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THÉODORE PARKER SA VIE SES OEUVRES Chapitre 6 : RÉFORMATEUR AMÉRICAIN.
THÉODORE PARKER
SA VIE ET SES ŒUVRES
Un Chapitre De I'histoire De L'abolition
De L'esclavage Aux États-UnisAlbert Réville
CHAPITRE VI.
RÉFORMATEUR AMÉRICAIN.
L'idée de la perfection. — La vie ordinaire et la vie religieuse. — Le bigotisme protestant. — La religion vivifiante. — L'Évangile et le bouddhisme. — La société américaine. — Les quatre grands pouvoirs. — Les misères sociales. — Comment il n'est pas toujours facile de faire du bien, — Les deus principes politiques. — Un semeur sorti pour semer. — Le chant de l'ivrogne et le texte du ministre. — Music-Hall. — La prédication de Parker. — Sermons et discours politiques. — Philanthropie. — Détesté, mais écouté.
Il importe de se rendre compte d'une manière plus précise encore du but que Théodore Parker s'était proposé et des moyens qu'il mit en œuvre pour l'atteindre.
Pour lui, nous l'avons vu, la religion répondait à un besoin inné de la nature humaine et devait être le levain purificateur, le mobile vivifiant de l'activité quotidienne. Être religieux et viser à la perfection sur tous les domaines qu'il est donné à l'homme de parcourir, pour lui c'était tout un. Car si sa religion se résumait dans l'amour de Dieu, son Dieu, qu'il se gardait bien de définir, était essentiellement la perfection vivante, absolue.
La liberté la plus entière, civile, politique, religieuse, est une des premières conséquences de tels principes, une des premières exigences de leur application. Car l'homme ne peut se développer dans le sens du perfectionnement de son être que moyennant la liberté. Quand on voit ce que, grâce à une liberté si souvent restreinte, à un développement encore bien entravé, l'homme a déjà réalisé des progrès, des réformes, des conquêtes, sur la nature brute; quand on observe qu'en définitive la vraie moralité et la vraie piété profitent régulièrement des découvertes ou des améliorations émancipant l'homme des servitudes et des entraînements de la vie purement sensuelle ; quand on saisit, et dans l'histoire, et dans son propre cœur, cette loi du perfectionnement continu, qui n'est autre chose que l'action incessante du Créateur sur sa créature intelligente qu'il attire vers sa perfection à lui-même, qu'il fait venir à lui en faisant briller à ses yeux la splendeur de l'idéal, — la religion change nécessairement non pas de principe, mais de formes et de contenu. Si elle est la conscience et le resserrement volontaire du lien qui unit l'homme à Dieu, il est clair qu'elle doit inspirer surtout un sentiment profond et continu du devoir du perfectionnement en soi et autour de soi. Donc le culte, public ou privé, l'exercice religieux en général, au lieu d'être son propre but à lui-même ou la monnaie d'un salut qui s'achète, devient un ensemble de moyens dont le but est ; d'activer et de faciliter le perfectionnement de l'homme tout entier, corps, intelligence et cœur. Ceci mérite qu'on s'y arrête. Dans les temps où, étranger à l'idée de progrès, l'homme ne voyait dans la Divinité qu'une formidable puissance avec laquelle il fallait avant tout se mettre en règle, coûte que coule, moyennant des rites magiques ou des absolutions sacerdotales, ou des professions de dogmes pour ainsi dire salutifères, la vie religieuse et la vie ordinaire faisaient deux choses non seulement distinctes, mais encore séparées; juxtaposées l'une à l'autre, mais sans pénétration réciproque. L'homme travaillait, gagnait, se mariait, se livrait aux plaisirs de son choix et aux labeurs de sa position ; et puis, il priait, il observait des rites, il fréquentait des prêtres, il hantait des églises, il récitait son chapelet de litanies ou de dogmes. Sans doute les religions quelque peu développées, le christianisme surtout, même sous ses formes les plus imparfaites, ont toujours prétendu diriger aussi la vie ordinaire par leur enseignement moral ; mais comme les inévitables transgressions étaient expiées ou compensées par l'un ou l'autre des moyens extérieurs et factices que nous avons énumérés, il en résultait qu'en fin de compte la vie religieuse reprenait, avec sa supériorité sur la vie ordinaire, son caractère à part et continuait de former l'antithèse pure et simple de celle-ci.
C'est ainsi que, pour être religieux, il fallait retrancher autant que possible sur la vie naturelle ; par exemple, passer des heures, des jours, dans des prières indéfiniment réitérées, dans les jeûnes, dans les cérémonies religieuses. On se retirait du monde pour entrer en religion. Le couvent, en effet, était l'idéal. Tous n'y pouvaient entrer, parce que tous n'en étaient pas capables. Mais ceux qui restaient en dehors n'avaient rien de mieux à faire que de se rapprocher de la vie monastique autant que le permettaient les exigences du siècle. Tout cela était absurde, mais logique : Dieu et le monde étaient censés séparés l'un de l'autre, opposés l'un à l'autre; donc la vie religieuse et la vie du inonde devaient l'être aussi. Telle est, on peut le voir, l'idée fondamentale qui détermine la direction suivie par la piété catholique au moyen âge.
La réforme fit beaucoup pour briser ce dualisme. Elle fit rentrer en grande partie la vie religieuse dans la vie ordinaire. Ne reconnaissant plus de rite magique ni de pouvoir sacerdotal réel, réhabilitant le mariage et la vie de famille, déniant tout mérite aux œuvres extérieures et n'admettant pas que l'homme pût être sauvé autrement que par sa propre foi individuelle et vraiment à lui, elle diminua considérablement le terrain visible, réservé, qu'occupait avant elle la vie religieuse proprement dite, mais elle rendit plus intense et plus continue l'action des principes religieux sur les sentiments et les actes de l'existence quotidienne. Cependant elle ne sut pas aller jusqu'au bout de son principe. Son tort fut surtout de confondre la foi avec l'adhésion à certaines thèses dogmatiques, lesquelles, restant souvent sans influence aucune sur le cœur et la conscience, leur étaient en réalité aussi extérieures, aussi étrangères, qu'avaient pu l'être auparavant des paroles de prêtre ou des indulgences de papier. Ce dualisme reposait encore sur le point de vue, peu modifié théoriquement par la réforme dans ses premiers jours, d'un Dieu et d'un monde opposés l'un à l'autre. De là vint que le protestantisme eut aussi et a encore son bigotisme, son formalisme et son opposition méticuleuse à la vie pleinement humaine. L'opinion s'établit souvent dans son sein que les hommes les plus religieux étaient ceux qui lisaient le plus la Bible, assistaient au plus grand nombre de prédications, priaient le plus souvent, professaient la plus stricte fidélité à l'orthodoxie confessionnelle. Le protestantisme eut son patois de Canaan, comme le catholicisme a son jargon de sacristie, et ce qui, en apparence, n'était qu'un ridicule, était au fond l'indice d'une hostilité plus ou moins avouée à la vie simple et naturelle. De là, en effet, ce puritanisme sombre qui condamnait comme diaboliques l'art, la science, la joie honnête. L'important, c'est qu'on pratique, dit le bigotisme ultramontain; l'essentiel, c'est qu'on professe, dit le bigotisme protestant.
En cela, l'un et l'autre ont dévié de la pensée chrétienne fondamentale. L'important, l'essentiel, a dit Jésus, c'est qu'on aime. Aimez, et vous pratiquerez ce qu'il faut faire; aimez, et vous verrez ce qu'il faut croire. Ama et fac quod vis * (Aime et fais ce que tu veux.), a dit Augustin dans son meilleur moment; et nous ajouterons : Ama et crede quod poleris * (Aime et crois ce que tu peux.) :
Supposons maintenant qu'au lieu de séparer Dieu du monde, on voie dans le monde la manifestation permanente de Dieu lui-même; que l'on cherche par conséquent les lois immanentes du monde physique et moral, en se disant que ce sont autant de volontés divines; que l'on arrive par cette voie à la conclusion que l'homme est appelé de Dieu à travailler, à vivre en société, comme fils, époux et père, comme citoyen d'une ville et d'un pays, comme membre enfin de la grande famille humaine; que ce sont là les sphères, non contraires, mais concentriques, dans lesquelles doit se déployer son être et se réaliser son perfectionnement, — dès lors la religion, consistant uniquement en formes, en rites et en dogmes, aura perdu toute espèce de valeur. La doctrine religieuse essentielle posera quelques principes, très riches d'applications, mais très simples en eux-mêmes. La vie religieuse tiendra relativement peu de place dans l'existence en tant que vie distincte, mais — et c'est là le grand côté de ce point de vue — elle agira du dedans sur cette existence tout entière. Elle en fera une prière continue. Selon la profonde expression d'un apôtre, le manger et le boire, le sommeil et la veille, le repos et le travail, tout sera à la gloire de Dieu. Le laboureur à la charrue, l'ouvrier au chantier ou à l'usine, la mère au berceau de son enfant, l'homme d'affaires dans son cabinet, l'artiste à son atelier, le savant dans ses recherches, tous porteront partout, dans les petites choses comme dans les grandes, leur désir, leur soif de perfection. C'est par religion que l'on voudra donner à tout le cachet du soigné, du beau, du noble, du bien ; en un mot, du parfait. C'est par religion que l'on s'abstiendra de ce qui souille, énerve ou asservit l'âme. C'est par religion qu'on travaillera à l'extinction des misères et des corruptions sociales. C'est par religion qu'on sera libéral en politique, réformateur pacifique et philanthrope ingénieux. C'est par religion que l'on voudra s'instruire et s'instruire encore, et que les autres aussi puissent toujours plus s'instruire. « Plus de lumière, on n'y voit jamais trop, » tel sera l'hommage continuel qu'une telle religion rendra au Dieu qui est lumière lui-même. Et c'est par le concours de tous ces désirs purs, de tous ces efforts ardents, de toutes ces luttes vaillantes contre le mal et les ténèbres qu'enfin le royaume de Dieu viendra sur la terre comme il vient déjà dans le cœur de tous ceux qui s'enrôlent dans cette croisade sainte.
La religion ainsi conçue paraît à peu près annihilée aux partisans des religions du passé, habitués qu'ils sont à la considérer comme nécessairement liée à des actions et à des formes spéciales. Et pourtant elle est aussi réelle, aussi continue, aussi bienfaisante que la sève invisible qui vivifie le tronc, les branches et les plus petits rameaux d'un arbre vigoureux et sain. Elle plonge par ses racines dans l'élément légitime, bien souvent exagéré, mais plus souvent encore méconnu, du mysticisme. A la seule condition de ne pas se poser en ennemi de la raison et de la conscience, le mysticisme, cette joie intense que l'on puise dans le sentiment de la communion personnelle avec Dieu, est une volupté désirable et fortifiante.
Ou tout nous trompe, ou c'est là la religion qu'il faut au XIXe siècle. C'est celle surtout qu'il faudra au XXe. C'est de ce côté seulement qu'est désormais la joie, la joie pure et confiante, ce signe sacré des grandes choses qui commencent.
Cette religion des temps modernes n'est pas autre chose au fond que l'épanouissement du principe évangélique devenu vie et puissance en Jésus de Nazareth. Aimer de tout son cœur Dieu, c'est-à-dire la perfection idéale réelle, n'est-ce pas le premier de tous les commandements? Et aimer comme soi-même l'homme, c'est-à-dire l'être qui possède la perfection virtuelle, l'être perfectible, n'est-ce pas le second, semblable au premier? C'est de cela que dépendent la loi et les prophètes, toute vraie moralité et toute sainte espérance. Ceux qui ont accusé l'Évangile de Jésus de diminuer l'énergie humaine, le faisant ainsi collatéral du bouddhisme, n'en ont pas compris le premier mot. Le bouddhisme a connu l'amour de l'homme : de là sa valeur morale et sa beauté; mais il a ignoré l'amour de Dieu : de là sa faiblesse et sa stérilité.
Nos lecteurs nous pardonneront cette digression prolongée. Si nous sommes sortis de notre sujet, nous n'avons pas cessé de le côtoyer. Théodore Parker eût certainement approuvé tout ce que nous venons de dire dans un langage à peine différent de celui qu'il employait pour populariser des vues toutes semblables. Les personnes qui font consister beaucoup de religion dans beaucoup de rites accomplis et beaucoup de dogmes professés, seront probablement disposées à trouver que chez lui la religion était réduite à un minimum imperceptible : car sa confession de foi était fort courte, et jamais homme ne fut moins formaliste, moins ritualiste que lui. C'est au point que, dans noire opinion, il n'a pas été tout à fait juste dans la semi-indifférence avec laquelle il envisageait les deux simples sacrements de l'Église protestante, le baptême et la sainte Cène. Mais si l'on se place au point de vue que nous avons tâché d'exposer, il sera évident que bien peu d'hommes ont possédé et déployé autant de religion que le réformateur américain.
L'avancement religieux, moral et social de l'homme, la guerre déclarée aux ignorances, aux servitudes et aux corruptions qui le retardent sous ce triple rapport, voilà quelle était pour lui la grande tâche. Mais cette tâche, il devait l'entreprendre dans un temps et dans un pays déterminés : au XIXe siècle, et dans les États-Unis d'Amérique. Il avait en face de lui des pouvoirs plus ou moins intéressés ou asservis eux-mêmes aux abus qu'il voulait voir disparaître, et un peuple fort supérieur à bien d'autres sous une foule de rapports, mais en proie pourtant à des misères ou semblables à celles dont souffrent tous les pays du monde, ou dérivant de son tempérament et de sa situation particulière. Retraçons, en nous servant de ses propres termes, l'état des choses tel qu'il s'offrait à lui et comment il fut amené à la ligne de conduite qu'il adopta pour la réforme du peuple américain.* (1. Ce qui suit est traduit de son autobiographie Théodore Parker's Expérience as a minister, adressée par lui à sus paroissiens en l'année 1859, la dernière de sa vie.)
Il y a en Amérique, dit-il, quatre grandes forces sociales qu'on peut définir ainsi :
1. Le pouvoir commercial organisé. Il a son siège dans les grandes villes. Il cherche avant tout à gagner, sans se soucier beaucoup de cette grande justice qui représente les intérêts non moins que les .devoirs de tous, ni de cette humanité qui fait intervenir les instincts affectueux là même où la conscience dort. Ce pouvoir semble tout contrôler et ne s'incline que devant le tout-puissant dollar.
2. Le pouvoir politique organisé, les partis au pouvoir ou cherchant à y arriver. Ce sont eux qui font les lois, mais ils sont ordinairement contrôlés par le pouvoir commercial et présentent les mômes défauts à un degré plus intense encore. Cependant ils doivent s'incliner aussi devant les instincts du peuple, qui intervient quelquefois, dans les grandes occasions, et change alors à son gré la « règle de commerce. »
3. Le pouvoir ecclésiastique organisé, les différentes sectes qui, malgré leurs diversités, s'accordent toutes sur le principe fondamental de la substitution — révélation imposée, substituée aux facultés humaines actives; préservation de la colère de Dieu et de la ruine éternelle par le sang substitué d'un Dieu crucifié, etc. Ce pouvoir est plus fort que les deux premiers, et quoique souvent dédaigné par eux, il peut en quelques années les contrôler tous deux. Dans notre génération, aucun homme politique américain n'a osé le braver.
4. Le pouvoir littéraire organisé, les collèges dotés, la presse périodique avec sa triple multitude de journaux commerciaux, politiques, théologiques, et les traités inspirés par l'esprit de secte Ce pouvoir n'a pas d'idées originales, mais il propage l'opinion des autres qu'il représente, à la volonté desquels il obéit et dont il est le kaléidoscope.
Je dus examiner ces quatre grandes forces sociales, voir ce qu'elles avaient de bon et de mauvais, me rendre compte de ce qu'une religion vraiment naturelle devait attendre de chacune d'elles, et rechercher la vraie fonction du commerce, du gouvernement, de l'Église et de la littérature. Quand je fus arrivé à la claire conscience de mes principes et aux conséquences qui en découlaient sur tout ce qui m'entourait, je me trouvai grandement en désaccord avec lés quatre pouvoirs. Ils avaient un principe, et moi un autre; donc nos tendances, notre direction, étaient ordinairement divergentes, souvent opposées. Je ne tardais pas à m'apercevoir que je n'étais le bienvenu ni à la bourse, ni dans l'État, ni à l'église, ni dans la presse. Je n'y pouvais rien, mais j'avoue que je n'eusse pas prévu un schisme aussi complet entre moi et les forces supérieures de la société. Pourtant j'avais entrepris une œuvre que je ne pouvais mener à bien tout seul ni peut-être sans l'aide de ces quatre pouvoirs.
Quand je vins me fixer à Boston, mon intention était de faire quelque chose pour les classes dangereuses et faméliques de nos grandes villes. A Boston, la proportion de la pauvreté et de l'immoralité qui s'ensuit est effrayante, quand on se rappelle les avertissements des autres nations et que l'on pense au lendemain. Cependant il me semblait que l'argent donné par la charité publique et privée — deux sources qui ne tarissent jamais dans notre cité puritaine — était plus que suffisant pour remédier à tout et refouler graduellement la cause invisible et profonde à laquelle on ne songe pas au milieu des tracas des affaires et de l'argent. Sur le pont clair-obscur de notre vie publique, il est une crevasse béante : beaucoup y tombent et y périssent. Notre charité en retire quelques-uns; mais elle ne bouche pas la crevasse, elle n'éclaire pas le pont, elle n'avertit pas du péril. Il nous faut la grande charité qui pallie les effets du mal, et la justice plus grande encore qui en éloigne la cause.
Puis venait l'ivrognerie, la plus grande des malédictions qui pèsent sur les populations ouvrières protestantes du Nord, cause de la désolation la plus hideuse et la plus largement répandue, aussi funeste que le dépérissement par la faim pour les Irlandais catholiques. Aucune des grandes forces sociales n'est son ennemie.
Puis il y avait la prostitution, des hommes et des femmes souillant et souillés, horrible plaie qui noircit la face de notre société. De plus, dans nos grandes villes, je voyais des milliers d'êtres humains, de pauvres Irlandais surtout, que l'oppression chassait vers nous, et qui, sauf la discipline d'un travail d'occasion, ne recevaient chez nous aucune éducation, si ce n'est celle de la rue dans leur enfance, ou du prêtre papiste, ou du démagogue américain, leurs deux pires ennemis...
J'avais aussi remarqué de bonne heure que les criminels sont souvent les victimes plus encore que les ennemis de la société, et que nos lois pénales appartiennent encore aux sombres âges de la force brutale : elles tendent uniquement à protéger la société en la vengeant du coupable et non à élever le genre humain en améliorant les condamnés. Dans mon enfance j'avais connu un homme, dernier descendant de plusieurs générations de criminels, qui avait passé plus de vingt ans de sa vie dans notre prison d'État et qui y mourut (ses vols ne montaient pas à vingt dollars), tandis qu'un autre, non mieux né, avait légalement volé des maisons et des fermes, avait vécu en gentleman et laissé à sa mort une fortune considérable et le surnom de Landshark (Requin-de-terre). Du temps que j'étudiais en théologie, j'avais tenu une école du dimanche dans la prison de l'État, fait connaissance avec plusieurs condamnés, examiné comment on les traitait, entendu les sermons et les incroyables prières qu'on faisait voler sur la tête de ces malheureux sans défense; j'avais vu les prédicateurs orthodoxes et autres auxiliaires qui leur donnaient l'instruction spirituelle, et j'en avais conclu la complète inhabileté de nos lois pénales pour améliorer le coupable ou prévenir ses progrès dans la voie du mal. Quand je fus appelé à Boston, j'espérais faire quelque chose pour cette classe d'hommes dont les crimes sont parfois un héritage de famille ou de l'infamie sociale, qui sont privés des sympathies du genre humain et qu'on livre inconstitutionnellement à des ministres sectaires dont la fonction est de les tourmenter avant le temps.
Pour tous ces misérables, pour les pauvres, les ivrognes, les ignorants, les prostituées, les criminels, je voulais faire quelque chose, peut-être sous la direction, certainement avec l'aide des hommes influents de la ville ou de l'État. Mais, hélas ! j'avais alors quatorze ans de moins qu'aujourd'hui et ne comprenais pas encore clairement toutes les conséquences de ma position vis-à-vis des quatre grandes forces sociales. J'ignorais jusqu'à quel point j'avais offensé la religion de l'État, de la presse, du marché et de l'Église. Les cris de destructeur, fanatique, incrédule, athée, ennemi du genre humain, retentirent si universellement que bientôt je m'aperçus que je ne pourrais rien faire d'important au point de vue de cette grande philanthropie dont l'urgence est pourtant si évidente. Vous étiez bien assez nombreux pour former une société religieuse * (I. La congrégation dont Th. Parker était pasteur comptait de sept à huit mille âmes.), mais vous ne l'étiez pas assez et vous n'étiez pas assez riches pour entreprendre et mener à bien une pareille réforme. Hors de vos rangs, je ne pouvais attendre beaucoup d'aide, pas même en paroles ou en conseils. D'ailleurs, je m'aperçus bientôt qu'il suffisait de mon nom pour ruiner toute entreprise nouvelle qui lui était associée. Je savais que tous les grands mouvements de l'humanité passent par trois périodes, celle du sentiment, celle des idées, celle de l'action. Je m'étais figuré que l'heure de la dernière avait sonné. Mais voyant que j'avais compté sans mon hôte, je me retournais vers les deux premières et cherchais, par tous les moyens dont je pouvais disposer, à exciter le sentiment de la justice et de la compassion et à propager les idées poussant à la quintuple réforme que j'avais en vue. Depuis lors je pris à tâche d'établir les faits de pauvreté, d'ivrognerie, d'ignorance, de prostitution et de crime, d'en exposer les causes, les effets, le traitement rationnel, laissant à d'autres l'œuvre pratique proprement dite. Si je voulais que quelque mesure fût proposée à la législature de la ville ou de l'État ou bien à quelque société philanthropique, je m'y prenais par des voies détournées. Plus d'une fois, j'ai vu mon plan réussir, mes paroles reproduites par les papiers publics, tandis que tout eût été perdu si seulement on avait vu ma figure ou mon nom. Plus d'une fois, par prudence, et non sans succès, j'ai refusé de signer moi-même des pétitions que j'avais lancées. Plus d'une fois j'ai provoqué des conventions ou des meetings dont les directeurs venaient me supplier de ne pas me montrer.
Cette impopularité chronique et croissante, sans diminuer mon activité, lui donna un autre tour. Afin d'accomplir mon œuvre, je devais répandre mes idées aussi largement que possible, sans recourir à ce luxe indécent de réclames si fréquent en Amérique. Une seule librairie considérable du pays avait consenti à publier mes ouvrages; encore était-ce à mes risques et périls, et elle n'avait, dans leur placement, qu'un intérêt pécuniaire bien mince au milieu de ses énormes affaires. Mes livres n'avaient donc pas les chances ordinaires de publicité et de circulation. Il était rare qu'on les exposât en vente, sauf sur un seul étalage, à Boston. Dans les autres États, je dus être souvent mon propre libraire. Aucune revue périodique ne m'était favorable. La plupart des journaux, excepté le New York Tribune et l'Evening-Post, m'étaient hostiles... Mais la lecture ou conférence publique m'offrit un moyen tout naturel de répandre mes idées. Combattu par les quatre grandes forces sociales, je fus tout surpris de découvrir que, par là, je devenais populaire...
Je voyais mon pays approcher tous les jours d'une crise des plus graves et osciller, sans le savoir, entre deux principes. L'un était l'esclavage, qui mène, je le savais, au despotisme militaire, politique, ecclésiastique, social, et finit par la ruine irrémédiable et désespérée. Jamais peuple, tombé sur cette route, ne s'est relevé depuis. C'est le chemin qu'ont pris bien d'autres républiques que la nôtre, et où elles sont mortes : Athènes et les villes ioniennes dans l'antiquité, Rome et les communes du moyen âge. L'autre était la liberté, qui mène tout à la fois à la démocratie industrielle, au respect du travail, au gouvernement de tous, par tous, pour tous, à la suprématie du droit éternel écrit dans la constitution de l'univers, au bien-être et au progrès général. Je m'aperçus que les quatre grandes forces sociales poussaient le peuple, par la cajolerie aussi bien que par la menace, à prendre la route de la ruine; que « nos grands hommes, » dont « l'Amérique est plus richement dotée que toutes les autres nations de la terre, » se pavanaient le long de cette route pour montrer combien elle était sûre, criant « Démocratie! Constitution! Washington! Évangile! Christianisme! Dollars ! » et le reste ; tandis que les instincts populaires, les traditions de notre histoire, l'aube du génie illuminant l'âme de quelques hommes et de quelques femmes nés à l'heure voulue, murmuraient d'une voix tranquille et douce quelque chose qui ressemblait à « Vérités évidentes » et « Droit inaliénable. »
Je connaissais le pouvoir d'une grande idée, et, en dépit de la bourse, de l'État, de l'Église et de la presse, je pensai qu'un petit nombre d'hommes sérieux, réunis dans les salles de lecture du Nord, pourraient incliner l'esprit et le cœur du peuple du côté de la justice et de l'éternelle loi de Dieu, la seule règle sûre de conduite pour les nations, comme pour vous et pour moi, et faire ainsi de la grande expérience américaine un triomphe et une bénédiction pour l'humanité entière...
C'est ainsi que, depuis 1841, j'ai lecture de quatre-vingts à cent fois par an dans tous les États du Nord à l'est du Mississipi, une fois aussi dans un État à esclaves, et sur la question même de l'esclavage. J'ai choisi les sujets les plus importants et les plus excitants, du plus grand intérêt pour le peuple américain. Je les ai traités indépendamment de toute secte ou parti, sans me soucier de la rue ni de la presse, avec tout le savoir et le peu de talent dont je pouvais disposer. En moyenne, pendant chacune des huit ou dix dernières années, j'ai parlé à un nombre d'hommes allant de soixante à cent mille âmes, en dehors des prédications hebdomadaires que je vous adressais chaque dimanche dans le grand édifice que vous teniez ouvert à tout venant. * (Il lui arriva aussi parfois de se rendre dans des meetings convoqués au profit des abus qu'il voulait déraciner, et d'y prendre la parole malgré la colère et les cris des assistants. Un jour qu'il assistait incognito à une grande réunion esclavagiste de New-York, un orateur, pérorant sur les bienfaits de l'institution particulière, s'écria ironiquement, pour achever un argument : « Je voudrais bien savoir ce que Théodore Parker répondrait à cela. » — « Voudriez-vous le savoir? » s'écria Parker en se mettant en évidence ; « hé bien ! je vais vous dire ce que répondrait Théodore Parker. » Surprise, clameurs, menaces de tout genre, la mort y compris. « Allons donc, me tuer! vous n'en ferez rien. Maintenant, je vais vous dire ce qu'il en est du point en question. » Son sang-froid, son courage, dominèrent le tumulte, et il put répondre à son aise à son provocateur, qui dut se promettre in petto de n'y plus revenir. Ce trait est rapporté par Melle Cobbe, d'après un témoignage oculaire, dans la Préface de son édition des Oeuvres de Parker).
De la sorte, j'ai eu un large champ d'opération pour soulever les sentiments de justice et de compassion, répandre les idées que je crois nécessaires au bien-être et au progrès du peuple et le préparer à telle action qu'un jour l'occasion pourrait bien requérir. * (C'est la traduction qui souligne. Nous aurons plus d'une occasion de relever la justesse avec laquelle Parker avait prévu l'avenir prochain qui attendait son pays). Comme j'étais censé à peu près seul et que je ne représentais personne que moi-même, personne non plus n'était responsable de mes paroles. Tous donc pouvaient me juger, sinon en parfaite connaissance de cause, du moins sans préjugé de parti ou de secte en ma faveur. De mon côté, me sentant responsable uniquement devant moi-même et devant mon Dieu, je pouvais parler librement. En outre, les journaux des grandes villes répandaient au loin les faits saillants, les généralités les plus frappantes de la lecture, et je m'adressais ainsi à un auditoire que je ne pouvais ni compter ni voir.
Ce n'était pas tout. Ecclésiastiquement, on m'avait dénoncé au peuple comme un « perturbateur de la paix publique, » un « incrédule, » un « athée, » un « ennemi du genre humain. » Quand j'allais lecturer dans une petite ville, le ministre, même le ministre unitaire, restait le plus souvent chez lui. Plusieurs, en public et en particulier, avertissaient leurs paroissiens « de ne pas écouter cet homme, de ne pas le regarder en face ! » D'autres prêchaient bravement contre moi. C'est ainsi qu'au comptoir du cabaret, j'étais le chant de l'ivrogne et, dans la chaire de vérité, le texte du ministre. Mais quand plusieurs centaines d'hommes, habitant quelque ville perdue dans les montagnes de la Nouvelle-Angleterre ou quelque seulement des prairies de l'Ouest, ou bien quand des milliers de compatriotes, dans quelqu'une de nos vastes cités, venaient me regarder en face pendant une heure ou deux, quand ils écoutaient ce que j'avais à leur dire et ce que je leur disais clairement, loyalement, sur des sujets touchant de près leur patriotisme, leurs affaires et leurs cœurs, alors je voyais les visages resplendir d'émotion, le préjugé clérical s'enfuir à tire d'aile, et je les laissais tout autres que je ne les avais trouvés. Il est même souvent arrivé qu'on m'a dit, soit de bouche, soit par écrit : « On m'avait « prévenu contre vous, mais j'ai voulu voir par moi « même, et quand je suis revenu chez moi, j'ai dit : « Après tout, ce n'est pas un diable, c'est un homme ; du moins, il a l'air humain. Qui sait? Il est peut-être honnête aussi dans ses idées théologiques. Il a peut-être raison dans sa religion. Les prêtres se sont bien un peu trompés jadis en quelques occasions et souvent ils ont dit de gros mots à des gens qui valaient pourtant quelque chose, si du moins nous en croyons la Bible. Je suis bien aise de l'avoir entendu. »
Cette traduction d'un long fragment, choisi parmi les plus intéressants de son autobiographie, nous livre le secret d'une de ces carrières dont on a quelque peine à apprécier les résultats, parce qu'ils ne se mesurent ni au poids ni à l'aune. Ces résultats, en effet, sont invisibles, impalpables, et les gens positifs n'hésitent pas à les évaluer zéro. Pourtant le passé a vu certaines semailles, en apparence perdues, et qui n'ont pas laissé d'influer avec quelque puissance sur les destinées du genre humain. Que les calculateurs le sachent bien ! C'est l'esprit, non la matière, qui mène le monde. Si l'Union américaine sort victorieuse de la crise épouvantable dans laquelle elle est engagée, elle le devra au réveil de l'esprit libéral, vraiment républicain et fermement moral de ces dernières années, et cet esprit de progrès et de liberté, Théodore Parker a été l'un de ceux qui ont le plus contribué à le répandre. Il se pourrait même que, tout bien compté, ce fût lui qui, parmi les vaillants hommes à qui l'Union devra son salut, a le plus fait pour communiquer au peuple cette généreuse ardeur. On ne se représente pas assez parmi nous la puissance communicative qu'un souffle religieux, quand il est authentique et pur, ajoute à des vues régénératrices de la société politique et civile. Et puis, Parker ne s'est pas borné à prêcher conformément à un tel esprit, il en a vécu lui-même.
En 1852, l'affluence toujours grandissante qu'attiraient ses prédications de Boston détermina ses amis à mettre à sa disposition un local plus vaste encore et mieux approprié que le Mélodéon. Ce fut le Music-Hall, bel édifice que venait de faire construire une société philharmonique et dont l'aménagement intérieur se prêtait beaucoup mieux aux exigences du culte public. Ce nouveau local ne fut pas moins rempli que l'autre chaque dimanche par une foule avide et recueillie.
Nous transcrivons ici une note de son journal, datée du jour même de sa première prédication à Music-Hall, 21 novembre 1852 :
II y avait un immense auditoire : je me suis senti plus petit que jamais. C'est ce qu'il y a d'attristant dans la vue d'une telle multitude. D'où aurai-je assez de pain pour nourrir toute cette foule? Je ne suis que le petit garçon avec ses cinq pains d'orge et ses deux petits poissons. Pourtant j'ai confiance dans ma prédication.
Il paraît que Parker priait avec une onction et un accent d'émotion profonde qui captivait, dès le commencement du service religieux, ceux de ses auditeurs que la curiosité attirait plutôt que le désir d'alimenter leur piété. Puis venait la prédication, forte, saisissante, frappant toujours droit, ne ménageant personne, cherchant toujours à faire du bien à tous, aussi éloignée des mièvreries sentimentales que de la sécheresse de l'intellectualisme pur. Originale comme sa personne, cette prédication eût souvent étonné, quelquefois choqué un Européen peu habitué aux libres allures de la chaire américaine. Elle traitait de préférence ou bien une question à l'ordre du jour dans les discussions publiques, ou bien les sujets les plus délicats de la vie sociale et religieuse. Ordinairement elle débutait par une exposition de principes abstraits ou de faits bien connus. Ce commencement était le plus souvent froid et dépourvu d'ornements. Peu à peu l'émotion sacrée le gagnait, les applications se déroulaient sans beaucoup d'ordre, mais pressées, pressantes, sans réticence d'aucune sorte, sous une forme à la fois positive et poétique dont nous ne connaissons guère d'exemple dans notre littérature européenne. Le même morceau passait souvent, et en très peu de temps, de l'humour qui provoque le sourire aux tons attendrissants de la sensibilité la plus exquise. On pourrait croire que chez Parker le sentiment austère du devoir, l'énergie virile, la passion ardente mise au service des grandes causes, prédominaient au point d'étouffer ce qu'on peut appeler le côté féminin du cœur, la tendresse, la sympathie, l'indulgence. On se tromperait, et pour se faire une idée plus juste de ce talent souple et varié, il suffit de lire un de ses sermons les plus fortement marqués au coin de sa personnalité, le sermon Of old âge (sur la vieillesse), dont nous reproduisons quelques fragments dans la seconde partie de ce volume.
La chaleur communicative de ses sentiments donnait lieu parfois à des incidents assez curieux. Un jour qu'il prêchait sur le pardon de Dieu et qu'il montrait combien l'amour infini a ménagé de moyens de relèvement à l'âme la plus coupable, un homme, assis dans une galerie, s'écria tout à coup : « Oui, oui, je sais qu'il en est ainsi. » Parker s'arrête; puis, s'adressant à son interlocuteur : « Oui, mon ami, » lui dit-il, « il en est ainsi, et vous ne pouvez jamais aller si loin que Dieu ne puisse toujours vous rappeler. » — Une autre fois un tonnerre d'applaudissements qu'il ne put prévenir, ou plutôt que l'auditoire ne put retenir, vint couvrir ses paroles. Un esclave fugitif, nommé Shadrach, avait été arrêté pendant la semaine. Le samedi il fut délivré de force par la population indignée. Mais on avait grande peur qu'il ne fût ressaisi par la police fédérale. Le dimanche tous les cœurs étaient dans l'anxiété. Parker monta en chaire, tenant une note à la main. « Quand je vins parmi vous, » dit-il, « je m'attendais bien à faire et à supporter de rudes choses, mais je ne me serais jamais douté que j'aurais à protéger un de mes paroissiens contre des chasseurs d'esclaves nr à être prié de lire une note telle que celle-ci : Shadrach, esclave fugitif, en péril de la vie et de la liberté, demande vos prières pour que Dieu l'aide a échapper à la servitude. » Mais, ajouta-t-il, «Shadrach n'a plus besoin de nos prières. Dieu soit loué! nous savons qu'il est en sûreté, déjà loin, sur la grande route de la liberté! » Parker avait lui-même contribué à protéger son évasion et pouvait sans danger communiquer l'heureuse nouvelle. La conscience publique, soulagée d'un poids énorme, ne put retenir l'explosion de sa joie. A plus d'une reprise, des applaudissements se firent entendre dans Music-Hall; mais ce fut la seule fois qu'ils ne furent pas énergiquement réprimés par le prédicateur.
Jamais homme impopulaire, du moins dans l'opinion du grand nombre, et souffrant de l'être, ne fit moins pour reconquérir par quelques concessions aux opinions ou aux faiblesses courantes le terrain compromis ou perdu par sa franchise. Ses prédications étaient à chaque instant dirigées contre ce qu'il appelait « les péchés de son peuple, » c'est-à-dire contre les défauts et les vices auxquels le peuple américain s'abandonne avec le plus de complaisance et qui, par conséquent, trouvent chez lui des apologistes toujours disposés à les pallier ou des juges indulgents enclins à les ignorer. Il n'épargnait pas davantage les grandes réputations lorsqu'elles prêtaient le flanc aux critiques de la conscience. Tout en rendant justice aux hommes éminents de l'Union, il ne craignait pas de les attaquer, surtout quand il croyait pouvoir leur reprocher d'être infidèles à leurs principes dans des vues intéressées ou ambitieuses. Un genre de discours religieux, tels que ceux qu'il consacra à Quincy Adams, à Zacharie Taylor, à Daniel Webster, est inconnu, et, pour tout dire, serait impossible dans notre Europe. Qu'on se figure un prédicateur de Londres ou de Paris montant en chaire le lendemain de la mort d'un homme d'État, s'emparant de toute sa carrière politique et la critiquant d'un bout à l'autre au nom de la moralité chrétienne, avec autant de sévérité pour les écarts que de soin minutieux pour en faire ressortir les beaux côtés! C'est pourtant ce que Parker a pu faire à Boston, et il suffit de lire son discours sur Adams et celui dont la vie et les vastes talents de Daniel Webster lui ont fourni le sujet pour reconnaître qu'il est impossible de pousser plus loin la hardiesse et l'impartialité des jugements.
Ainsi mal en prit à un maire de Boston d'avoir donné l'exemple de l'intempérance, à Zacharie Taylor d'avoir acheté quatre-vingts esclaves dans les années qui précédèrent la guerre du Mexique et son arrivée à la présidence, à Daniel Webster de s'être laissé servir une pension par les riches négociants du Nord qui désiraient que ce puissant défenseur du libéralisme politique endormît sous les fleurs de sa rhétorique la réaction grandissante contre l'esclavage. Il y eut dans Boston une voix incorruptible et sans peur qui stigmatisa ces honteux écarts. Parker ne craignit pas non plus de dénoncer la guerre du Mexique comme une guerre injuste, déloyale, lâche, comme un crime national, commis uniquement dans l'intérêt du parti esclavagiste, et il en appela à la conscience publique des arrêts d'un patriotisme trop fier des victoires remportées et des territoires conquis. Il courut même de graves dangers en heurtant ainsi les passions de la multitude. Dans un meeting de Boston où il devait prendre la parole contre la guerre, des volontaires revenus du camp pénétrèrent en armes dans la salle. Parker n'en décrivait pas moins avec des paroles brillantes d'indignation le mal qu'avait fait la guerre et la honte qui en rejaillissait sur le drapeau fédéral, lorsque des vociférations se firent entendre. C'étaient les volontaires qui exprimaient leur mécontentement. A la porte ! criaient-ils. Parker se tourna vers eux et les fit taire en leur disant simplement : « A la porte? Et à quoi bon? » Et il continua son discours; mais comme il était loin de modérer son langage, les murmures et les grognements recommencèrent de plus belle. Ils furent même accompagnés de cris d'un caractère plus sinistre : « Kill him ! kill him! (à mort! à mort!) » Et un bruit de fusils qu'on arme retentit dans la salle. Parker refusa de céder : « A la porte ? » leur cria-t-il d'une voix retentissante. « Je vous dis que vous ne m'y mettrez pas... Et vous voulez me tuer? Eh bien ! je vous déclare que je m'en retournerai chez moi seul et sans armes, et que pas un de vous ne touchera un cheveu de ma tête. » Ce qu'il avait promis, il le fit, et ce qu'il avait prédit, arriva.
Du reste ce n'était jamais qu'au nom de la moralité compromise qu'il se mêlait directement des affaires politiques. Sa préoccupation constante, la réforme morale du peuple comme base de son perfectionnement religieux et social, le poussait à combattre non moins vivement les autres causes de corruption et de misère. Il n'aimait pas beaucoup les sociétés de tempérance avec leurs serments d'abstinence absolue. Cependant, pour se mettre à l'abri de tout soupçon, il consentit à s'affilier à l'une de ces sociétés. Il croyait qu'il fallait détourner le peuple de l'abus et lui apprendre l'usage rationnel des boissons fermentées, sans quoi la tache serait toujours à reprendre. Il insistait sur les mesures de police et de bonne administration qui pouvaient diminuer les excès de l'ivrognerie, et il réussit, directement ou indirectement, à en obtenir d'excellentes. Une grande part de son activité fut aussi consacrée à pousser les particuliers et les villes à des sacrifices considérables pour répandre les lumières de l'instruction dans les classes inférieures, et il est certainement un de ceux qui ont le plus contribué à réaliser le magnifique déploiement d'écoles de tout genre dont peut se glorifiera juste titre le nord de l'Union. Il s'intéressait également beaucoup à ces pauvres Irlandais qui encombraient les rues de Boston et qu'il croyait : victimes de leurs institutions et de leurs superstitions bien plus encore que de leur incurie native. I1 fit beaucoup pour eux et prit souvent leur défense contre les préjugés intolérants d'un américanisme étroit et aussi contre le déplaisir avec lequel la population voyait s'accroître, grâce aux gentlemen of Corrrk, comme on les appelait eu imitant leur accent guttural, le nombre des âmes recevant le mot d'ordre de Rome et l'exécutant aveuglément sans se soucier en rien des intérêts de leur nouvelle patrie. Vers la fin de sa vie, pourtant, l'intérêt qu'il ressentait pour eux diminua, surtout quand il vit que sur la question de l'esclavage ce misérable Paddy, enchanté sans doute de penser qu'il y avait sur terre des êtres humains d'une condition encore inférieure à la sienne, prenait toujours parti pour le Sud, pour sa politique esclavagiste, et applaudissait à toutes les mesures aggravant la plaie hideuse qui défigurait la grande république. L'éducation des jeunes filles était encore une de ses préoccupations, et il fit une guerre acharnée aux préjugés qui interdisaient aux femmes l'étude des sciences. C'est de mères éclairées qu'il attendait une génération supérieure à la moyenne de son temps. Il se pourrait même qu'entraîné par son zèle pour cette cause excellente, il eût quelquefois dépassé le but fixé par la nature et l'organisation sociale. S'il eut raison de poursuivre la réforme de nombreux abus dans l'instruction donnée aux femmes en Amérique et dans la législation qui fixait leur position civile, on peut douter qu'il fût dans le vrai quand il réclamait leur participation aux fonctions sociales réputées jusqu'à présent l'apanage de l'autre sexe. Élevons, instruisons, protégeons la femme, mais, de grâce, n'en faisons pas un homme : elle n'y gagnerait pas plus que l'homme dont on ferait une femme. Parker comprenait mieux assurément sa mission quand il dirigeait sa verve, tantôt indignée, tantôt caustique, contre la presse vénale, la chaire complaisante ou paresseuse, les sénateurs et les députés infidèles à leur conscience, les capitalistes « adorant le dieu Dollar et le servant lui seul. » C'est par là que sa chaire était devenue l'une des puissances du pays. L'impopularité malveillante des premiers jours se changeait insensiblement en une sorte de crainte respectueuse vis-à-vis de cet homme de fer qu'aucune menace ne pouvait ébranler, qu'aucune perspective intéressée ne pouvait séduire, et qui ne se demandait jamais, avant de parler, si ce qu'il allait dire plairait à ses auditeurs. On lui reprochait quelquefois d'être un pasteur sans église régulière : il aurait pu répondre que son église était l'Amérique entière, et qu'il en était le prédicateur « détesté, mais écouté. » C'est, comme l'a dit un savant théologien, auteur lui-même de sermons fort remarquables, M. Colani, c'est la marque vraie de la bonne prédication.
Mais c'est surtout dans sa lutte contre les partisans de l'esclavage que Parker se montre admirable. C'est là qu'il nous faut le suivre désormais.
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