première, la perfection est l'état normal de l'homme, et il n'en est frustré que par une erreur sur le moyen de l'atteindre. Donnez-lui d'autres lois, promulguez une nouvelle constitution, décrétez la paix, abolissez les richesses et vous aurez du même coup supprimé la guerre, l'ignorance, le péché, la misère. L'homme est dans l'état d'innocence originelle : il ne s'agit que d'inventer un ingénieux système qui permette le plein développement de ses facultés. La deuxième opinion, au contraire, prend pour base l'individu et veut chasser de sou cœur les mauvaises passions, de son esprit les superstitions et les préjugés. Formons de bons citoyens, apprenons-leur à respecter leur dignité personnelle, et à faire un sage usage de leur liberté, et du même coup nous aurons assuré la protection des droits et le redressement des abus d'une manière plus efficace que ne pourraient le faire le plus savant des Codes et la plus excellente des Chartes.

     

    Entre deux thèses aussi diamétralement contraires, Channing eut bien vite pris son parti. Si pendant quelque temps il fut séduit par le Communisme, ce fut par une passagère illusion de jeunesse, et nul n'eut une conviction plus profonde de la grandeur native de l'homme et de l'élément divin déposé en notre âme, nul ne proclama avec plus de chaleur l'abolition de tout privilège et ne soutint avec plus d'énergie notre complète égalité devant la loi. Améliorer et instruire ses semblables, rechercher le soulagement et concourir à l'élévation des classes ouvrières, tel est, selon lui, le devoir de tout chrétien.

     

    Or, en quoi sont malheureuses les classes dépourvues de fortune? Leur plus grand mal ne consiste pas dans les souffrances physiques, mais dans leur dégradation spirituelle et dans la bassesse de leur condition présente. Les pauvres perdent le sentiment de leur dignité et le respect personnel à cause du mépris auquel ils sont en butte de la part des riches et de la servilité à laquelle les condamne l'indigence. Ils sont absorbés par les besoins de leur corps et les soucis matériels, et ne peuvent donner à leurs facultés leur complète expansion. Ils n'entretiennent de relations qu'avec leurs pareils, et ne peuvent se soustraire à l'énervante influence d'un perpétuel commerce avec des hommes ignorants, paresseux et bornés. Ils vivent dans des demeures sales et malsaines où les convenances ne sauraient être observées et où les affections dépérissent au milieu d'un continuel tumulte dans la confusion et la lutte des intérêts. Ils se trouvent en présence des jouissances les plus délicates et du bien-être le plus raffiné, et n'ont à leur portée que la boisson et les plaisirs les plus grossiers. Supprimez ces conséquences morales de la pauvreté, écartez la misère qu'ils appellent sur leurs têtes en faisant le mal, ôtez de leurs souffrances inévitables ce que le vice y ajoute de douleurs, et leur fardeau deviendra léger comparé au poids qui les accable maintenant.

     

    Comment remédier à une aussi désolante situation? Comment élever le niveau intellectuel et moral des classes ouvrières et leur assurer dans la société la place qui leur appartient? Serait-ce par l'affranchissement du travail, par une série d'ingénieuses inventions qui les délivreront de leur tâche journalière et leur permettront de satisfaire leurs caprices? Non, car le travail est la plus noble et la plus excellente des disciplines, et nous devons remercier Dieu de nous avoir placés dans un monde où seul il nous fait vivre. Si nous n'avions point à lutter contre les éléments pour nous procurer notre subsistance, et si tout dans la nature contribuait à nous donner des sensations agréables et à prévenir nos moindres désirs, nous ne pourrions déployer librement toutes nos facultés, et nous n'acquerrions pas la  patience, la persévérance, l'énergie de la volonté.

     

    « Le travail manuel, dit Channing, dans son discours sur l'élévation des classes ouvrières, est une école où les hommes sont placés pour acquérir la force d'intention et de caractère, conquête bien autrement importante que tout le savoir des écoles. Ce sont, il est vrai, des maîtres sévères que la souffrance et le besoin, la fureur des éléments et les vicissitudes des choses humaines, mais ces rudes précepteurs font ce que nul ami indulgent et compatissant ne ferait pour nous, et la vraie sagesse doit bénir la Providence pour ce rigoureux enseignement. » Mais si respectable que soit le travail manuel, il ne doit pas être excessif, et nous devons lui associer des moyens de progrès d'un ordre supérieur. L'imagination, le cœur, l'intelligence doivent recevoir leur légitime satisfaction, et la vie doit être une succession d'occupations assez diverses pour mettre en jeu l'homme tout entier. Malheureusement la civilisation moderne est loin de réaliser cet idéal, et le système actuel réclame de profondes modifications.

     

    L'ouvrier s'élèvera-t-il en changeant de rang et en s'introduisant de force dans les classes opulentes? Pas davantage, car rien n'est plus humiliant pour un homme sérieux que d'être soumis aux caprices incessants et tyranniques de la mode et de vivre d'une vie factice et stérile. L'on trouvera aussi peu la solution du problème en accordant aux masses le pouvoir politique, et en contraignant le gouvernement à servir leurs intérêts particuliers. La véritable dignité consiste à se dominer soi-même, et non à dominer les autres, à obéir par amour et non à commander. L'ouvrier doit se préoccuper sérieusement du bien de son pays, s'informer du but des mesures publiques, connaître les bases de la constitution ; il ne doit point devenir le jouet des factions, et se laisser égarer par les hallucinations et les sophismes d'avides et ambitieux démagogues.

     

         En quoi donc consiste l'élévation du peuple? — dans l'éducation personnelle, dans l'exercice et le développement de nos plus hautes facultés. « La grandeur du caractère, dit Channing, consiste tout entière dans la force de l'âme, c'est-à-dire dans la force de la pensée, du principe moral, de l'amour et on peut la rencontrer dans les conditions les plus humbles de la vie. Un homme élevé pour un métier obscur, assiégé par les besoins d'une famille qui grandit, peut, dans son étroite sphère, voir plus clair, mieux discerner, juger plus sagement, et dans une situation difficile avoir plus de décision et de présence d'esprit que tel individu qui, à force d'études, a entassé d'immenses trésors de connaissances; il a donc plus de grandeur véritable. » — Cette culture doit être harmonique et comprendre les divers domaines de notre activité spirituelle. Elle doit être à la fois morale, religieuse, intellectuelle, sociale et pratique: elle doit nous apprendre à accomplir, avant tout, notre devoir et à sacrifier nos passions aux prescriptions de notre conscience, nous pénétrer de l'amour de Dieu et éveiller en notre âme d'ardentes aspirations à la vie éternelle, nous inspirer la recherche désintéressée de la vérité et nous donner la connaissance des principes les plus compréhensifs et les plus élevés, élargir et purifier nos affections et nous faire considérer nos semblables comme des êtres immortels et des enfants du même Père Céleste, nous disposer à l'action et nous préparer des ressources pour le temps du danger et de l'épreuve. L'homme n'est pas une machine faite pour obéir à une force étrangère et pour exécuter une série invariable de mouvements : c'est un individu doué de liberté et d'intelligence qui doit donner une complète expansion à toutes ses facultés et avoir pour but constant le perfectionnement de tout son être.

     

    Par quels moyens favoriser l'éducation personnelle et former des citoyens dévoués et des Chrétiens sincères ? — Comme on peut le supposer, Channing n'indique aucun procédé matériel, aucune direction infaillible pour y parvenir. Il fait appel aux instincts les plus nobles de ses auditeurs, s'adresse à leur conscience religieuse et leur rappelle leur glorieuse destination. Si le germe divin vient à manquer, si l'homme n'a plus foi en sa nature spirituelle, tout effort est inutile et il faut désespérer de son relèvement. Si, au contraire, il croit au progrès et s'il éprouve un réel désir de réforme, il surmontera les plus grands obstacles et sera soutenu dans les plus rudes combats par la promesse de l'assistance divine. Quant aux moyens spéciaux les plus propres à seconder notre développement, Channing en énumère plusieurs et il fait toujours preuve dans ses conseils du parfait bon sens de l'Américain uni à l'ardente charité du missionnaire. Il insiste pour que chaque homme possède un certain bien-être, une nourriture et un logement convenables, un peu de retraite et de loisir, et il regarde avec raison la propreté et le confort comme de précieux auxiliaires pour le travail et la moralité. Il combat avec vivacité l'austérité puritaine, recommande aux ouvriers des joies honnêtes, des entretiens sérieux et familiers sur des sujets instructifs et intéressants, la culture du sens esthétique, la musique, la danse en tant qu'exercice sain et gracieux, l'audition des chefs-d'œuvre dramatiques qu'il considère comme l'un des plaisirs les plus nobles et des plus énergiques leviers pour la régénération d'un peuple, et il voit dans le desséchant rigorisme des orthodoxes et dans le sombre voile jeté par eux sur la religion l'une des causes les plus efficaces des progrès de l'ivrognerie et des goûts charnels de la multitude. « Soyons une nation plus gaie, dit-il, et nous serons une nation plus tempérante. »

     

    Channing conseille beaucoup la lecture aux classes laborieuses. C'est par les livres que nous jouissons du commerce des hommes supérieurs, ce sont eux qui élargissent notre horizon intellectuel et nous inspirent de saintes résolutions, ce sont eux qui nous encouragent et nous consolent dans la solitude, l'affliction, la maladie. « Qu'importe ma pauvreté, qu'importe que les heureux du siècle dédaignent d'entrer dans mon obscure demeure si la Sainte Ecriture entre et séjourne sous mon toit, si Milton passe mon seuil pour me chanter le paradis, Shakespeare pour m'ouvrir les mondes de l'imagination et les secrets du cœur humain, Franklin pour m'enrichir de sa sagesse pratique, je ne manquerai pas d'amis intellectuels et je puis devenir un homme bien élevé quoique je ne sois pas reçu par ce qu'on appelle la bonne société dans l'endroit que j'habite. » On voit par là que Channing ne confond point le progrès intellectuel avec l'érudition pédantesque, et qu'il regarde les méditations indépendantes et les lectures personnelles comme le plus sûr moyen d'affranchir notre esprit de l'ignorance et de la superstition.

     

    Tout homme, selon lui, doit sortir de son état de minorité et être capable de juger par lui-même les grands problèmes politiques et sociaux. E est loin de faire une exception pour la religion que Ton a enseignée jusque-là comme une tradition, mais qui doit devenir une réalité et être comprise, sentie, découverte en quelque sorte par chacun de nous. Pour cela il n'est nullement besoin que l'ouvrier se plonge dans les recherches théologiques, la lecture des Pères, l'étude des langues anciennes. — Qu'il écoute la voix de sa conscience, qu'il soit pénétré de l'idée de Dieu, et cela sera plus précieux pour lui que les connaissances les plus étendues.

     

    Que l'on n'objecte point que de semblables sujets sont interdits aux masses et qu'ils doivent être le domaine exclusif des esprits d'élite. Channing proteste avec chaleur contre cette tutelle théologique et contre l'étrange prétention des orthodoxes d'imposer à leur prochain leur credo. « II n'y a ni individu ni classe, dit-il, à qui je reconnaisse un tel monopole. Qui donc me montrera le brevet que Dieu lui a donné afin de penser pour ses frères, de former l'intelligence passive des masses, d'y graver sa propre image comme sur de la cire. Pourquoi donc une poignée d'hommes ne réclamerait-elle pas le monopole de la lumière et de l'air, de la vue et de la respiration aussi bien que de la pensée? Est-ce que l'intelligence n'est pas un don aussi universel que les organes de la vue et de la respiration ? Est-ce que la vérité n'est pas aussi libéralement répandue que l'atmosphère ou les rayons du soleil ? Pouvons-nous supposer que les plus nobles dons de Dieu, l'intelligence, l'imagination, la puissance morale n'aient été accordés que pour servir aux besoins de la vie animale? Que Dieu ait refusé à la masse le moyen de son développement, c'est-à-dire l'action ? Qu'il l'ait créée pour s'épuiser en un pénible labeur? Le peuple n'a-t-il été fait que pour tourner au monstre, pour développer seulement quelques organes et quelques facultés et laisser languir et s'étioler tout le reste ou bien a-t-il été créé pour développer toutes ses facultés, surtout les meilleures et celles qui caractérisent le mieux l'humanité? Non, l'homme même le plus obscur n'est pas tout entier dans ses bras, ses os et ses muscles, l'esprit est plus essentiel à la nature humaine et plus résistant que ses membres ; et cet homme-là resterait mort ! La pensée n'est- elle donc pas le droit et le devoir de tous? La vérité n'est- elle donc pas l'élément naturel de l'âme aussi bien que le pain est la nourriture du corps? Est-ce que l'esprit n'est pas fait pour la pensée aussi manifestement que l'œil pour la lumière et l'oreille pour le son ? Qui donc ose lui refuser son action naturelle, sa lumière et sa joie? Sans doute quelques-uns sont mieux doués que le reste et destinés de préférence à une vie d'études, mais l'œuvre de ces hommes n'est pas de penser pour les autres ; elle est, au contraire, de les aider à penser avec plus de vigueur et d'effet. Les grands esprits ont pour mission de faire grandir les autres ; ils doivent user de leur supériorité non pour plier le peuple à un vasselage intellectuel, non pour établir sur lui une tyrannie spirituelle, mais pour le réveiller de sa léthargie et lui apprendre à juger par lui-même. La vie et la lumière qui jaillissent dans une âme doivent être répandues partout. De toutes les trahisons contre l'humanité il n'y en a pas de plus criminelle que d'employer une grande intelligence à opprimer l'esprit de frères moins heureusement partagés.

    C'est l'Evangile librement accepté et librement compris qui apportera à notre société le véritable remède, et qui élèvera l'individu en chassant de son esprit les préjugés et de son cœur les mauvaises passions, c'est lui qui lui apprendra ses devoirs envers ses frères et envers lui-même, et qui ramènera en sou âme les sentiments de dignité et de respect personnel. Sursum corda! développez vos intelligences, purifiez vos cœurs, devenez plus instruits, plus dévoués, plus véritablement religieux. Soyez chrétiens, non des lèvres mais de l'esprit, et vous serez heureux parce que vous serez libres. » 

     

    Channing ne se borna point à ces nobles et éloquentes prédications. Il travailla lui-même à la réalisation de ses théories et il lui fut donné d'en voir toute l'excellence. Il s'occupa activement de l'amélioration du système pénitentiaire et demanda qu'on cherchât à réveiller les facultés morales du criminel et qu'on le mît sous la direction d'hommes vertueux et éclairés ; il s'intéressa vivement aux progrès de l'instruction publique et prit une part active aux glorieuses réformes de M. Horace Mann ; il fut un membre zélé des sociétés de tempérance et réclama pour les ouvriers d'honnêtes distractions et des lectures à la fois scientifiques et populaires. Frappé de l'abandon des classes pauvres et des dangers auxquels elles étaient exposées, il voulut leur faire connaître l’Évangile dans ce qu'il avait de consolant et d'annoblissant, et il aida son ami le Révérend Joseph Tuckermann dans la fondation d'un ministère qui leur était spécialement destiné. Sa vie tout entière fut consacrée à l'érection et au soutien de semblables institutions et, comme il le dit lui-même, il fut un niveleur, mais il accomplit sa mission en élevant ceux qui étaient au dernier rang et en arrachant les classes laborieuses à leur dégradation.

     

         Des idées aussi simples et aussi pures sont-elles à l'abri de la critique et Channing peut-il être regardé par les publicistes contemporains comme un Réformateur? — M. Ernest Renan lui reproche de former un peuple honnête et heureux, mais sans grandeur et sans idéal, et le raille agréablement au sujet des « Sociétés légumistes » et de ses conceptions utilitaires. Pour nous, qui n'avons pas pour la vulgarité moderne une aussi vive aversion que le brillant littérateur parisien, et qui admirons moins que lui l'Italie païenne et incrédule de la Renaissance, nous saluons en Channing un vaillant défenseur du progrès et nous bénissons son œuvre comme l'une des meilleures du dix-neuvième siècle. Répandre l'instruction, combattre le vice, inculquer aux masses le sentiment de leur propre dignité et le respect des droits d'autrui, travailler à la transformation de la société par la régénération de l'individu est une belle et sainte tâche, et nous nous plaisons à honorer tous ceux qui, par la destruction des préjugés et l'apaisement des passions rendent possible le règne de la véritable égalité et qui aiment les hommes avec la charité de l’Évangile.

     

     

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      DidierLe Roux

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  • William Ellery Channing : Etude d'Ernest Stroehlin : Première Partie ; CHANNING PREDICATEUR
     

    William Ellery Channing : Etude d'Ernest Stroehlin : Première Partie ; CHANNING PREDICATEURWilliam Ellery Channing ; étude d'Ernest Stroehlin ; Section : 1 .

    SA VIE, SA PRÉDICATION SON ROLE COMME ABOLITIONNISTE ET COMME RÉFORMATEUR SOCIAL.

    § 3. Channing, Prédicateur.

      

     

    Channing fut un prédicateur éloquent et écouté ; il nous a laissé plusieurs volumes de sermons ; il a exposé dans la chaire de Federal Street ses doctrines religieuses et ses vues sur les questions politiques et sociales : il convient donc, avant de retracer les idées essentielles de sa théologie et d'examiner les solutions qu'il a données aux grands problèmes de la civilisation moderne, de dire quelques mots de ses discours et d'analyser ses qualités et ses défauts comme orateur chrétien.

    Channing, malgré l'influence dont il a joui de son vivant et malgré la réputation qu'il a laissée après sa mort, ne peut être appelé un grand orateur, si l'on entend par ce mot la magnificence et l'éclat des images, l'abondance entraînante des mouvements, la puissance qui subjugue les foules. En général, ses discours pèchent par de fréquentes répétitions, par des plans trop lâches et trop peu ingénieux, par un excessif dédain des formes oratoires, par un style clair et agréable, mais qui manque de force et d'originalité. Il tenait de semblables préoccupations pour indignes du disciple de Christ et n'aspirait qu'à amener les âmes enchaînées et repentantes aux pieds de leur Père Céleste. Channing ne fut point non plus, dans l'acception rigoureuse du terme, un orateur populaire: il n'avait point la verve entraînante, la sensibilité fébrile, l'imagination enflammée, les descriptions colorées et réalistes qui passionnent les masses et qui, jointes à une foi ardente et à une incontestable sincérité, ont fait la renommée des Whitefield, des Spurgeon, des Ward Beecher et d'autres tribuns religieux anglo-saxons. C'était un parfait gentleman, doux, aimable, cultivé, tel que pouvait le souhaiter la société choisie et éclairée de Federal Street : d'un tempérament modéré, d'une imagination plus gracieuse que créatrice, d'un sentiment plus vrai que pathétique, qui s'adressait avant tout à la raison et à la conscience de ses auditeurs. D'où vient donc qu'avec des qualités respectables, sans doute, mais qui ne sont pas de premier ordre, Channing comme prédicateur ait possédé une influence aussi universellement reconnue? Pourquoi, lorsque pour de grands maîtres de la parole, le charme disparaît avec l'enchanteur et qu'il ne reste d'eux qu'un écho affaibli et infidèle, la renommée de Channing s'est-elle accrue après sa mort et ses discours conservent-ils pour tous les esprits élevés un irrésistible attrait ?

    Tout d'abord parce que Channing fut un orateur éminemment désintéressé et que tous ses sermons portent l'empreinte de sa belle âme. Ce n'est point un rhéteur qui veut charmer par des périodes savamment étudiées une assemblée d'indifférents et de mondains et qui, en parlant de vérités éternelles, songe à sa propre gloire. C'est un Chrétien convaincu qui ne poursuit que le triomphe de l'Évangile, un noble cœur qui n'a d'autre passion que l'amour de Dieu et l'amour de l'humanité, et qui ne cherche que notre salut et notre bonheur. Aussi n'y a-t-il chez lui aucun de ces lieux communs, aucune de ces phrases vulgaires et rebattues, rien de ce langage prétentieux et obscur qui, sous une apparence de profondeur, réussit mal à cacher le vide de la pensée et qui ne peut que rebuter un homme sérieux et intelligent. Aucune parole qui ne soit sincère, aucune vérité dont il n'ait lui-même vécu, aucune consolation dont il n'ait éprouvé l'efficacité. Peu à peu l'on oublie que l'on écoute un prédicateur, l'on converse avec un ami, avec un frère qui n'est étranger à aucune de nos douleurs et à aucune de nos joies, et qui nous entretient avec une intime et persuasive éloquence de notre immortelle destinée et de l'infinie mansuétude de notre Père Céleste. Quel spiritualisme de bon aloi ! Quels virils appels à la dignité humaine ! Quelle belle conception de notre vocation ici-bas ! Quelles radieuses perspectives ouvertes sur l'avenir! Rien d'artificiel, rien que nous ne puissions librement nous approprier. Chaque mot s'adresse à notre conscience, tout va à l'âme parce que tout part de l'âme, tout repose sur des arguments tirés de la nature morale de l'homme, sur ceux qui sont les plus profonds, les plus féconds, les plus universellement compris. N'est-ce point là la prédication que réclame notre siècle, et où pourrions-nous trouver une source plus pure d'édification?

    Peut-être notre admiration paraîtra-t-elle excessive, peut-être un lecteur superficiel sera-t-il insensible aux beautés de premier ordre qui abondent dans les discours de Channing. Le pasteur de Boston, en effet, comme Alexandre Vinet et Samuel Vincent, est l'un de ces mâles et hardis penseurs dont la richesse d'aperçus nous échappe au premier abord et qui exigent un commerce assidu pour être appréciés à leur juste valeur. Je connais peu d'aussi aimables et aussi onctueux moralistes, et l'on rencontre à chaque instant des idées neuves et vraies, de fines et justes nuances, de piquantes et délicates observations, des mots lumineux qui ouvrent à la pensée de vastes horizons, des rapports heureux et inattendus entre le sujet traité et d'autres qui se présentent tout à coup à lui. Le prédicateur de Nîmes est l'un des orateurs contemporains qui ressemblent le plus à Channing par l'élévation du caractère, la largeur des vues, l'austère franchise. Quant à Vinet, il est plus pénétrant et plus ingénieux, plus versé dans la connaissance du cœur humain, plus savant dans la contexture de ses discours, mais il se montre plus timide vis-à-vis de l'autorité et de la tradition, et plus subtil dans l'exposition de ses théories.

    Ce qui d'ailleurs contribua plus encore que ses éminentes qualités à la réputation de Channing, ce fut le courage inébranlable qu'il déploya contre le vice et le noble idéal qu'il se forma du ministère chrétien. Comme son disciple, Théodore Parker, qui lui fut de beaucoup supérieur comme artiste et dont il n'eut ni la poignante ironie, ni la splendide imagination, ni l'exquise sensibilité, Channing combattit sans relâche les superstitions et' les péchés capitaux de son peuple, et ne se laissa arrêter dans sa périlleuse entreprise ni par les préjugés de ses compatriotes, ni par les déclamations de ses adversaires. Tant qu'il put monter dans la chaire de Federal Street, il s'éleva avec la calme fermeté du Chrétien contre l'esclavage, qui avait alors pour défenseurs les hommes d’État les plus populaires et les plus brillants orateurs du Congrès, contre l'ivrognerie, la grande malédiction qui pèse sur les classes ouvrières de la Nouvelle Angleterre, contre l'ignorance, qui est la principale cause de la misère des masses et qui les condamne à une éternelle dégradation, contre la soif désordonnée du gain et des jouissances matérielles, qui exclut les riches du monde spirituel et les rend insensibles aux maux de leurs semblables. Il est permis à chacun de ne pas partager les vues des deux théologiens Unitaires et de critiquer sévèrement leurs nombreuses hérésies: pour moi, quand je vois ces deux hommes, qui auraient pu vivre heureux au sein de leur famille, à l'ombre des sapins de leur presbytère, se consacrer tout entiers à la défense d'une grande idée, consumer leur temps et leurs forces dans l'accomplissement de leur pénible mission, se refuser à tout compromis malgré la persécution et les amertumes dont on les abreuve, annoncer joyeusement sur les toits et prédire, avec une assurance que rien ne déconcerte, le triomphe de la vérité et de la liberté, je reconnais en eux de vaillants serviteurs de l'Eternel, et je m'incline avec respect devant l'ardeur de leur foi et devant la sainteté de leur vie. Ils furent des prédicateurs détestés, mais ils furent des prédicateurs écoutés. Or, comme l'a dit un éminent critique, auteur lui-même de sermons fort remarquables, M. Colani, c'est le signe distinctif de toute bonne prédication.

     

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      DidierLe Roux


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    William Ellery Channing ; étude d'Ernest Stroehlin ; Section : 1 .

    SA VIE, SA PRÉDICATION SON RÔLE COMME ABOLITIONNISTE ET COMME RÉFORMATEUR SOCIAL.

    § 2. Caractère de Channing.

      

     

     Channing ne pouvait descendre tout entier dans la tombe: son influence, ses vertus, sa vie consacrée tout entière à Dieu et à la vérité, avaient laissé d'impérissables souvenirs, et c'est par elles qu'il demeurera toujours sympathique à tous les chrétiens sincères et à tous les hommes généreux. Ce qui m’a frappé tout d'abord chez lui, ce qui est le trait distinctif de son caractère, c'est sa piété, la piété du cœur large, ardente, pratique, élevée au-dessus de tout rite et de tout symbole, et qui se résume dans la parole de St. Jacques: « La religion pure et sans tache consiste à visiter les veuves et les orphelins dans leurs épreuves, et à se préserver des souillures du monde. » Elle le soutint de bonne heure au milieu des souffrances et des tentations d'une jeunesse difficile, elle fut l'âme de tout son ministère, et elle répandit sur sa vieillesse d'efficaces consolations et une inaltérable sérénité.


        Il avait eu dès ses premières années un goût des plus vifs pour la vocation de clergyman, et, improvisant une chaire et une chapelle, il se plaisait à prêcher aux enfants du voisinage quelques fragments des sermons qu'il avait entendus ou à leur communiquer ses rêveries. Pendant son séjour à l'Université, il faisait des promenades solitaires où il s'entretenait avec Dieu, et méditait sur les moyens d'arriver à la perfection chrétienne, et il écrivait à son ami M. William Shaw : « Pour moi, la religion n'est qu'un autre nom du bonheur, et plus je suis pieux, plus je suis heureux. » En Virginie, lors de la crise terrible qu'il traversa, il passa tour à tour par des heures de douloureux abattement et de chimérique enthousiasme, et il se laissa dominer par une imagination fiévreuse et une sensibilité maladive; mais, après une lutte longue et acharnée, il finit par remporter la victoire, et il implora sur ses études, avec une incessante ferveur, la bénédiction divine. Lorsque plus tard il entra dans la vie active et qu'il eut à subir les plus cruelles déceptions et les plus rudes combats, il ne douta pas un seul instant de la bonté de son Père Céleste, et il offrit toujours le plus parfait modèle des vertus chrétiennes.


         Il déploya au sein de sa famille une exquise douceur et un infatigable dévouement, et il fit régner autour de lui la paix et la joie. Dès les premières années de son ministère, il appela auprès de lui son frère Francis et sa sœur miss Anne Channing, et ne put être séparé que par la mort de ces protecteurs bien-aimés de sa jeunesse ; il témoigna toujours à sa mère la plus affectueuse vénération, et les années ne firent qu'accroître la vivacité de ses sentiments à son égard. Il se plaisait à se délasser au milieu de ses enfants des fatigues de l'étude, et lorsque son fils aîné partit pour Harvard, il lui donna des conseils pleins d'une virile dignité et d'une austère tendresse ; il vécut avec son épouse, miss Ruth Gibbs, dans une noble et intime union, et ne considéra pas seulement leur mariage comme la recherche de leur commun bonheur terrestre, mais comme le perfectionnement mutuel de leurs âmes, et comme une préparation à la vie éternelle.


        Channing
    ne bornait pas seulement à ses proches ou à des hommes d'élite un amour aussi pur et aussi élevé, il l'étendait aux pauvres et aux délaissés de ce monde, et il cherchait à réveiller chez les êtres les plus dégradés le sentiment de leur grandeur native et la foi en leur divine vocation. Il fut pour tous les membres de sa communauté plus qu'un pasteur courageux et respecté ; il fut un ami et un père, et je ne connais rien de plus touchant que le discours qu'il adressa à ses paroissiens après être revenu de son voyage en Europe ' :

    « Grâce à la bonté de notre Père Céleste, il m'est de nouveau permis de vous parler ; laissez-moi ouvrir cette nouvelle période de mon ministère en payant mon tribut de gratitude à Celui en qui toutes nos œuvres doivent commencer et finir. A Dieu, mon Créateur et mon Sauveur, mon guide sur les mers sans route, mon ami chez les étrangers, mon gardien au milieu des périls, ma force dans la maladie; à Dieu qui m'a permis de voir ses œuvres glorieuses, et qui m'a ramené sain et sauf dans ma chère patrie ; à Dieu qui m'a corrigé et consolé, qui a porté la paix dans mon cœur blessé et qui m'a gardé tant d'amis; à Dieu qui a entendu, qui m'a ramené au milieu d'un troupeau, qui m'aime et qui m'a rendu à l'Église qu'il avait confiée à mes soins; à Dieu dont la bonté gratuite, infatigable, infaillible, surpasse toute raison humaine, dont l'amour est la plus douce des bénédictions, dont la Providence est notre appui perpétuel, dont la grâce est notre espoir certain ! Je voudrais le remercier de la seule façon qui soit permise à une créature, en rendant témoignage à sa bonté, en me consacrant à Lui avec joie, confiance, reconnaissance, dévouement absolu. Dans cette maison consacrée à l'honneur de Dieu, en présence de tout son peuple, je renouvelle la promesse de me dévouer tout entier à Lui : vie, pensée, facultés actives, influence, je Lui donne tout ce que je tiens de Lui. Que mes lèvres chantent ses louanges, que ce cœur brûle de son amour, que cette force s'use à faire sa volonté. Puissé-je le servir mieux que je ne l'ai fait jusqu'à présent, avec des intentions plus droites et plus simples, avec une âme mieux pénétrée de ses perfections, avec un succès digne de sa cause ! Je connais ma faiblesse, et je ne puis oublier quels froids services je Lui ai trop souvent offerts. Mais les récents décrets de la Providence, la leçon de dépendance que j'ai apprise dans la maladie et l'affliction, enfin sa bonté qui m'a conservé et m'a ramené ici, produiront, je l'espère, quelque chose de mieux qu'une impression passagère; j'en garderai une profonde et tendre reconnaissance et le ferme propos de faire mon devoir. »

    (1 Lpp citations sont faites d'après la traduction de M. Lahoulaye.) 

       La piété de Channing ne se montre jamais plus ferme et plus sincère qu'au jour du deuil, alors que l'Éternel rappela à Lui ceux qui lui étaient le plus chers : il puisa dans sa confiance en Dieu un courage invincible et une inaltérable sérénité, et plus la mort multiplia autour de lui ses victimes, plus sa foi en l'immortalité devint puissante, plus le monde invisible se présenta à lui dans sa réalité et sa radieuse beauté. L'âge ne fit qu'accroître son noble optimisme et sa reconnaissance pour les bienfaits de son Créateur, et il fut la preuve vivante que le Ciel habite en nous, et que plus nous sommes vertueux, plus nous sommes heureux. — « La vie, écrivait-il peu de temps avant sa mort, est vraiment une bénédiction pour nous. Quel monde serait le nôtre si je pouvais voir les autres aussi heureux que nous! Oui, malgré l'obscurité qui l'enveloppe, le monde est bon. Plus je vis, et plus je vois la lumière qui perce à travers les nuages. Je suis sûr que le soleil est Là-Haut. »—Une piété si aimable et si vraie ne suffirait-elle pas pour faire accorder le titre de Chrétien à l'hérétique Unitaire, et la sainteté de sa vie ne nous explique-t-elle pas le crédit de ses doctrines?


        Autant la foi de Channing fut active et fervente, autant sa tolérance fut élevée et affranchie de tout lien de secte. Il avait ressenti de bonne heure un profond dégoût pour le particularisme calviniste, et il reconnaissait comme frère l'homme dont les doctrines différaient le plus complètement des siennes, pourvu que son cœur fût véritablement animé de l'esprit chrétien.— « II me semble, écrivait-il en 1806 à M. Ellery, que pour les points principaux qui distinguent l'Ecole religieuse moderne, la pratique de la vertu est la seule chose essentielle, et tout système qui tend à porter les cœurs vers cette pratique, contient une somme suffisante de vérité. C'est par l'amour ou la charité que nous obéissons à la Loi et à l'Évangile. » — Le temps et les violences de l'orthodoxie américaine ne firent qu'augmenter son aversion pour tout despotisme spirituel, et il fut surtout attiré vers l'Unitarisme par les principes libéraux de ceux qui le professaient, et par les haineuses déclamations de leurs adversaires. Accusé à maintes reprises d'hypocrisie et d'incrédulité, il fonda, pour défendre ses doctrines, le Disciple Chrétien, mais cette polémique le remplit de tristesse, et s'il regarda le Christianisme comme la religion de la liberté et du progrès, il le regarda avant tout comme la religion de la charité et de la paix. Aussi supplia-t-il ses amis de porter dans les controverses un esprit de douceur et d'humilité, et au plus fort de la lutte il déclara sans cesse que le zèle le plus sincère ne peut remplacer aux yeux de Dieu l'amour du prochain.


        Channing
    ne réclama pas seulement la liberté de conscience pour son propre parti : il la revendiqua pour ceux dont les croyances lui étaient le plus antipathiques, lorsqu'ils étaient injustement persécutés. En 1833, un journal de Boston, nommé l'Examinateur, qui prétendait défendre la cause du libre examen, mais qui en réalité affichait une incrédulité cynique, fut condamné par les tribunaux pour avoir ouvertement prêché l'Athéisme, la négation de Dieu, constituant, d'après le verdict, une violation de la loi. Le pieux Channing n'hésita pas à signer une pétition adressée au gouverneur du Massachusetts pour obtenir la cassation du jugement, et bravant la bruyante indignation des Puritains, il soutint que l'arrêt attentait aux droits civils et religieux des citoyens, et que le Christianisme ne pouvait qu'être affaibli par la condamnation officielle des opinions qui lui étaient le plus hostiles.


        La même indépendance vis-à-vis des préjugés nationaux se montre dans le respect que Channing professa pour le Catholicisme, et dans sa tolérance pour la plus intolérante des sectes. Lorsqu'en 1834, une foule insensée brûla un couvent sur le mont Benedict, il monta en chaire et flétrit sévèrement cet acte odieux.

    « Quelques personnes, dit-il, se consolent d'un tel outrage, parce qu'il est dirigé contre une secte impopulaire, parce qu'il aurait fait crouler l'une des forteresses du Papisme. On convient qu'une émeute est chose dangereuse, mais, dit-on, elle a fait du bien en cette circonstance en détruisant ce monument détesté du Romanisme. Ce langage est aussi indigne qu'erroné, il mérite d'être blâmé tout autant que l'émeute elle-même. On ne fait aucun bien, et le mal qui en résulte est le plus grand qui puisse humilier un peuple. Non, il n'est pas bon qu'un couvent ait été brûlé.... mieux vaut que vingt couvents s'élèvent que d'en voir un seul détruit par la force. On se flatte que le Catholicisme en aura reçu un échec; moi, j'espère que non; mieux vaut qu'il triomphe que d'être ainsi vaincu. L'expérience nous apprend que la persécution fortifie les sectes religieuses. Puisse cette expérience ne pas nous être épargnée à nous-mêmes, puissent les persécuteurs apprendre par une déception infaillible qu'ils préparent leur propre ruine, et que les armes dont ils se servent se retourneront contre eux-mêmes. »


        L'Église romaine trouva toujours en Channing un juge sympathique : il vit en elle une secte calomniée, persécutée, et il l'aima. L'admiration qu'il avait conçue pour les écrits de Fénelon, les beaux souvenirs que Cheverus avait laissés aux États-Unis, l'avantage qu'avait le Catholicisme de ne pas être dans sa patrie la religion officielle, déterminèrent ses idées eu ces sens, et lui firent oublier les violences et le fanatisme du Vatican. Sa haine pour le despotisme de l'Église établie égara même quelquefois son jugement historique, et il vit dans les écrits du docteur Pusey et dans le premier mouvement d'Oxford, les signes d'un réveil théologique qui ne devait commencer qu'avec le docteur Arnold, et qui n'a pas actuellement porté tous ses fruits.


         Cette remarquable tolérance pour les opinions dautrui ne provenait point chez Channing de la tiédeur de ses convictions et s'alliait à une rare indépendance théologique. Personne n'a trouvé de plus éloquentes paroles pour protester contre le joug des Credos, et une dégradante uniformité d'opinions, et pour condamner une foi de commande qui n'a point de racine dans le cœur. Personne n'a mieux compris qu'une vérité que l'homme s'approprie machinalement, et qu'il n'a pas conquise à la sueur de son front, est une vérité inefficace, qui ne sert de rien pour son salut. L'unité, telle que l'Église a toujours cherché à la réaliser, est une unité chimérique et coupable; l'unité de l'Église de l'avenir doit être l'unité dans la variété, l'universelle communion de tous les Chrétiens animés du pur amour. La crainte d'aliéner sa liberté et d'être infidèle à ses croyances dans l'intérêt d'un parti, alla même si loin qu'il refusa tout engagement officiel, et qu'il craignit d'être à l'étroit dans la plus large des sectes. Il ne s'allia aux Unitaires que lorsqu'il les vit décriés et persécutés, et il eut toujours soin de rappeler qu'il différait d'eux sur divers points de doctrine et qu'il était seul responsable de ses opinions.

    « N'oubliez point que c'est en mon nom seul que je parle, dit-il dans le sermon pour l'installation du Révérend James Motte ; ce ne sont pas les opinions d'une secte que je vous donne, ce sont les miennes, je suis seul responsable de mes paroles. Que personne ne m'écoute afin d'apprendre la pensée d'autrui; j'appartiens, il est vrai, à cette société de Chrétiens dont le caractère distinctif est de croire qu'il y a un Dieu, c'est-à-dire le Père, et que Jésus-Christ n'est pas ce seul Dieu, mais son Fils dépendant et soumis. Mais ma conformité d'idées avec ces Chrétiens est loin d'être absolue, et je n'éprouve aucun désir de prétendre. La croyance des autres a pour moi peu d'importance : j'écoute avec plaisir leurs raisons ; je reste libre d'accepter ou de repousser leurs conclusions ; je n'ai nulle envie de porter la livrée d'un parti. Je prends avec joie le nom d'Unitaire, parce qu'on ne se lasse pas de soulever contre lui le cri populaire, et je n'ai pas appris le Christ pour reculer devant le blâme qu'on jette sur ce que je crois la vérité. Si ce nom d'Unitaire était plus honoré, j'y renoncerais sans peine, car je crains les fers qu'imposent les partis. J'aime à me regarder comme appartenant, non point à une secte, mais à la communauté des âmes libres, des amis de la vérité, des disciples de Christ tant sur la terre que dans le Ciel. Je désire échapper aux murailles étroites d'une Église particulière et vivre à ciel ouvert, au grand jour, portant de tous côtés mes regards, voyant avec mes yeux, entendant avec mes oreilles, suivant la vérité humblement, mais avec résolution, quelque difficile ou solitaire que soit la route où elle conduit. Je ne suis donc pas l'organe d'une secte ; je parle pour moi seul, et je remercie Dieu de vivre dans un temps et dans une condition qui me font un devoir de dire toute ma pensée avec liberté et avec sincérité. »


        Channing
    sentait trop vivement le prix de l'indépendance et avait une trop haute idée de la dignité humaine pour imposer à autrui ses convictions particulières, et pour ne pas respecter chez les autres les droits qu'il réclamait pour lui-même avec tant de chaleur. « Nos principaux devoirs, dit-il dans un autre discours, sont contenus en deux simples préceptes : Respectez ceux qui ne sont pas de votre opinion ; respectez-vous vous-mêmes. A tout homme, quelle que soit son Église, rendez l'honneur qui lui est dû. N'imaginez pas que vous ayez monopolisé la religion et la vertu. Ne tournez personne en dérision. N'estimez pas davantage les gens parce qu'ils pensent comme vous, ne les estimez pas moins parce qu'ils pensent autrement ; jugez chacun suivant les principes qui gouvernent sa vie. N'attribuez pas ce que vous croyez l'erreur à la faiblesse de l'intelligence ou à la corruption du cœur, mais réjouissez-vous quand vous voyez des facultés supérieures et une vertu éprouvée dans le voisinage de ce que vous considérez comme superstition ou préjugés. N'imaginez pas que l'Église du Christ se renferme dans des limites d'invention humaine ; croyez qu'elle comprend toutes les sectes, et que votre attachement à tout l'édifice triomphe de l'intérêt que vous prenez à quelqu'une de ses parties. Respectez tous les hommes. En même temps respectez-vous vous-même. Comme vous ne réclamez aucune supériorité sur les autres, ne souffrez pas que les autres s'en attribuent sur vous. Attendez et exigez d'autrui la déférence à laquelle vous vous sentez tenus de votre côté. Comme vous n'avez aucune prétention à la sainteté exclusive, ne reconnaissez pas la prétention de votre prochain. Les saints exclusifs portent une marque qui accuse le défaut de sainteté. Le vrai Chrétien est le dernier qui se croie un saint. Ne souffrez jamais que dans le monde on traite avec mépris vos opinions et votre caractère; mais en n'imposant vos opinions à personne, laissez voir que vous les respectez comme la vérité, et qu'en ce point comme sur tous les autres sujets sérieux, vous comptez sur les égards de ceux qui vivent avec vous. Restez toujours sur le pied d'égalité avec toute secte et tout parti. Par fausse honte ou par faiblesse ne souffrez jamais que personne ne prenne avec vous un ton d'arrogance, de supériorité ou de mépris. Soyez fidèle à vous-même et à vos principes. Une des plus grandes leçons que m'ait appris l'expérience, c'est que le respect de soi-même, respect fondé non pas sur des distinctions extérieures, mais sur les facultés et les droits essentiels de la nature humaine est un sûr gardien de la vertu, si même ce n'est pas une de nos principales vertus. »


        Channing
    ne borna pas seulement à la sphère religieuse ce saint et ardent amour de la liberté: il l'étendit à la sphère civile et politique, et ne cessa jamais de croire au triomphe des idées progressives et à la transformation du monde moderne par le Christianisme. Il se préoccupa, dès le début de son ministère, des grandes questions sociales, et il les résolut toujours dans le sens de l'élévation et de l'affranchissement des classes ouvrières. Il connaissait leurs vices et leur misère, et était profondément affligé de leur ignorance et de leur dégradation, mais il respectait la nature humaine jusque dans les êtres les plus déchus, et il avait foi en sa grandeur native et en sa faculté illimitée de perfectionnement.

    « Certes, dit-il en 1838 dans son admirable discours sur l'Éducation personnelle, il est à croire que l'éternelle sagesse et l'éternelle bonté, en donnant à tout être humain la raison, la bonté, l'affection et la conscience, a entendu que ces facultés fussent développées, et il est difficile de penser que Celui qui a fait ainsi de tous les hommes ses enfants, en ait cependant destiné la majorité à user leur vie dans les occupations les plus basses et dans d'infructueuses fatigues au profit du petit nombre. Dieu ne peut pas avoir créé des êtres indépendants pour qu'ils avortent. Dans le corps, nous ne voyons pas d'organes faits pour s'atrophier dans l'inaction; bien moins encore les facultés de l'âme ont-elles été données pour rester ensevelies dans une léthargie perpétuelle. »

    «  Je soutiens que la société peut être améliorée, dit-il en 1841 dans un discours sur l'Obligation où sont les municipalités de veiller à la santé morale de leurs membres. Je suis convaincu que cette ville deviendrait une place nouvelle, une nouvelle création, si les hommes intelligents, les gens de bien, cherchaient sérieusement à propager les lumières et la vertu. Nous avons tous les moyens d'opérer une immense révolution si nous voulons en user courageusement. J'ajouterai que si Dieu permet le mal, c'est précisément pour qu'on le combatte et qu'on en vienne à bout. L'intention de Dieu est que le monde devienne meilleur et plus heureux, non par son action immédiate, mais par les travaux et les peines de la charité. Le monde est jusqu'à un certain point livré à la puissance du mal, afin qu'il devienne un monument, un trophée de la puissance de la vertu. La grandeur de ses malheurs et de ses crimes n'est pas un motif de désespoir, mais un appel à des efforts plus grands. »


        Son amour pour l'indépendance politique fut tout aussi ardent et se manifesta dès sa jeunesse. Il s'était nourri dans sa famille des exploits de "Washington et de La Fayette, et des glorieux souvenirs de la Révolution Américaine : aussi lorsque éclatèrent, en 1796, des dissentiments passagers entre les États-Unis et la République française, il convoqua à un meeting les étudiants d'Harvard et envoya au président, M. Adams, une adresse dictée par un fougueux patriotisme et un enthousiasme juvénile. Quelque temps après il fut chargé de prononcer au collège le discours d'adieu et dut parler du siècle actuel, * mais avec la recommandation expresse de s'abstenir de toute discussion politique. Il refusa, malgré sa mère et son aïeul, un mandat aussi honorable, et ne consentit à accepter que lorsque le supérieur eût apporté à sa défense des tempéraments qui lui permirent de concilier son obéissance avec le sentiment de son droit. Il fit un chaleureux éloge de la liberté, et traita d'une manière ferme et digne toutes les questions soulevées par les déclarations de 1789, mais il ne put exprimer pleinement ses opinions, et se consola en citant avec un remarquable à propos quelques vers d'Hamlet qui résumaient à demi-mot toute la situation.


        Cet invincible amour pour la France, qui lui avait fait courir le risque de perdre ses lauriers académiques, se retrouve à toutes les périodes de sa vie : les atteintes portées à la liberté le remplirent d'indignation et lui inspirèrent des paroles d'une éloquente amertume ; les événements favorables à ses principes lui causèrent la joie la plus vive et augmentèrent sa confiance dans l'avenir de l'humanité. La pensée d'une alliance entre l'Amérique et Napoléon le blessa profondément, et il dépeignit dans un de ses sermons, avec un langage véhément, l'état de la France et du monde, les ravages de la guerre, la ruine du commerce et de l'industrie, l'oppression universelle.


        La révolution de 1830 donna un nouvel essor à son enthousiasme, et il se sentit pressé de communiquer du haut de la chaire les espérances dont son cœur était plein. Il fut étonné de trouver peu d'écho et maudit plus énergiquement que jamais l'engourdissement de l'opinion et la prédominance des intérêts mercantiles. Il fut surtout affligé de la froideur des jeunes gens, et rencontrant à Harvard l'un de ses amis : « Eh bien ! Monsieur, lui dit-il avec un ton sarcastique qui ne lui était pas habituel, êtes-vous aussi trop vieux, trop sage, comme les jeunes gens du Collège, pour avoir quelque enthousiasme à témoigner aux héros de l'École polytechnique? » Monsieur, répondit son interlocuteur, vous me semblez être le seul jeune homme que je connaisse. Toujours jeune pour la liberté, répondit Channing d'une voix vibrante et en serrant chaleureusement la main de son ami.


        Channing,
    en véritable libéral, avait compris qu'à tout changement politique devait correspondre une transformation religieuse, et que le peuple ne serait réellement affranchi que lorsqu'il serait chrétien et éclairé. Aussi éprouvait-il pour le bonheur de la France de douloureuses inquiétudes, et il écrivait en 1831 à M. de Sismondi : « Je suis profondément affligé d'apprendre qu'il existe aussi peu de sentiments religieux dans la population française ; car sans la religion un peuple ne peut jamais s'élever à la grandeur morale ni rien faire pour le bien de l'humanité. Je désire savoir si ce qu'on nous dit à ce sujet est vrai, si le Christianisme est réellement relégué par la majorité des hommes sérieux de ce pays parmi les impostures avérées, si la religion, sous quelle forme qu'elle se présente, y est négligée, méprisée, sans aucun pouvoir. Ceux qui reconnaissent son importance, car il en existe réellement, sont-ils en si petit nombre et si clairsemés qu'ils ne puissent exercer aucune influence morale? Voltaire est-il toujours un oracle? Je l'ai regardé autrefois comme l'expression la plus vraie de l'esprit français. Cela est-il encore vrai pour la France d'aujourd'hui. Par quels moyens, par quels efforts pourrait-on préparer un meilleur état de choses en France ? Que peut- on faire pour la religion dans ce pays? J'ai la conviction que le Christianisme ne peut revivre en France sous aucune de ses vieilles formes; le catholicisme et même le protestantisme sont à jamais tombés. En vérité, ce dernier n'était que l'antagoniste du premier et une religion toute de circonstances constituée pour combattre l'Eglise de Rome. Sous ce rapport il a fait un grand bien, mais sa mission est terminée ; il n'est pas assez adapté aux besoins de l'esprit humain pour reconquérir son pouvoir. Une forme du Christianisme plus pure, plus élevée, est devenue nécessaire, une forme telle qu'elle devra se recommander par elle-même à tous les hommes d'un savoir et d'un sentiment profonds comme étant la source réelle et l'instrument le plus efficace de l'élévation de l'âme, d'une morale puissante et d'un amour désintéressé. »


        Les mêmes idées se retrouvent dans les lettres à M. de Gérando : la vraie liberté doit s'allier à une religion épurée et rationnelle, les aspirations de la philanthropie ne recevront leur pleine réalisation qu'avec l'aide du Christianisme, un peuple grossier et corrompu est indigne de secouer les chaînes de la tyrannie, un bon gouvernement ne peut s'établir là où les citoyens manquent d'un principe moral et sont incapables de dévouement. Union de la foi et des lumières, lutte incessante contre l'ignorance et contre le vice, suprême indépendance de l'individu à l'égard de tout parti politique et de tout credo théologique, tel fut le constant idéal, le but invariable poursuivi pendant toute sa carrière par Channing, tel est aussi son impérissable titre de gloire et son droit éternel à la reconnaissance des Chrétiens sérieux et des sincères amis du progrès.

      

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      DidierLe Roux

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  • William Ellery Channing : Etude d'Ernest Stroehlin : Première Partie ; SA VIE, SA PRÉDICATION SON ROLE COMME ABOLITIONNISTE ET COMME RÉFORMATEUR SOCIAL
     

    William Ellery Channing : Etude d'Ernest Stroehlin : Première Partie ; SA VIE, SA PRÉDICATION SON ROLE COMME ABOLITIONNISTE ET COMME RÉFORMATEUR SOCIALWilliam Ellery Channing ; étude d'Ernest Stroehlin ; Section : 1 .

    SA VIE, SA PRÉDICATION SON RÔLE COMME ABOLITIONNISTE ET COMME RÉFORMATEUR SOCIAL.

    § 1. Esquisse biographique.

      

     

    William Ellery Channing naquit le 7 avril 1780 à New- port dans le Rhode-Island. Cet État, le plus petit de l'Union par l'étendue du territoire, en était le plus grand par la gloire des souvenirs, car c'est là qu'en 1638 avait abordé le proscrit Roger Williams, et qu'il avait donné au monde le spectacle jusqu'alors inconnu d'une société unissant la foi la plus ardente et la plus rigide à l'entière tolérance des opinions d'autrui. La famille de Channing était depuis longtemps établie à Newport, et descendait de ces austères Puritains qui avaient quitté l'Angleterre lors des persécutions de Charles II, et qui avaient sacrifié leur patrie et leurs biens à la franche profession de leurs doctrines et à une pleine liberté de conscience. Son père, William Channing, était membre du barreau et devint plus tard procureur général à Newport. C'était un homme d'un caractère honorable, de mœurs simples, d'un esprit grave et sévère, d'une foi sincère et fervente. Il fut toujours pour ses enfants un père tendre et dévoué et obtint leur estime et leur affection malgré la manière un peu rude dont il usa de l'autorité paternelle. Sa mère, Lucy Ellery, était franche, honnête, courageuse, et était admirée de tous par son grand cœur et son parfait bon sens. Veuve de bonne heure, et éprouvée par la perte de la plus grande partie de sa fortune, elle sut par son économie et son travail donner une bonne éducation à tous ses enfants, et elle fut jusqu'à sa mort aimée et respectée par eux et en particulier par son bien-aimé William. N'est-il point remarquable que la plupart des grands serviteurs de Dieu aient dû leurs premières impressions religieuses à une mère ou à une aïeule chérie et vénérée, et qu'ils aient été soutenus par leurs douces exhortations et leurs prudents conseils au milieu des épreuves et des luttes de leur carrière ? L'homme qui exerça la plus grande influence sur le jeune Channing fut son aïeul maternel William Ellery, un ancien soldat des guerres de l'Indépendance qui fut longtemps mêlé à la vie politique, et qui apporta dans les Conseils de la République naissante une haute impartialité et un infatigable dévouement. Cet excellent vieillard fit plus que de laisser à son petit-fils un souvenir affectueux et reconnaissant : il lui communiqua sa douce sérénité, son aimable tolérance, sa fermeté de convictions religieuses, son inaltérable attachement à la cause de la charité et de la justice. Quelques hommes d'un noble caractère et d'un esprit élevé, amis de son père et de son aïeul, lui apprirent par leurs entretiens et leur exemple les vertus du Chrétien et les devoirs du bon citoyen, et le jeune Channing ne reçut au sein de sa famille que les leçons les plus propres à fortifier son sentiment moral et à développer en lui une intelligence saine et virile.

     
        En 1797 il quitta ce paisible foyer domestique pour se rendre à Cambridge, et pour étudier à l'Université d'Harvard les langues classiques d'abord, puis la théologie.


        Channing
    avait montré dès son enfance pour les travaux de l'esprit le goût le plus vif et les plus heureuses dispositions. A l'âge de douze ans, il lisait déjà sous le toit paternel Shakspeare, Milton, Pope, Addison et les autres classiques anglais qui demeurèrent les compagnons de toute sa vie, et continuèrent à le charmer au milieu des fatigues et des découragements de son ministère ; il méditait Dugald Stewart, Hutscheson, Ferguson et les autres philosophes de l'école écossaise qui lui inculquèrent leurs doctrines aimables et modérées, et dans ses promenades solitaires il s'était déjà pénétré de la bonté de Dieu et de l'harmonie de l'univers. Harvard ne pouvait point à cette époque fournir une nourriture suffisante pour une intelligence aussi brillante et aussi précoce. L'enseignement consistait dans la traduction de quelques classiques grecs et latins, dans des exercices sur l'entendement humain de Locke et la logique de Wattes, dans les premiers éléments de la rhétorique, de l'histoire et des mathématiques ; mais Channing et les plus zélés de ses condisciples suppléèrent à la pauvreté du programme officiel par des clubs ou sociétés d'instruction mutuelle et par les discussions littéraires et théologiques si fréquentes chez les étudiants anglo-saxons. Il se fit remarquer dans ses réunions par son sérieux, l'étendue relative de ses connaissances, l'aménité de son caractère, et bien des années plus tard l'un de ses anciens amis, devenu l'un des principaux dignitaires de la magistrature des États-Unis, le juge Story, écrivait de lui : « II était aimé et estimé par tous ses camarades ; les petites rivalités et les mesquines jalousies montaient à peine jusqu'à lui, et depuis son entrée au collège jusqu'au moment où il le quitta, il conserva constamment le rang académique le plus élevé. Je ne crois pas qu'il ait eu un seul ennemi pendant tout son séjour : nous étions tous fiers de ses talents et de sa réputation, et très persuadés qu'il serait un jour un homme éminent. »


          En 1798 il quitta le collège couvert des lauriers universitaires, vécut pendant quelque temps à Newport et retourna à dix-neuf ans à Cambridge pour étudier la théologie ; mais son extrême jeunesse et son manque de fortune l'obligèrent de renoncer momentanément à ce projet, et il demanda et obtint une place d'instituteur chez un riche propriétaire de la Virginie, M. Randolph. Sa vie fut d'abord des plus agréables au milieu de la société aimable et cultivée du Sud, au sein d'une contrée pittoresque et fertile ; mais il fut déjà frappé à cette époque de la grande et douloureuse plaie de l'esclavage, et s'alarma de l'avenir réservé à l'opulente et hautaine aristocratie des planteurs. A cela se joignirent les fatigues du professorat et de pénibles études poursuivies avec opiniâtreté pendant la nuit dans une chambre sans feu au milieu des rigueurs de l'hiver, les privations excessives qu'il s'imposa pour soutenir sa mère et pour se fortifier contre les jouissances charnelles, une sombre mélancolie engendrée par son isolement et ses luttes morales, une crise spirituelle des plus cruelles et des plus intenses provoquée par de vives préoccupations intellectuelles et par d'ardentes et chimériques aspirations vers l'idéal. Aussi ce séjour en Virginie, qui s'annonçait sous de si riants auspices, fut l'une des années les plus malheureuses de sa vie, et quand il revint à Newport, ce n'était plus un jeune homme à l'œil brillant et à la conversation animée : c'était un homme triste et languissant qui trahissait par la pâleur de son visage et l'altération de ses traits le déplorable état de sa santé et les soucis rongeurs de son âme. Il mena pendant une année et demie auprès de sa famille une vie d'abnégation et de dévouement, donnant des leçons, se consacrant à l'éducation de ses frères et d'un fils de M. Randolph, partageant les amusements de ses jeunes sœurs et se promenant avec elles au bord de la mer pour leur faire comprendre les magnificences de la nature et leur inspirer de la reconnaissance pour leur Créateur, soutenant sa mère par ses travaux et la consolant par d'affectueuses paroles.


        Il lui fut permis en 1801 de réaliser son vœu le plus cher et de se rendre à Harvard, où il remplit les fonctions de régent et suivit les cours de la Faculté de théologie. Elevé dans la société puritaine de Newport et nourri dès son enfance de discussions scripturaires, Channing avait eu pour premier directeur spirituel l'orthodoxe docteur Hopkins, et avait de bonne heure résolu de se consacrer au ministère évangélique ; mais il avait abjuré fort jeune les idées calvinistes et il avait aspiré à des doctrines plus rationnelles et plus édifiantes que cette vulgaire et effroyable théologie, comme il l'appela plus tard à chaque page de ses écrits. Par malheur pour lui, l'enseignement universitaire était des plus faibles à Cambridge et était incapable de satisfaire une intelligence aussi saine et un cœur aussi noble que le sien. Les professeurs étaient demeurés les humbles tributaires des docteurs de l'Eglise anglicane et adoptaient en fait de morale, d'exégèse, de philosophie, d'histoire ecclésiastique, les arides et superficiels manuels recommandés à Oxford; aussi Channing déplorait profondément la pauvreté de la théologie américaine, et il regrettait amèrement qu'un sujet qui réclame toute notre force de pensée et de sentiment fut traité d'une manière aussi insipide et aussi monotone, et que les écrivains contemporains suivissent d'une manière aussi servile les sentiers tracés par leurs prédécesseurs. Pour lui, il essaya de suppléer de son mieux aux lacunes d'un enseignement si impropre à former des pasteurs éclairés et des théologiens indépendants, et se livra pendant son séjour à Harvard à une sévère et consciencieuse observation de son propre cœur, à de profondes et intimes méditations sur divers sujets religieux et moraux, à des études plus solides qu'étendues; mais il ignora entièrement la critique biblique et les admirables travaux des savants allemands, et ne connut d'une manière un peu complète que les auteurs anglais depuis les Calvinistes stricts jusqu'aux Déistes et aux Apologistes du siècle dernier. Il reçut en 1802 la permission de prêcher, fut appelé à Boston et excita par ses premiers sermons de vives sympathies et une admiration universelle. En 1803 il devenait pasteur de l'une des congrégations les plus instruites et les plus libérales de Boston, celle de Federal Street, où il exerça constamment son ministère et qu'il soutint et édifia pendant quarante années de ses conseils et de son exemple. L'on avait rarement consacré au service du Seigneur un jeune homme plus convaincu, plus pieux, plus pénétré de la grandeur de sa mission, et quelques jours après son élection il écrivait à l'un de ses oncles : « Je me sens fort peiné quand je vois l'anxiété de tous mes amis sur mon compte. Que suis-je? Que sont mes faibles facultés pour que l'on me porte tant d'intérêt? Combien peu je me sens capable de répondre à ces espérances! Je suis rempli d'une sainte terreur à la pensée des devoirs qui vont m'incomber. L'Eglise de Dieu rachetée par le sang de son Fils !... Les éternels intérêts de l'humanité!... Que ces objets sont grands!... Je demande vos prières pour qu'il me soit fait la grâce de n'y jamais faillir. »


         Boston, où venait d'être appelé le jeune candidat, avait été surnommée l'Athènes américaine, et était la patrie de quelques-uns des hommes les plus distingués des Etats-Unis. Aussi la vie extérieure d'un homme aussi aimable et aussi cultivé que l'était Channing, fut-elle des plus douces et des plus paisibles et l'affection et la reconnaissance de son troupeau, l'amour et les délicates attentions d'une femme spirituelle et dévouée, la société de quelques amis d'élite le consolèrent des fatigues et des déceptions du pastorat et l'aidèrent à supporter plusieurs deuils domestiques avec le courage et la sérénité du Chrétien. Comme l'a fait remarquer avec justesse M. Laboulaye, sa vie est tout entière dans les idées qu'il a défendues et propagées, dans ses luttes contre les Esclavagistes, dans ses efforts pour élever le niveau moral des classes pauvres et pour améliorer la société : aussi présente-t-elle peu d'événements importants dans sa calme et heureuse uniformité, et le fait le plus saillant en est-il un voyage en Europe qu'il entreprit en 1822 pour rétablir sa santé gravement altérée par un travail excessif.


        Channing
    désirait ardemment voir l'ancien monde qui avait excité sa curiosité depuis son enfance, et dont il connaissait et aimait la littérature. Il est à regretter que son journal nous fournisse peu de détails sur ce sujet et que nous ne puissions pas connaître les impressions que fit sur lui la situation politique, intellectuelle et religieuse de l'Europe et les diverses contrées qu'il visita. Il parcourut successivement l'Angleterre, la France, la Suisse, l'Italie, admira en poète les scènes sublimes ou gracieuses de la nature, les lacs du Cumberland comme les glaciers des Alpes, s'attacha à l'observation des coutumes et des mœurs et se lia d'amitié durable avec plusieurs hommes distingués. Je citerai entre autres Wordsworth, le pur et charmant poète dont les vers lui étaient depuis longtemps sympathiques ; Coleridge, le penseur original et morose qui dans sa vieillesse, malgré son aversion pour les Unitaires, n'avait pu se défendre de son influence; M. de Gérando, le moraliste philanthrope de la Restauration, avec lequel il eut depuis une active correspondance, et avec lequel il aimait à s'entretenir de l'avenir religieux de la France et des grands problèmes de la civilisation moderne ; M. de Sismondi enfin, notre éminent compatriote, qui, par sa tolérance et la sagesse de ses vues, était digne d'être son disciple et qui eut toujours pour lui un profond respect.


        Les magnificences de la nature et de l'art et les jouissances intellectuelles qu'il goûta sur le continent, ne purent lui faire oublier les intérêts si chers et si élevés qu'il avait laissés à Boston, et ce fut avec un vrai bonheur qu'il retrouva sa petite Communauté. Il espérait pouvoir désormais lui consacrer son temps et ses forces, mais le mauvais état de sa santé le contraignit à se démettre peu à peu de ses fonctions pastorales et à ne faire entendre qu'à de rares intervalles, dans la chapelle de Federal Street, sa voix éloquente et vénérée. Cependant il ne se résigna jamais à un complet silence, et quand il ne put plus exercer d'une manière active son ministère et qu'il dut cesser ses visites aux pauvres, il s'en consola en réunissant dans son salon ceux qui avaient à cœur l'amélioration de la classe ouvrière, et en étudiant avec eux les causes physiques et morales qui s'opposaient à son développement.


        Il aimait surtout à retrouver dans cette société le révérend Noah Worcester et les docteurs Follen et Tuckermann, qui furent ses amis les plus intimes et dont le nom demeurera associé au sien, par tous ses biographes, dans ses tentatives de réforme. Noah Worcester, pasteur et collègue de Channing, était de l'extraction la plus humble et avait dans sa jeunesse exercé le métier de cordonnier, mais, en véritable Américain, il s'était formé lui-même par son travail et son opiniâtreté, et avait été chargé de diriger une revue unitaire intitulée : le Disciple Chrétien, où il s'éleva avec chaleur contre la guerre et les armées permanentes, et mérita par ses infatigables efforts d'être appelé l'apôtre de la paix. Channing fut l'un de ses plus assidus et de ses plus remarqués collaborateurs, et inséra dans son recueil des morceaux littéraires sur Milton et Fénelon, et divers mémoires sur des questions politiques et théologiques.


        Le docteur Charles Pollen, Allemand de naissance et exilé de sa patrie à cause de ses opinions libérales, était un avocat distingué qui professa d'abord avec éclat le Droit civil à Harvard, mais, poussé par une ardente piété et entraîné par son admiration pour Channing, il se voua plus tard complètement à la théologie, et finit par entrer dans les ordres.


        Le plus ancien des amis de Channing, et son plus actif auxiliaire dans son œuvre de réforme, fut le docteur Joseph Tuckermann qui avait fondé à Boston un ministère spécial pour les pauvres et qui, dans son ardente charité, ne craignait point de visiter les êtres les plus vicieux et les plus sombres réduits. La biographie de cet homme excellent, écrite par Channing quelques semaines après sa mort, montre en lui un noble cœur, un grand sens pratique, une remarquable élévation de pensées, une parfaite tolérance pour les opinions d'autrui; et il est vraiment touchant de voir la persévérance dont il fit preuve dans sa rebutante mission, et l'exquise délicatesse de sentiment qui lui faisait trouver quelque chose d'aimable chez les créatures les plus dégradées.


         Channing
    aurait voulu s'associer personnellement aux efforts que tirent ces véritables disciples du Christ, pour propager l'instruction et répandre des idées religieuses parmi les classes ouvrières, mais l'altération toujours plus grande de sa santé le força à s'éloigner toujours plus souvent de Boston, et à chercher un refuge dans son île natale. Là, il se reposait de ses travaux, se promenait sur le rivage de la mer ou dans les vertes prairies qui entourent Newport, recevait ses amis et les étrangers qui y séjournaient pendant la belle saison, se livrait avec eux à une conversation riche et variée, et déployait la dignité et la courtoisie d'un gentleman chrétien. Son neveu, William-Henry Channing, le fils de son frère Francis, qui est actuellement l'un des plus éminents pasteurs Unitaires, et qui nourrit toujours pour lui les sentiments de la plus tendre vénération, et le brillant écrivain anglais, miss Martineau, nous ont donné sur sa vie intime des détails pleins de charme dont nous nous plaisons à reproduire quelques lignes. « Mon oncle, dit le révérend Channing, aimait à se lever de grand matin pour descendre dans son jardin, avant que personne ne fût debout. Puis il passait une ou deux heures à consigner par écrit les pensées qui l'avaient assiégé pendant ses insomnies, ou qui lui étaient venues dans sa promenade. C'est dans le jardin que la famille se réunissait. Qui de nous ne se rappelle le regard, le ton de voix de mon oncle, le serrement de main qui accompagnait son bonjour? Cet accueil reflétait bien la prière qu'il ad- dressait tous les jours à Dieu, et dans laquelle il lui demandait de faire que chaque matin, en revoyant ses amis, il en ressentît de la joie et de la reconnaissance, comme d'un bienfait nouveau. Le déjeuner fini, il nous réunissait tous, famille, amis, serviteurs, et le bras passé autour du cou d'un enfant dont il dirigeait le doigt sur la page sacrée, il lisait quelques passages des Psaumes ou de l'Évangile qu'il nous expliquait ensuite ; puis venait une simple et courte prière, et après quelques questions bienveillantes sur les occupations qui rempliraient la journée, il se retirait dans son cabinet pour écrire. Il n'y restait jamais plus d'une heure sans passer dans le jardin, tant il avait besoin de ménager ses forces, tant aussi la communication fréquente avec la nature lui était nécessaire. Il y trouvait non-seulement du repos mais un réveil de force et d'inspiration, et la pensée qui l'obsédait ne tardait pas à se manifester par son regard et le mouvement de ses lèvres. Souvent la fatigue le forçait d'abandonner tout à fait le travail, et alors il se plaisait à trouver quelque délassement dans la conversation avec les jeunes gens qui habitaient la maison et qui aimaient à le consulter. L'après-midi était consacrée aux excursions. Avec quel plaisir mon oncle conduisait un ami nouveau venu de rocher en rocher pour voir l'Atlantique se briser en grosses vagues à nos pieds! Au retour de ces visites, il se rendait toujours à une certaine petite promenade au delà du jardin où rien n'interceptait la vue du coucher du soleil. Ce spectacle avait pour lui un si grand charme qu'il ne pouvait s'éloigner de ce lieu que lorsque la nuit était tombée. Des lectures, des conversations, de la musique, quelquefois même des charades, animaient les soirées qu'il quittait de bonne heure, en raison de sa santé, mais non sans nous appeler pour voir le clair de la lune où les étoiles qui scintillaient à travers les arbres. »


        * A mesure qu'on entend Channing, dit miss Martineau, on s'étonne des pensées sublimes qui remplissent sa conversation non moins que de la modestie et de la bienveillance qui font disparaître chez lui toute prétention de professeur ou de prédicateur. D'abord sa voix participe de la sécheresse de ses manières, mais peu à peu elle devient plus naturelle et plus sympathique, et on se surprend à l'écouter encore, lorsqu'il a cessé de parler, tant son accent vous a captivé. Il sait combien son premier accueil est froid, et il le regrette lui-même.


         Cette existence si paisible et si pure fut trop tôt interrompue. Dans un voyage qu'il faisait avec la famille Sedgwick en Pensylvanie, dans la vallée de la Susquehannah, il fut pris d'une fièvre ardente et mourut un mois après à Bennington, à l'âge de 63 ans. Ses derniers instants, comme sa vie tout entière, furent ceux d'un sage et d'un Chrétien. Jusqu'au dernier moment, il consola ses amis et les entretint du Royaume de Dieu et de la vie éternelle, quelques heures avant sa mort, il se fit lire, comme devait le faire dix-sept années plus tard Théodore Parker à Florence, le Sermon sur la Montagne, et il expira en bénissant l'Éternel de toutes les grâces qu'il lui avait accordées. Son corps fut transporté à Boston où il fut reçu au milieu des larmes de ceux dont il avait été pendant quarante années l'ami et le soutien, et, lors de son enterrement, les Chrétiens de toutes les communions voulurent rendre un dernier hommage à l'homme qui s'était toujours élevé au-dessus des sectes et des partis, et qui les avait tous embrassés dans son fervent amour.

      

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      DidierLe Roux


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