• THÉODORE PARKER SA VIE ET SES ŒUVRES ; Chapitre 7 : La question de l'esclavage

    THÉODORE PARKER SA VIE ET SES ŒUVRES ; Chapitre 7 : La question de l'esclavage
     

    THÉODORE PARKER

     

    SA VIE ET SES ŒUVRES

     

    Un Chapitre De I'histoire De L'abolition
    De L'esclavage Aux États-Unis

    Albert Réville 

     

     

     

    CHAPITRE VII.

    LA QUESTION DE L'ESCLAVAGE..

     

    La question de l'esclavage aux États-Unis. — Comment l'opinion en Europe s'est fourvoyée dans l'appréciation de la guerre américaine. — L'Oncle Tom. — Conséquences politiques et sociales de l'esclavage. — Les chiens protecteurs de l'ordre public. — Deux peuples là où sans l'esclavage il n'y en aurait eu qu'un. — Apathie prolongée du nord de l'Union. — W. L. Garrison. — La loi des esclaves fugitifs. — Opposition croissante de Parker à l'esclavage. — Prévisions et prédictions.

     

    C'est aux États-Unis que, pour la première fois dans le monde moderne, en 1751, l'esclavage des noirs fut aboli sous l'inspiration d'un christianisme fervent et sincère; mais cette abolition ne fut que locale. Le puissant souffle de liberté qui amena la guerre de l'indépendance conduisit tous les États du nord de l'Union à l'abolir plus tard; la Confédération ne l'en laissa pas moins subsister dans les États qui se crurent forcés de le conserver. Le sentiment général était alors qu'il disparaîtrait de lui-même, du gré des États qui l'avaient maintenu, et surtout qu'il ne s'étendrait pas. C'est le contraire qui arriva. Le moment vint où le Sud, ayant toujours plus fait dépendre ses intérêts particuliers du maintien de l'esclavage, se vit placé dans l'alternative, ou bien de se résigner momentanément à de grandes pertes en laissant tomber cette odieuse institution, ou bien d'obtenir du Nord qu'il l'aidât à la consolider et à retendre. Car l'esclavage, ses partisans le sentent bien, ne peut pas vivre à côté de pays libres et décidés à ne rien faire qui ressemble à un pacte quelconque avec lui. C'est une institution qui doit grandir ou mourir. L'industrie naissait dans les États libres : le Sud s'engagea complaisamment, à titre de réciprocité, à favoriser des tarifs protecteurs. Bientôt le travail servile trouva grâce aux yeux des capitalistes de New York et de Boston, parce qu'il produisait en abondance une matière indispensable à l'industrie, le coton, et parce qu'il consommait une grande partie des objets manufacturés. C'était aussi le même travail servile qui fournissait leurs gros chargements de tabac, de sucre, de matières textiles, aux innombrables clippers du Nord qui allaient ensuite les porter en Europe. Tout cet enchevêtrement d'intérêts considérables fit bientôt que la conscience du Nord s'endormit, et le mot d'ordre fut donné pour qu'on ne la réveillât pas. C'est au point que, dans les grandes villes, les comités directeurs des églises enjoignaient aux prédicateurs de ne pas porter en chaire cette importune question. Il y avait sans doute d'honorables désobéissances à ces injonctions intéressées, mais elles étaient trop faibles pour constituer une opposition sérieuse.

    Tout cela n'empêche pas que, lorsqu'un jour la postérité fera l'histoire morale du XIXe siècle, elle aura bien de la peine à s'expliquer comment l'intérêt, à défaut de la conscience, n'a pas averti plus tôt les Américains du gouffre dans lequel ils s'enfonçaient en fermant ainsi les yeux sur toutes les mesures tendant à consolider l'esclavage. L'étonnement redoublera quand on s'apercevra qu'en Europe même, où l'esclavage est condamné par la conscience générale et par la législation des États vraiment civilisés, une insurrection, effrontément illégale, dont le maintien à tout prix de l'esclavage était l'âme, a trouvé, non pas seulement chez les partisans du despotisme religieux et politique, mais aussi dans les cercles industriels et commerçants, des sympathies ardentes et nullement déguisées. On peut, jusqu'à un certain point, s'en rendre compte en Angleterre où de vieilles rancunes font que les Anglais voient sans déplaisir leur rivale d'outre-mer se diviser et s'affaiblir. Sur le continent, les antipathies provoquées par la politique hautaine et brutale des hommes d'État de l'Union vis-à-vis des autres nations ont pu aussi augmenter le nombre de ceux qui se réjouiraient de sa dissolution. Rarement on sait que cette politique est tout entière l'œuvre du parti sudiste, entre les mains duquel l'indolence du Nord laissa exclusivement le pouvoir pendant plus de trente ans. Surtout ce qui a contribué à entretenir ce courant partiel, mais puissant, de l'opinion en Europe, c'est l'assertion mille fois répétée qu'au fond les Hommes du Nord n'aimaient pas plus les Nègres que ceux du Sud, et même les traitaient plus mal, tout en leur accordant la liberté, que ces derniers en les maintenant dans la servitude. Ce qu'il y a de spécieux dans cet argument, fort contestable quant au fait lui-même sur lequel il s'appuie, n'aurait pas dû pourtant égarer l'opinion jusqu'au point où nous l'avons vue se fourvoyer depuis le commencement de la guerre civile. On aura beau dire, le fait sera toujours que rien n'empêche le nègre qui vit dans le Nord de l'Union de s'en aller s'il ne s'y trouve pas bien, tandis qu'il est forcé, dans les États du Sud, de rester là où il se trouve mal.

    Étrange phénomène ! Les publicistes dévoués aux intérêts du Sud avaient fini par enguirlander l'esclavage. Lorsque parut le fameux roman de l'Oncle Tom, écrit par quelqu'un qui parlait sur les lieux et de visu, beaucoup crièrent à l'exagération, et ne se donnèrent pas la peine de réfléchir que le véritable enseignement de ce livre n'était pas que les esclaves sont fort à plaindre sous le fouet des planteurs cupides et cruels, mais bien plutôt que, dans la supposition même où les maîtres seraient humains et doux, comme le sont la plupart de ceux qu'a décrits l'auteur, l'esclavage est une institution maudite, portant sa condamnation dans ses inévitables conséquences. Pour le maintenir, n'est-on pas forcé d'ôter à l'esclave la propriété, la famille, l'instruction, jusqu'à la pudeur?

    Ce qu'on n'a pas compris surtout, c'est qu'au fond l'esclavage est la seule, l'unique cause de cette guerre civile américaine, dont le monde entier a souffert. Sans doute, au commencement surtout, aucun des deux partis en lutte ne voulut l'avouer officiellement, et il y eut des gens assez naïfs pour s'imaginer que des millions d'hommes se ruinaient et s'entr'égorgeaient, les uns pour obtenir des tarifs protecteurs, les autres pour faire triompher le libre échange. Comme s'il était besoin d'une grande puissance de déduction pour comprendre qu'une telle guerre n'est possible qu'entre deux sociétés devenues profondément antipathiques l'une à l'autre, ne pouvant plus vivre telles qu'elles sont, ni réunies, ni côte à côte, et que l'esclavage est la source génératrice de cette antipathie! Comme si l'esclavage, dans les temps modernes, pouvait porter d'autres fruits que dans l'antiquité!

    Qui ne voit, en effet, qu'en dépit des formes républicaines, l'esclavage a pour conséquence de constituer une grande aristocratie territoriale, qui aura bien vite les défauts et jusqu'à un certain point les qualités et les habiletés de ses devancières? Le travail servile n'est largement rémunérateur qu'appliqué à la grande propriété. De plus, il avilit le travail lui-même, puisqu'il en fait la marque de la dépendance abjecte. D'où il suit que les gens qui n'ont rien se font militaires, chasseurs, aventuriers, etc., laissant les terres et la culture à l'aristocratie, et que les fils de cette aristocratie, vaniteuse, oisive et s'ennuyant aisément, voudront bien être officiers, magistrats, représentants, diplomates, mais non pas industriels, commerçants ou agriculteurs. C'est donc au milieu d'eux que se recruteront en majorité les hommes désireux de diriger les affaires de l'État, et, l'on peut en être certain d'avance, leur politique pourra briller par l'énergie et l'habileté, mais elle manquera complètement de scrupule, et bientôt d'honnêteté. Quand, dès l'enfance, on est habitué à commettre, sans même y penser, le vol le plus qualifié qui se puisse concevoir, à ravir par la force ou à prix d'argent (peu importe ici, c'est toujours du bien volé) cette propriété primordiale qui seule donne aux autres propriétés leur sens et leur légitimité, et qui s'appelle la personnalité humaine, on est aisément induit à fouler aux pieds, comme autant de préjugés, ce que les vieilles nations ont la faiblesse de respecter sous le titre de droit des gens. Enfin, dans l'intérieur même des États à esclaves, tous les intérêts matériels pivotant sur l'institution fondamentale, on est entraîné par la force des choses, et aux applaudissements du grand nombre, à ne reculer devant rien pour la maintenir. N'est-il pas constant d'ailleurs que les Nègres sont fort heureux, l'intérêt évident des maîtres étant de les bien nourrir et de ne pas les excéder de travail? C'est absolument, ajoute-t-on naïvement, l'intérêt du charretier maître de ses chevaux ! Il est vrai qu'en dépit de cet intérêt, pourtant si clair, il y a des butors, des gens colères, passionnés ou bêtement cupides, qui ne traitent pas mieux leurs esclaves que leurs chevaux. On omettra ce détail, et on légiférera comme si le cas ne se présentait jamais. La société a toujours raison, l'esclave toujours tort. Et comment pourrait-on faire autrement? Un nègre qui a commis le crime de se trouver malheureux et de s'enfuir, vole le maître auquel il appartient, il doit donc être traité et puni en voleur, mais en voleur qu'on fouaille pour lui apprendre à ne plus se voler lui-même à son propriétaire. Et comme un esclave qui s'est enfui est de mauvaise défaite, le maître est bien forcé de requérir contre lui une rude punition qui effraye ceux qui seraient tentés d'en faire autant. En revanche, il n'a pas plus le droit de vendre un nègre qui s'est enfui le même prix qu'un nègre bien sage, qu'un maquignon honnête ne doit faire passer un cheval rétif pour une bête à qui l'on peut se fier. La marque an fer chaud n'est donc pas plus abolie pour le nègre fugitif que pour le buffle à demi sauvage qu'on veut reconnaître dans les pâturages où on le laisse courir. C'est le seul moyen de prévenir le délit puni par tous les codes civilisés sous le nom de : « Tromperie sur la qualité de la marchandise vendue. » L'esclave qui sait ce qui l'attend, s'il est repris, use de ses jambes, et stimulé par la peur des châtiments non moins que par le désir de la liberté, il court si vite qu'on aura bien de la peine à le rattraper ; ou bien, rusé comme le sont en général les hommes de condition servile, il se cache si bien que les limiers les plus fins de la police ne le déterreront pas. La belle affaire, vraiment ! Il y a des chiens qui flairent mieux les nègres fugitifs que les chiens de contrebandiers ne dépistent les douaniers sur la frontière belge. C'est une race de grands mâtins, forts en gueule, et sans plus de préjugés que leurs maîtres à l'endroit des bûches d'ébène. Ces chiens ne tarderont pas à devenir une des institutions protectrices du pays. Ce n'est pas de l'ironie, c'est de l'histoire, une histoire qui est montée au ciel, criant vengeance ! Et puis, tout esclavagiste qu'on soit, surtout quand on n'a pas soi-même d'esclaves, on peut se trouver enclin à relâcher un peu quelques mailles du système. Or, une fois qu'une seule maille s'en va, adieu tout. Il y aurait donc danger grave à laisser à la masse indistincte du peuple libre le pouvoir de faire les lois et de les appliquer. Pour parer à cet inconvénient, on décrétera que, dans les comices électoraux, chaque propriétaire d'esclaves aura autant de voix à émettre qu'il y a de têtes dans ses propriétés. On se souviendra, dans ce cas particulier, que ces têtes sont humaines. Le suffrage universel aura reçu un nouvel hommage, mais en même temps le pouvoir politique ne sortira plus de certaines familles opulentes, intéressées à maintenir l'esclavage, coûte que coûte.* (Nous ne parlons pas ici des déplorables conséquences de l'institution servile au point de vue de la moralité privée. La preuve est faite qu'à tout prendre les blancs n'en souffrent pas moins que  les noirs. Le niveau moral descend chez tous déplorablement bas. Les planteurs du Sud ne tardent pas à « vendre leurs fils et leurs filles, » comme l'a dit une voix éloquente. Si l'on veut se faire une idée exacte de tout ce que nous nous bornons à indiquer ici, il faut lire l'excellent ouvrage, riche de faits et déchiffres, et inspiré par une louable modération, qu'a publié récemment M. R. Dale Owen, sous le titre de : The Wrong of Slavery, thé Rigjht of Emancipation. Philadelphie, 1861.)

    Conçoit-on maintenant comment il est arrivé qu'une population, répandue il est vrai sur un territoire immense, mais sans frontières naturelles, unie par le langage, par la religion, par des institutions communes, par un lien fédéral garantissant à chaque division de la nation une grande autonomie intérieure, réunie aussi par de glorieux et sacrés souvenirs, se soit trouvée, au bout de quelques années, séparée en deux peuples tellement antipathiques, tellement hostiles l'un à l'autre, qu'il leur est devenu impossible de vivre ensemble sur le pied de paix ? Ne voit-on pas comment, toutes choses égales d'ailleurs, qualités et défauts de race, avantages et inconvénients de climat compensés, l'esclavage a été, d'un côté, le premier anneau d'une chaîne de fer, dont les autres anneaux s'appellent mépris du travail, aristocratie prépondérante, despotisme, militarisme, cruauté, habitudes, mœurs, jouissances, éducation, toutes marquées au coin de l'institution servile; tandis que, de l'autre côté, en vertu d'une filiation non moins serrée, la liberté produisait ses conséquences naturelles, savoir : le développement du bien-être, de l'intelligence, de l'industrie, du commerce, la démocratie, ses susceptibilités, ses tendances philanthropiques, ses efforts constants pour le relèvement physique et moral des classes déshéritées.* (C'est à cette différence de régime intérieur qu'il faut attribuer les premiers succès des esclavagistes dans la guerre civile. Ils étaient, au point de vue militaire, infiniment mieux préparés, organisés et disciplinés que les hommes du Nord. Des généraux plus habiles, une facilité de concentration beaucoup plus grande, et surtout les mesures prises par l'administration sudiste antérieurement à l'arrivée au pouvoir de Lincoln, ont fait le reste.) Assurément, nous ne sommes pas de ceux qui ferment les yeux sur les fautes et les torts des États libres de l'Union. Les hommes sont encore très loin d'être des anges, et quand un pareil conflit éclate, il est bien rare que les deux partis qui en souffrent n'aient pas chacun sa part de péchés à expier. Mais il ne faudrait jamais prendre parti dans les choses humaines, si l'on attendait pour s'enrôler que vînt à passer une armée immaculée. Dans les cas de ce genre, force est bien de négliger les faits de détail, et de remonter aux principes. Quand on en est là, il n'y a plus qu'une chose à faire : regarder de quel côté flotte le drapeau de l'humanité, et le suivre.

    Nous avons dû rappeler toutes ces circonstances pour que ceux de nos lecteurs qui ne sont pas au courant de la question américaine comprennent bien la nature des obstacles que Parker et ses amis abolitionnistes eurent à vaincre ; pour qu'ils se rendent compte aussi de l'ardeur, de la passion qu'il déploya dans cette lutte où se concentra de préférence l'énergie de ses dernières années.

    Ce qu'on doit reprocher surtout au Nord de l'Union, c'est l'indifférence apathique dans laquelle il dormait en matière politique, malgré les avertissements multipliés des hommes qui avaient assez étudié l'histoire du monde pour voir clairement le danger qui menaçait leur propre pays. Combien de fois les hommes dits positifs, commerçants, agriculteurs, industriels, ont-ils eu à se repentir d'avoir traité de rêveurs ou de prophètes hallucinés les hommes de l'idée, les hommes qui savent qu'au-dessus des intérêts pécuniaires règnent de grandes lois historiques, dont aucune nation ne lèse impunément la majesté ! Il est certain que la grande crise américaine eût été conjurée si, dès le principe, et avant que le Sud lui-même se fût enfermé dans une impasse dont il ne sut plus comment sortir, le Nord avait fait entendre sa grosse voix de majorité et pris des mesures énergiques pour resserrer l'esclavage dans le cercle restreint où, à défaut d'une abolition forcée, il fût mort tout doucement de lui-même. Au contraire, heureux d'être exempt du fléau chez lui, absorbé dans ses travaux matériels et ses opérations lucratives, ébloui de sa prospérité prodigieuse, le Nord laissa venir le mal au point où le remède lui-même devenait si douloureux qu'on préférait presque voir le mal s'aggraver. Le Nord ne songeait pas même, ce qui lui eût été bien facile, à s'assurer une majorité dévouée à ses principes dans les conseils de l'Union. Les présidents étaient toujours du Sud ou inféodés au parti de l'esclavage. Les états-majors de l'armée et de la marine, la magistrature fédérale, les bureaux de l'administration étaient remplis d'hommes du Sud. En 1854, sur quarante mille fonctionnaires de l'Union, trente-six mille pouvaient être rangés dans cette catégorie !

    Pourtant, depuis 1831, un humble imprimeur de Boston, William Lioyd Garrison, publiait un journal qui fomentait une certaine agitation abolitionniste. Dans les premiers temps, elle eut fort peu d'écho, assez toutefois pour que les vigies du Sud, toujours aux aguets, dénonçassent en termes violents, aux autorités du Massachusetts, le caractère incendiaire de cette feuille impertinente. Le maire de Boston s'efforça de calmer leurs alarmes. Il résultait de son enquête, leur écrivait-il, que le mouvement était absolument insignifiant, qu'il ne trouvait qu'un très petit nombre d'adhérents obscurs, et que Garrison lui-même n'était qu'un pauvre écrivain, « vivant dans une espèce de trou avec un négrillon pour tout domestique. » — « C'est une chose étonnante, » disait plus tard Théodore Parker, « que le mépris fréquent des hommes intelligents pour les petits commencements des grandes choses. Il y avait une fois quelqu'un qui n'avait pas même de trou pour reposer sa tête, et pas l'ombre d'un négrillon à son service. Il n'était pas trop bien avec les maires et gouverneurs de son pays. Cela ne l'a pas empêché d'exercer à la fin quelque influence sur les destinées de ce monde. »

    En effet, en dépit du « trou » et du « négrillon, » le mouvement se propagea. Un parti se forma autour du courageux publiciste. Mais il devait s'écouler encore bien du temps avant que ce parti pût influer d'une manière marquée sur la marche des affaires. Et même, pendant bien des années, le parti abolitionniste, dans le Nord lui-même, dut subir tous les inconvénients de l'impopularité. On le considéra comme l'ennemi de l'Union, et les hommes politiques, tenant à rester au pouvoir ou bien à y monter, durent longtemps décliner toute solidarité avec lui. Les meneurs du Sud profitaient de cet état de l'opinion pour lancer de plus en plus l'Union dans une voie dont l'esclavage universel et éternel était le terme avoué. Le Nord laissait faire, ou se bornait à murmurer. Il y avait des endormeurs de conscience qui lui disaient qu'après tout c'était la destinée providentielle de la race noire d'être asservie à la blanche, que c'était écrit dans la Bible, les fils de Cham devant être les esclaves des fils de Sem et de Japhet, etc., etc. Gomme si les noirs descendaient de Cham, et comme si nous étions les exécuteurs testamentaires du vieux patriarche ! Puis on ajoutait que, pour l'amour de l'Union, il fallait laisser dormir cette question, ne pas s'en occuper, ne pas inquiéter les frères confédérés, et que l'esclavage rapportait une énorme quantité de dollars, et que tous les intérêts commerciaux seraient compromis si cette source de profits assurés allait tarir. Que sais-je encore? L'homme est habile, en politique surtout, à procurer des narcotiques à sa conscience. Enfin, nous l'avons dit, le Sud avait réussi à représenter le sort de ses esclaves comme tellement heureux qu'on se demandait presque s'il n'y aurait pas une véritable barbarie à immoler cette félicité idyllique au fanatisme de quelques chanteurs de psaumes, aux utopies d'idéologues ne connaissant rien aux affaires.

    Une chose toutefois contrariait vivement le Sud. Chaque année, et malgré les plus cruelles mesures de répression, un nombre assez considérable d'esclaves parvenait à fuir le paradis et à gagner au péril de la vie l'enfer des états libres. La longanimité du Nord avait déjà supporté tant de choses que les planteurs du Sud firent un pas de plus. Ils obtinrent en 1850 le fameux bill des « esclaves fugitifs » qui, moyennant quelques formalités dérisoires, investissait le premier homme venu du Sud du droit de kidnapper * (To kidnap, proprement détourner, enlever un enfant; c'est le terne employé), c'est-à-dire d'escamoter par la ruse ou par la force, le plus souvent par les deux voies, tout homme de couleur habitant les États libres, de le traduire devant un juge fédéral; puis, après une vérification où toutes les précautions étaient prises pour que le pauvre accusé ne pût échapper aux griffes de ses ravisseurs, de se faire délivrer sa capture par la force armée de l'Union. Une récompense de 10 dollars était allouée à chaque commissaire par tête de nègre kidnappé. Pour le coup, le Nord commença à se demander si les exigences de ses confédérés du Sud ne tournaient pas à la tyrannie la plus détestable que l'on pût imaginer.

    C'est à partir de la promulgation de cette loi abominable que la part prise par Théodore Parker à la grande croisade abolitionniste devint ardente et active. Son adhésion déclarée fut une bonne fortune pour le parti de l'émancipation. Elle lui valut un orateur de premier ordre, un défenseur dont le désintéressement n'était pas suspect, et qui excellait dans l'art de réveiller les consciences assoupies. Avec les Parker, les Sumner, les Wendell Phillipps, les Beecher Stowe, frère et sœur, l'abolitionnisme put se glorifier d'avoir pour organes les voix les plus éloquentes de l'Union.

    Les idées de Parker sur l'esclavage n'avaient pas pris dès son adolescence le même tour décidé que ses vues religieuses. Non pas que jamais il ait été partisan de cette institution : le pieux et doux Channing avait déjà, autour de lui et pour les oreilles intelligentes, dénoncé les dangers, les hontes et les immoralités de l'esclavage. Mais on voit qu'il n'attachait pas encore d'importance particulière à la question. Dans une lettre qu'en 1836 il adressait de Washington à sa fiancée, nous lisons ce qui suit :

    Naturellement on voit ici beaucoup de nègres. J'ai vu dans le journal d'aujourd'hui un avis contenant une demande de sept cents nègres des deux sexes, payables argent comptant. Cela sonne désagréablement à des oreilles du Nord. Ce sont de singuliers compagnons que ces nègres. Quelques-uns sont fort gais, dansant et cabriolant sur la promenade comme s'ils n'avaient rien à faire qu'à danser. J'ai, rencontré deux amoureux nègres qui se promenaient bras dessus, bras dessous, roucoulant et s'entre baisant, comme s'ils n'eussent pu retenir leur joie en présence d'un autre. Pourquoi la couleur les en empêcherait-elle?

    On le voit, l'institution lui répugne théoriquement plus que la vue concrète des esclaves ne l'afflige. Mais à mesure qu'il réfléchit sur les destinées de sa patrie et les obstacles moraux qui s'opposaient à leur glorieux accomplissement, il vit toujours plus se creuser et s'élargir le gouffre béant qui menaçait d'engloutir l'honneur et la conscience de l'Union américaine. En 1842, le mal lui paraissait tellement sérieux qu'il priait une dame de ses amis, partant pour Georgetown (Virginie), de faire une enquête soigneuse sur les lieux mêmes et de lui faire part de ses expériences. Depuis 1845, l'année de l'annexion du Texas, il ne perdit plus une occasion de tonner contre ce grand « péché du peuple. » Plus le temps marchait, plus il voyait l'orage grossir, et la grande majorité de ses compatriotes marcher à sa rencontre, ceux-ci avec l'aveuglement de l'égoïsme, les autres avec celui de la frivolité. Sa correspondance, ses discours abondent en intuitions prophétiques du grand cataclysme que les sages de la politique matérialiste s'obstinaient à ne pas prévoir. En 1851, il écrivait ce qui suit au Rév. Allen :

    Je crois que, si le pouvoir esclavagiste continue de multiplier ses exigences, comme il l'a fait ces dernières années, il y aura une guerre civile qui dissoudra l'Union ou qui extirpera l'esclavage. Le temps de se battre n'est pas encore venu. Quand viendra-t-il? Nul ne le sait. Il peut encore ne pas venir du tout. Dieu le veuille !

    Mais Ceci est un commencement de douleurs, et pas encore la fin, paroles de Jésus énonçant ses sombres prévisions de l'avenir.  

    Au mois de mai 1854, au moment de la guerre de Russie, il écrivait à M. Desor :

    Le Sud prend parti pour la Russie. Seule de toutes les nations de l'Europe, elle n'a jamais trouvé à redire à l'esclavage américain ; elle sympathise avec nous. Voilà ce que les journaux du Sud n'ont cessé de répéter tout l'hiver. Nous aurons quelque jour un terrible châtiment. Je suppose qu'il viendra du sein de nos propres villes, de la guerre civile.

    C'est à peu près en même temps qu'il écrivait à M. Seward, depuis secrétaire d'État de l'Union, le conseiller et l'ami de Lincoln, une lettre d'une perspicacité rare et que nous reproduisons en grande partie.

    Cher monsieur, — II me semble que le pays est dans une impasse, et que le peuple doit intervenir pour arracher le pouvoir aux mains des politicien qui le gouvernent aujourd'hui; sinon, l'État est perdu. Permettez-moi de vous dire in extenso ce que j'en pense. Il y a deux éléments distincts dans la nation, savoir : la Liberté et l'Esclavage. Ce sont deux éléments hostiles de nature et, par conséquent, tendant mutuellement à s'envahir. Naturellement le pays manque d'équilibre. Il est clair pour moi que les deux forces antagonistes ne peuvent longtemps durer dans cette condition réciproque. Il y a trois modes possibles de rétablir l'équilibre national :

    1. Il peut y avoir séparation des deux éléments. Alors chacun d'eux formera un tout bien équilibré, exempt de cette cause de dissolution interne et possédant cette unité d'action nationale qui est indispensable. Ou bien

    2. La liberté peut détruire l'esclavage. Alors la nation tout entière continue d'exister comme un tout harmonieux, avec l'unité nationale d'action qui résulte de l'unité du territoire. Ou bien

    3. L'esclavage peut détruire la liberté, et alors la nation acquiert son intégrité. Seulement ce sera celle du despotisme. Ceci, sans doute, suppose le renversement complet de toutes nos idées et de toutes nos institutions nationales. Il en doit sortir un despotisme industriel, anomalie étrange. L'autonomie locale doit faire place à la centralisation. Les cours d'État doivent disparaître dans l'énorme éponge qui s'appelle la Cour suprême des États-Unis, et la liberté individuelle s'engloutir dans la masse monstrueuse de la tyrannie démocratique. Alors l'Amérique descend dans le gouffre, ruinée, abîmée, couverte de plus de honte qu'il ne s'en amassa jadis sur Sodome et Gomorrhe. Car nous aussi, dans notre hideuse impudeur, dans notre soif titanique de richesse et de pouvoir, nous avons commis le crime contre nature.

    Maintenant je ne crois pas que la réalisation de la première hypothèse soit probable. Nous avons deux classes gouvernantes : 1° les hommes du commerce, qui veulent de l'argent; 2° les hommes politiques, qui veulent du pouvoir. Il règne un étrange accord entre ces deux classes. Les hommes du commerce veulent de l'argent comme moyen de pouvoir, et les hommes politiques veulent du pouvoir comme moyen d'argent. Donc, tant que l'Union procurera de l'argent aux uns et du pouvoir aux autres, les uns et les autres marcheront d'accord et travailleront ensemble à « sauver l'Union. » Et comme ni les uns ni les autres n'ont de grandes idées politiques ni de respect pour la loi supérieure de Dieu, tous s'uniront dans ce qui est leur intérêt apparent à tous, c'est-à-dire dans le maintien de l'esclavage et la centralisation du pouvoir.

    C'est pour aviser aux moyens de prévenir ce danger qu'à la fin de sa lettre il annonçait son intention de prendre part à une grande convention des États libres convoquée à Buffalo, et il terminait en assurant son honorable correspondant de la confiance qu'il mettait en lui dans ces temps de péril pour la liberté.

    En 1856, dans une lettre écrite à Melle H..., alors en Europe, nous lisons ce qui suit :

    II y a deux constitutions en Amérique, l'une écrite sur du parchemin, déposée à Washington; l'autre, écrite aussi sur parchemin, mais sur une peau de tambour. C'est à celle-ci que nous devrons en appeler, et sous peu. Je fais tous mes arrangements pécuniaires dans la prévision d'une guerre civile.

    Fragment d'un discours prononcé la même année:

    Nous marchons vers une guerre pire que celle de Crimée. Elle a déjà commencé. Combien de temps durera-t-elle? « Jusqu'à ce que l'esclavage ait mis la liberté  par terre, » disent nos maîtres du Sud ; et nous répondons énergiquement : jusqu'à ce que la liberté ait chassé l'esclavage de l'Amérique.

    Passage d'un autre discours prononcé en 1858 :

    Nous avons trop négligé notre milice; nous pouvons avoir besoin de soldats au moment où nous y penserons le moins.

    Fragment d'une lettre écrite de Rome, en 1859, à M. Francis Jackson :

    Le peuple américain va, je pense, marcher au son d'une rude musique, et il vaut mieux pour lui qu'il y songe à temps. Il y a quelques années, il ne semblait pas difficile, d'abord d'arrêter l'esclavage, puis d'y mettre fin sans verser le sang. Je crois que maintenant cela ne se peut plus, ni maintenant, ni plus tard. Toutes les grandes chartes de l'humanité ont été écrites avec du sang. Un jour, j'espérai que celle de la démocratie américaine pourrait être grossoyée avec une encre moins coûteuse. Mais, à cette heure, il est visible que notre pèlerinage nous mène à une mer Rouge où plus d'un Pharaon va sombrer et périr. Hélas! que ne sommes nous assez sages pour être justes, ou assez justes pour être sages, et gagner beaucoup à peu de frais !

    Antre fragment d'une lettre écrite de Rome, même année, à Melle Osgood :

    Je ne m'étonne pas de la tentative du capitaine Brown à Harper's Ferry. Ce n'est que le commencement, la fin n'est pas encore venue. Mais telle est ma confiance dans les institutions démocratiques, je ne crains pas le résultat. L'Amérique a devant elle un bien glorieux avenir, mais de l'autre côté de la mer Rouge.

    Ces citations ne font pas seulement honneur à la puissance de prévision de Théodore Parker. Elles nous expliquent aussi le zèle dévorant qu'il déploya contre un fléau dont, avant les autres, il voyait si bien l'horreur et la proximité.

     

     

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      DidierLe Roux

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