• THÉODORE PARKER SA VIE ET SES ŒUVRES ; Chapitre 7 : La question de l'esclavage
     

    THÉODORE PARKER

     

    SA VIE ET SES ŒUVRES

     

    Un Chapitre De I'histoire De L'abolition
    De L'esclavage Aux États-Unis

    Albert Réville 

     

     

     

    CHAPITRE VII.

    LA QUESTION DE L'ESCLAVAGE..

     

    La question de l'esclavage aux États-Unis. — Comment l'opinion en Europe s'est fourvoyée dans l'appréciation de la guerre américaine. — L'Oncle Tom. — Conséquences politiques et sociales de l'esclavage. — Les chiens protecteurs de l'ordre public. — Deux peuples là où sans l'esclavage il n'y en aurait eu qu'un. — Apathie prolongée du nord de l'Union. — W. L. Garrison. — La loi des esclaves fugitifs. — Opposition croissante de Parker à l'esclavage. — Prévisions et prédictions.

     

    C'est aux États-Unis que, pour la première fois dans le monde moderne, en 1751, l'esclavage des noirs fut aboli sous l'inspiration d'un christianisme fervent et sincère; mais cette abolition ne fut que locale. Le puissant souffle de liberté qui amena la guerre de l'indépendance conduisit tous les États du nord de l'Union à l'abolir plus tard; la Confédération ne l'en laissa pas moins subsister dans les États qui se crurent forcés de le conserver. Le sentiment général était alors qu'il disparaîtrait de lui-même, du gré des États qui l'avaient maintenu, et surtout qu'il ne s'étendrait pas. C'est le contraire qui arriva. Le moment vint où le Sud, ayant toujours plus fait dépendre ses intérêts particuliers du maintien de l'esclavage, se vit placé dans l'alternative, ou bien de se résigner momentanément à de grandes pertes en laissant tomber cette odieuse institution, ou bien d'obtenir du Nord qu'il l'aidât à la consolider et à retendre. Car l'esclavage, ses partisans le sentent bien, ne peut pas vivre à côté de pays libres et décidés à ne rien faire qui ressemble à un pacte quelconque avec lui. C'est une institution qui doit grandir ou mourir. L'industrie naissait dans les États libres : le Sud s'engagea complaisamment, à titre de réciprocité, à favoriser des tarifs protecteurs. Bientôt le travail servile trouva grâce aux yeux des capitalistes de New York et de Boston, parce qu'il produisait en abondance une matière indispensable à l'industrie, le coton, et parce qu'il consommait une grande partie des objets manufacturés. C'était aussi le même travail servile qui fournissait leurs gros chargements de tabac, de sucre, de matières textiles, aux innombrables clippers du Nord qui allaient ensuite les porter en Europe. Tout cet enchevêtrement d'intérêts considérables fit bientôt que la conscience du Nord s'endormit, et le mot d'ordre fut donné pour qu'on ne la réveillât pas. C'est au point que, dans les grandes villes, les comités directeurs des églises enjoignaient aux prédicateurs de ne pas porter en chaire cette importune question. Il y avait sans doute d'honorables désobéissances à ces injonctions intéressées, mais elles étaient trop faibles pour constituer une opposition sérieuse.

    Tout cela n'empêche pas que, lorsqu'un jour la postérité fera l'histoire morale du XIXe siècle, elle aura bien de la peine à s'expliquer comment l'intérêt, à défaut de la conscience, n'a pas averti plus tôt les Américains du gouffre dans lequel ils s'enfonçaient en fermant ainsi les yeux sur toutes les mesures tendant à consolider l'esclavage. L'étonnement redoublera quand on s'apercevra qu'en Europe même, où l'esclavage est condamné par la conscience générale et par la législation des États vraiment civilisés, une insurrection, effrontément illégale, dont le maintien à tout prix de l'esclavage était l'âme, a trouvé, non pas seulement chez les partisans du despotisme religieux et politique, mais aussi dans les cercles industriels et commerçants, des sympathies ardentes et nullement déguisées. On peut, jusqu'à un certain point, s'en rendre compte en Angleterre où de vieilles rancunes font que les Anglais voient sans déplaisir leur rivale d'outre-mer se diviser et s'affaiblir. Sur le continent, les antipathies provoquées par la politique hautaine et brutale des hommes d'État de l'Union vis-à-vis des autres nations ont pu aussi augmenter le nombre de ceux qui se réjouiraient de sa dissolution. Rarement on sait que cette politique est tout entière l'œuvre du parti sudiste, entre les mains duquel l'indolence du Nord laissa exclusivement le pouvoir pendant plus de trente ans. Surtout ce qui a contribué à entretenir ce courant partiel, mais puissant, de l'opinion en Europe, c'est l'assertion mille fois répétée qu'au fond les Hommes du Nord n'aimaient pas plus les Nègres que ceux du Sud, et même les traitaient plus mal, tout en leur accordant la liberté, que ces derniers en les maintenant dans la servitude. Ce qu'il y a de spécieux dans cet argument, fort contestable quant au fait lui-même sur lequel il s'appuie, n'aurait pas dû pourtant égarer l'opinion jusqu'au point où nous l'avons vue se fourvoyer depuis le commencement de la guerre civile. On aura beau dire, le fait sera toujours que rien n'empêche le nègre qui vit dans le Nord de l'Union de s'en aller s'il ne s'y trouve pas bien, tandis qu'il est forcé, dans les États du Sud, de rester là où il se trouve mal.

    Étrange phénomène ! Les publicistes dévoués aux intérêts du Sud avaient fini par enguirlander l'esclavage. Lorsque parut le fameux roman de l'Oncle Tom, écrit par quelqu'un qui parlait sur les lieux et de visu, beaucoup crièrent à l'exagération, et ne se donnèrent pas la peine de réfléchir que le véritable enseignement de ce livre n'était pas que les esclaves sont fort à plaindre sous le fouet des planteurs cupides et cruels, mais bien plutôt que, dans la supposition même où les maîtres seraient humains et doux, comme le sont la plupart de ceux qu'a décrits l'auteur, l'esclavage est une institution maudite, portant sa condamnation dans ses inévitables conséquences. Pour le maintenir, n'est-on pas forcé d'ôter à l'esclave la propriété, la famille, l'instruction, jusqu'à la pudeur?

    Ce qu'on n'a pas compris surtout, c'est qu'au fond l'esclavage est la seule, l'unique cause de cette guerre civile américaine, dont le monde entier a souffert. Sans doute, au commencement surtout, aucun des deux partis en lutte ne voulut l'avouer officiellement, et il y eut des gens assez naïfs pour s'imaginer que des millions d'hommes se ruinaient et s'entr'égorgeaient, les uns pour obtenir des tarifs protecteurs, les autres pour faire triompher le libre échange. Comme s'il était besoin d'une grande puissance de déduction pour comprendre qu'une telle guerre n'est possible qu'entre deux sociétés devenues profondément antipathiques l'une à l'autre, ne pouvant plus vivre telles qu'elles sont, ni réunies, ni côte à côte, et que l'esclavage est la source génératrice de cette antipathie! Comme si l'esclavage, dans les temps modernes, pouvait porter d'autres fruits que dans l'antiquité!

    Qui ne voit, en effet, qu'en dépit des formes républicaines, l'esclavage a pour conséquence de constituer une grande aristocratie territoriale, qui aura bien vite les défauts et jusqu'à un certain point les qualités et les habiletés de ses devancières? Le travail servile n'est largement rémunérateur qu'appliqué à la grande propriété. De plus, il avilit le travail lui-même, puisqu'il en fait la marque de la dépendance abjecte. D'où il suit que les gens qui n'ont rien se font militaires, chasseurs, aventuriers, etc., laissant les terres et la culture à l'aristocratie, et que les fils de cette aristocratie, vaniteuse, oisive et s'ennuyant aisément, voudront bien être officiers, magistrats, représentants, diplomates, mais non pas industriels, commerçants ou agriculteurs. C'est donc au milieu d'eux que se recruteront en majorité les hommes désireux de diriger les affaires de l'État, et, l'on peut en être certain d'avance, leur politique pourra briller par l'énergie et l'habileté, mais elle manquera complètement de scrupule, et bientôt d'honnêteté. Quand, dès l'enfance, on est habitué à commettre, sans même y penser, le vol le plus qualifié qui se puisse concevoir, à ravir par la force ou à prix d'argent (peu importe ici, c'est toujours du bien volé) cette propriété primordiale qui seule donne aux autres propriétés leur sens et leur légitimité, et qui s'appelle la personnalité humaine, on est aisément induit à fouler aux pieds, comme autant de préjugés, ce que les vieilles nations ont la faiblesse de respecter sous le titre de droit des gens. Enfin, dans l'intérieur même des États à esclaves, tous les intérêts matériels pivotant sur l'institution fondamentale, on est entraîné par la force des choses, et aux applaudissements du grand nombre, à ne reculer devant rien pour la maintenir. N'est-il pas constant d'ailleurs que les Nègres sont fort heureux, l'intérêt évident des maîtres étant de les bien nourrir et de ne pas les excéder de travail? C'est absolument, ajoute-t-on naïvement, l'intérêt du charretier maître de ses chevaux ! Il est vrai qu'en dépit de cet intérêt, pourtant si clair, il y a des butors, des gens colères, passionnés ou bêtement cupides, qui ne traitent pas mieux leurs esclaves que leurs chevaux. On omettra ce détail, et on légiférera comme si le cas ne se présentait jamais. La société a toujours raison, l'esclave toujours tort. Et comment pourrait-on faire autrement? Un nègre qui a commis le crime de se trouver malheureux et de s'enfuir, vole le maître auquel il appartient, il doit donc être traité et puni en voleur, mais en voleur qu'on fouaille pour lui apprendre à ne plus se voler lui-même à son propriétaire. Et comme un esclave qui s'est enfui est de mauvaise défaite, le maître est bien forcé de requérir contre lui une rude punition qui effraye ceux qui seraient tentés d'en faire autant. En revanche, il n'a pas plus le droit de vendre un nègre qui s'est enfui le même prix qu'un nègre bien sage, qu'un maquignon honnête ne doit faire passer un cheval rétif pour une bête à qui l'on peut se fier. La marque an fer chaud n'est donc pas plus abolie pour le nègre fugitif que pour le buffle à demi sauvage qu'on veut reconnaître dans les pâturages où on le laisse courir. C'est le seul moyen de prévenir le délit puni par tous les codes civilisés sous le nom de : « Tromperie sur la qualité de la marchandise vendue. » L'esclave qui sait ce qui l'attend, s'il est repris, use de ses jambes, et stimulé par la peur des châtiments non moins que par le désir de la liberté, il court si vite qu'on aura bien de la peine à le rattraper ; ou bien, rusé comme le sont en général les hommes de condition servile, il se cache si bien que les limiers les plus fins de la police ne le déterreront pas. La belle affaire, vraiment ! Il y a des chiens qui flairent mieux les nègres fugitifs que les chiens de contrebandiers ne dépistent les douaniers sur la frontière belge. C'est une race de grands mâtins, forts en gueule, et sans plus de préjugés que leurs maîtres à l'endroit des bûches d'ébène. Ces chiens ne tarderont pas à devenir une des institutions protectrices du pays. Ce n'est pas de l'ironie, c'est de l'histoire, une histoire qui est montée au ciel, criant vengeance ! Et puis, tout esclavagiste qu'on soit, surtout quand on n'a pas soi-même d'esclaves, on peut se trouver enclin à relâcher un peu quelques mailles du système. Or, une fois qu'une seule maille s'en va, adieu tout. Il y aurait donc danger grave à laisser à la masse indistincte du peuple libre le pouvoir de faire les lois et de les appliquer. Pour parer à cet inconvénient, on décrétera que, dans les comices électoraux, chaque propriétaire d'esclaves aura autant de voix à émettre qu'il y a de têtes dans ses propriétés. On se souviendra, dans ce cas particulier, que ces têtes sont humaines. Le suffrage universel aura reçu un nouvel hommage, mais en même temps le pouvoir politique ne sortira plus de certaines familles opulentes, intéressées à maintenir l'esclavage, coûte que coûte.* (Nous ne parlons pas ici des déplorables conséquences de l'institution servile au point de vue de la moralité privée. La preuve est faite qu'à tout prendre les blancs n'en souffrent pas moins que  les noirs. Le niveau moral descend chez tous déplorablement bas. Les planteurs du Sud ne tardent pas à « vendre leurs fils et leurs filles, » comme l'a dit une voix éloquente. Si l'on veut se faire une idée exacte de tout ce que nous nous bornons à indiquer ici, il faut lire l'excellent ouvrage, riche de faits et déchiffres, et inspiré par une louable modération, qu'a publié récemment M. R. Dale Owen, sous le titre de : The Wrong of Slavery, thé Rigjht of Emancipation. Philadelphie, 1861.)

    Conçoit-on maintenant comment il est arrivé qu'une population, répandue il est vrai sur un territoire immense, mais sans frontières naturelles, unie par le langage, par la religion, par des institutions communes, par un lien fédéral garantissant à chaque division de la nation une grande autonomie intérieure, réunie aussi par de glorieux et sacrés souvenirs, se soit trouvée, au bout de quelques années, séparée en deux peuples tellement antipathiques, tellement hostiles l'un à l'autre, qu'il leur est devenu impossible de vivre ensemble sur le pied de paix ? Ne voit-on pas comment, toutes choses égales d'ailleurs, qualités et défauts de race, avantages et inconvénients de climat compensés, l'esclavage a été, d'un côté, le premier anneau d'une chaîne de fer, dont les autres anneaux s'appellent mépris du travail, aristocratie prépondérante, despotisme, militarisme, cruauté, habitudes, mœurs, jouissances, éducation, toutes marquées au coin de l'institution servile; tandis que, de l'autre côté, en vertu d'une filiation non moins serrée, la liberté produisait ses conséquences naturelles, savoir : le développement du bien-être, de l'intelligence, de l'industrie, du commerce, la démocratie, ses susceptibilités, ses tendances philanthropiques, ses efforts constants pour le relèvement physique et moral des classes déshéritées.* (C'est à cette différence de régime intérieur qu'il faut attribuer les premiers succès des esclavagistes dans la guerre civile. Ils étaient, au point de vue militaire, infiniment mieux préparés, organisés et disciplinés que les hommes du Nord. Des généraux plus habiles, une facilité de concentration beaucoup plus grande, et surtout les mesures prises par l'administration sudiste antérieurement à l'arrivée au pouvoir de Lincoln, ont fait le reste.) Assurément, nous ne sommes pas de ceux qui ferment les yeux sur les fautes et les torts des États libres de l'Union. Les hommes sont encore très loin d'être des anges, et quand un pareil conflit éclate, il est bien rare que les deux partis qui en souffrent n'aient pas chacun sa part de péchés à expier. Mais il ne faudrait jamais prendre parti dans les choses humaines, si l'on attendait pour s'enrôler que vînt à passer une armée immaculée. Dans les cas de ce genre, force est bien de négliger les faits de détail, et de remonter aux principes. Quand on en est là, il n'y a plus qu'une chose à faire : regarder de quel côté flotte le drapeau de l'humanité, et le suivre.

    Nous avons dû rappeler toutes ces circonstances pour que ceux de nos lecteurs qui ne sont pas au courant de la question américaine comprennent bien la nature des obstacles que Parker et ses amis abolitionnistes eurent à vaincre ; pour qu'ils se rendent compte aussi de l'ardeur, de la passion qu'il déploya dans cette lutte où se concentra de préférence l'énergie de ses dernières années.

    Ce qu'on doit reprocher surtout au Nord de l'Union, c'est l'indifférence apathique dans laquelle il dormait en matière politique, malgré les avertissements multipliés des hommes qui avaient assez étudié l'histoire du monde pour voir clairement le danger qui menaçait leur propre pays. Combien de fois les hommes dits positifs, commerçants, agriculteurs, industriels, ont-ils eu à se repentir d'avoir traité de rêveurs ou de prophètes hallucinés les hommes de l'idée, les hommes qui savent qu'au-dessus des intérêts pécuniaires règnent de grandes lois historiques, dont aucune nation ne lèse impunément la majesté ! Il est certain que la grande crise américaine eût été conjurée si, dès le principe, et avant que le Sud lui-même se fût enfermé dans une impasse dont il ne sut plus comment sortir, le Nord avait fait entendre sa grosse voix de majorité et pris des mesures énergiques pour resserrer l'esclavage dans le cercle restreint où, à défaut d'une abolition forcée, il fût mort tout doucement de lui-même. Au contraire, heureux d'être exempt du fléau chez lui, absorbé dans ses travaux matériels et ses opérations lucratives, ébloui de sa prospérité prodigieuse, le Nord laissa venir le mal au point où le remède lui-même devenait si douloureux qu'on préférait presque voir le mal s'aggraver. Le Nord ne songeait pas même, ce qui lui eût été bien facile, à s'assurer une majorité dévouée à ses principes dans les conseils de l'Union. Les présidents étaient toujours du Sud ou inféodés au parti de l'esclavage. Les états-majors de l'armée et de la marine, la magistrature fédérale, les bureaux de l'administration étaient remplis d'hommes du Sud. En 1854, sur quarante mille fonctionnaires de l'Union, trente-six mille pouvaient être rangés dans cette catégorie !

    Pourtant, depuis 1831, un humble imprimeur de Boston, William Lioyd Garrison, publiait un journal qui fomentait une certaine agitation abolitionniste. Dans les premiers temps, elle eut fort peu d'écho, assez toutefois pour que les vigies du Sud, toujours aux aguets, dénonçassent en termes violents, aux autorités du Massachusetts, le caractère incendiaire de cette feuille impertinente. Le maire de Boston s'efforça de calmer leurs alarmes. Il résultait de son enquête, leur écrivait-il, que le mouvement était absolument insignifiant, qu'il ne trouvait qu'un très petit nombre d'adhérents obscurs, et que Garrison lui-même n'était qu'un pauvre écrivain, « vivant dans une espèce de trou avec un négrillon pour tout domestique. » — « C'est une chose étonnante, » disait plus tard Théodore Parker, « que le mépris fréquent des hommes intelligents pour les petits commencements des grandes choses. Il y avait une fois quelqu'un qui n'avait pas même de trou pour reposer sa tête, et pas l'ombre d'un négrillon à son service. Il n'était pas trop bien avec les maires et gouverneurs de son pays. Cela ne l'a pas empêché d'exercer à la fin quelque influence sur les destinées de ce monde. »

    En effet, en dépit du « trou » et du « négrillon, » le mouvement se propagea. Un parti se forma autour du courageux publiciste. Mais il devait s'écouler encore bien du temps avant que ce parti pût influer d'une manière marquée sur la marche des affaires. Et même, pendant bien des années, le parti abolitionniste, dans le Nord lui-même, dut subir tous les inconvénients de l'impopularité. On le considéra comme l'ennemi de l'Union, et les hommes politiques, tenant à rester au pouvoir ou bien à y monter, durent longtemps décliner toute solidarité avec lui. Les meneurs du Sud profitaient de cet état de l'opinion pour lancer de plus en plus l'Union dans une voie dont l'esclavage universel et éternel était le terme avoué. Le Nord laissait faire, ou se bornait à murmurer. Il y avait des endormeurs de conscience qui lui disaient qu'après tout c'était la destinée providentielle de la race noire d'être asservie à la blanche, que c'était écrit dans la Bible, les fils de Cham devant être les esclaves des fils de Sem et de Japhet, etc., etc. Gomme si les noirs descendaient de Cham, et comme si nous étions les exécuteurs testamentaires du vieux patriarche ! Puis on ajoutait que, pour l'amour de l'Union, il fallait laisser dormir cette question, ne pas s'en occuper, ne pas inquiéter les frères confédérés, et que l'esclavage rapportait une énorme quantité de dollars, et que tous les intérêts commerciaux seraient compromis si cette source de profits assurés allait tarir. Que sais-je encore? L'homme est habile, en politique surtout, à procurer des narcotiques à sa conscience. Enfin, nous l'avons dit, le Sud avait réussi à représenter le sort de ses esclaves comme tellement heureux qu'on se demandait presque s'il n'y aurait pas une véritable barbarie à immoler cette félicité idyllique au fanatisme de quelques chanteurs de psaumes, aux utopies d'idéologues ne connaissant rien aux affaires.

    Une chose toutefois contrariait vivement le Sud. Chaque année, et malgré les plus cruelles mesures de répression, un nombre assez considérable d'esclaves parvenait à fuir le paradis et à gagner au péril de la vie l'enfer des états libres. La longanimité du Nord avait déjà supporté tant de choses que les planteurs du Sud firent un pas de plus. Ils obtinrent en 1850 le fameux bill des « esclaves fugitifs » qui, moyennant quelques formalités dérisoires, investissait le premier homme venu du Sud du droit de kidnapper * (To kidnap, proprement détourner, enlever un enfant; c'est le terne employé), c'est-à-dire d'escamoter par la ruse ou par la force, le plus souvent par les deux voies, tout homme de couleur habitant les États libres, de le traduire devant un juge fédéral; puis, après une vérification où toutes les précautions étaient prises pour que le pauvre accusé ne pût échapper aux griffes de ses ravisseurs, de se faire délivrer sa capture par la force armée de l'Union. Une récompense de 10 dollars était allouée à chaque commissaire par tête de nègre kidnappé. Pour le coup, le Nord commença à se demander si les exigences de ses confédérés du Sud ne tournaient pas à la tyrannie la plus détestable que l'on pût imaginer.

    C'est à partir de la promulgation de cette loi abominable que la part prise par Théodore Parker à la grande croisade abolitionniste devint ardente et active. Son adhésion déclarée fut une bonne fortune pour le parti de l'émancipation. Elle lui valut un orateur de premier ordre, un défenseur dont le désintéressement n'était pas suspect, et qui excellait dans l'art de réveiller les consciences assoupies. Avec les Parker, les Sumner, les Wendell Phillipps, les Beecher Stowe, frère et sœur, l'abolitionnisme put se glorifier d'avoir pour organes les voix les plus éloquentes de l'Union.

    Les idées de Parker sur l'esclavage n'avaient pas pris dès son adolescence le même tour décidé que ses vues religieuses. Non pas que jamais il ait été partisan de cette institution : le pieux et doux Channing avait déjà, autour de lui et pour les oreilles intelligentes, dénoncé les dangers, les hontes et les immoralités de l'esclavage. Mais on voit qu'il n'attachait pas encore d'importance particulière à la question. Dans une lettre qu'en 1836 il adressait de Washington à sa fiancée, nous lisons ce qui suit :

    Naturellement on voit ici beaucoup de nègres. J'ai vu dans le journal d'aujourd'hui un avis contenant une demande de sept cents nègres des deux sexes, payables argent comptant. Cela sonne désagréablement à des oreilles du Nord. Ce sont de singuliers compagnons que ces nègres. Quelques-uns sont fort gais, dansant et cabriolant sur la promenade comme s'ils n'avaient rien à faire qu'à danser. J'ai, rencontré deux amoureux nègres qui se promenaient bras dessus, bras dessous, roucoulant et s'entre baisant, comme s'ils n'eussent pu retenir leur joie en présence d'un autre. Pourquoi la couleur les en empêcherait-elle?

    On le voit, l'institution lui répugne théoriquement plus que la vue concrète des esclaves ne l'afflige. Mais à mesure qu'il réfléchit sur les destinées de sa patrie et les obstacles moraux qui s'opposaient à leur glorieux accomplissement, il vit toujours plus se creuser et s'élargir le gouffre béant qui menaçait d'engloutir l'honneur et la conscience de l'Union américaine. En 1842, le mal lui paraissait tellement sérieux qu'il priait une dame de ses amis, partant pour Georgetown (Virginie), de faire une enquête soigneuse sur les lieux mêmes et de lui faire part de ses expériences. Depuis 1845, l'année de l'annexion du Texas, il ne perdit plus une occasion de tonner contre ce grand « péché du peuple. » Plus le temps marchait, plus il voyait l'orage grossir, et la grande majorité de ses compatriotes marcher à sa rencontre, ceux-ci avec l'aveuglement de l'égoïsme, les autres avec celui de la frivolité. Sa correspondance, ses discours abondent en intuitions prophétiques du grand cataclysme que les sages de la politique matérialiste s'obstinaient à ne pas prévoir. En 1851, il écrivait ce qui suit au Rév. Allen :

    Je crois que, si le pouvoir esclavagiste continue de multiplier ses exigences, comme il l'a fait ces dernières années, il y aura une guerre civile qui dissoudra l'Union ou qui extirpera l'esclavage. Le temps de se battre n'est pas encore venu. Quand viendra-t-il? Nul ne le sait. Il peut encore ne pas venir du tout. Dieu le veuille !

    Mais Ceci est un commencement de douleurs, et pas encore la fin, paroles de Jésus énonçant ses sombres prévisions de l'avenir.  

    Au mois de mai 1854, au moment de la guerre de Russie, il écrivait à M. Desor :

    Le Sud prend parti pour la Russie. Seule de toutes les nations de l'Europe, elle n'a jamais trouvé à redire à l'esclavage américain ; elle sympathise avec nous. Voilà ce que les journaux du Sud n'ont cessé de répéter tout l'hiver. Nous aurons quelque jour un terrible châtiment. Je suppose qu'il viendra du sein de nos propres villes, de la guerre civile.

    C'est à peu près en même temps qu'il écrivait à M. Seward, depuis secrétaire d'État de l'Union, le conseiller et l'ami de Lincoln, une lettre d'une perspicacité rare et que nous reproduisons en grande partie.

    Cher monsieur, — II me semble que le pays est dans une impasse, et que le peuple doit intervenir pour arracher le pouvoir aux mains des politicien qui le gouvernent aujourd'hui; sinon, l'État est perdu. Permettez-moi de vous dire in extenso ce que j'en pense. Il y a deux éléments distincts dans la nation, savoir : la Liberté et l'Esclavage. Ce sont deux éléments hostiles de nature et, par conséquent, tendant mutuellement à s'envahir. Naturellement le pays manque d'équilibre. Il est clair pour moi que les deux forces antagonistes ne peuvent longtemps durer dans cette condition réciproque. Il y a trois modes possibles de rétablir l'équilibre national :

    1. Il peut y avoir séparation des deux éléments. Alors chacun d'eux formera un tout bien équilibré, exempt de cette cause de dissolution interne et possédant cette unité d'action nationale qui est indispensable. Ou bien

    2. La liberté peut détruire l'esclavage. Alors la nation tout entière continue d'exister comme un tout harmonieux, avec l'unité nationale d'action qui résulte de l'unité du territoire. Ou bien

    3. L'esclavage peut détruire la liberté, et alors la nation acquiert son intégrité. Seulement ce sera celle du despotisme. Ceci, sans doute, suppose le renversement complet de toutes nos idées et de toutes nos institutions nationales. Il en doit sortir un despotisme industriel, anomalie étrange. L'autonomie locale doit faire place à la centralisation. Les cours d'État doivent disparaître dans l'énorme éponge qui s'appelle la Cour suprême des États-Unis, et la liberté individuelle s'engloutir dans la masse monstrueuse de la tyrannie démocratique. Alors l'Amérique descend dans le gouffre, ruinée, abîmée, couverte de plus de honte qu'il ne s'en amassa jadis sur Sodome et Gomorrhe. Car nous aussi, dans notre hideuse impudeur, dans notre soif titanique de richesse et de pouvoir, nous avons commis le crime contre nature.

    Maintenant je ne crois pas que la réalisation de la première hypothèse soit probable. Nous avons deux classes gouvernantes : 1° les hommes du commerce, qui veulent de l'argent; 2° les hommes politiques, qui veulent du pouvoir. Il règne un étrange accord entre ces deux classes. Les hommes du commerce veulent de l'argent comme moyen de pouvoir, et les hommes politiques veulent du pouvoir comme moyen d'argent. Donc, tant que l'Union procurera de l'argent aux uns et du pouvoir aux autres, les uns et les autres marcheront d'accord et travailleront ensemble à « sauver l'Union. » Et comme ni les uns ni les autres n'ont de grandes idées politiques ni de respect pour la loi supérieure de Dieu, tous s'uniront dans ce qui est leur intérêt apparent à tous, c'est-à-dire dans le maintien de l'esclavage et la centralisation du pouvoir.

    C'est pour aviser aux moyens de prévenir ce danger qu'à la fin de sa lettre il annonçait son intention de prendre part à une grande convention des États libres convoquée à Buffalo, et il terminait en assurant son honorable correspondant de la confiance qu'il mettait en lui dans ces temps de péril pour la liberté.

    En 1856, dans une lettre écrite à Melle H..., alors en Europe, nous lisons ce qui suit :

    II y a deux constitutions en Amérique, l'une écrite sur du parchemin, déposée à Washington; l'autre, écrite aussi sur parchemin, mais sur une peau de tambour. C'est à celle-ci que nous devrons en appeler, et sous peu. Je fais tous mes arrangements pécuniaires dans la prévision d'une guerre civile.

    Fragment d'un discours prononcé la même année:

    Nous marchons vers une guerre pire que celle de Crimée. Elle a déjà commencé. Combien de temps durera-t-elle? « Jusqu'à ce que l'esclavage ait mis la liberté  par terre, » disent nos maîtres du Sud ; et nous répondons énergiquement : jusqu'à ce que la liberté ait chassé l'esclavage de l'Amérique.

    Passage d'un autre discours prononcé en 1858 :

    Nous avons trop négligé notre milice; nous pouvons avoir besoin de soldats au moment où nous y penserons le moins.

    Fragment d'une lettre écrite de Rome, en 1859, à M. Francis Jackson :

    Le peuple américain va, je pense, marcher au son d'une rude musique, et il vaut mieux pour lui qu'il y songe à temps. Il y a quelques années, il ne semblait pas difficile, d'abord d'arrêter l'esclavage, puis d'y mettre fin sans verser le sang. Je crois que maintenant cela ne se peut plus, ni maintenant, ni plus tard. Toutes les grandes chartes de l'humanité ont été écrites avec du sang. Un jour, j'espérai que celle de la démocratie américaine pourrait être grossoyée avec une encre moins coûteuse. Mais, à cette heure, il est visible que notre pèlerinage nous mène à une mer Rouge où plus d'un Pharaon va sombrer et périr. Hélas! que ne sommes nous assez sages pour être justes, ou assez justes pour être sages, et gagner beaucoup à peu de frais !

    Antre fragment d'une lettre écrite de Rome, même année, à Melle Osgood :

    Je ne m'étonne pas de la tentative du capitaine Brown à Harper's Ferry. Ce n'est que le commencement, la fin n'est pas encore venue. Mais telle est ma confiance dans les institutions démocratiques, je ne crains pas le résultat. L'Amérique a devant elle un bien glorieux avenir, mais de l'autre côté de la mer Rouge.

    Ces citations ne font pas seulement honneur à la puissance de prévision de Théodore Parker. Elles nous expliquent aussi le zèle dévorant qu'il déploya contre un fléau dont, avant les autres, il voyait si bien l'horreur et la proximité.

     

     

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      DidierLe Roux

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    THÉODORE PARKER

     

     

    SA VIE ET SES ŒUVRES

     

    Un Chapitre De I'histoire De L'abolition
    De L'esclavage Aux États-Unis

    Albert Réville 

     

     

     

    CHAPITRE VI.

    RÉFORMATEUR AMÉRICAIN.

    L'idée de la perfection. — La vie ordinaire et la vie religieuse. — Le bigotisme protestant. — La religion vivifiante. — L'Évangile et le bouddhisme. — La société américaine. — Les quatre grands pouvoirs. — Les misères sociales. — Comment il n'est pas toujours facile de faire du bien, — Les deus principes politiques. — Un semeur sorti pour semer. — Le chant de l'ivrogne et le texte du ministre. — Music-Hall. — La prédication de Parker. — Sermons et discours politiques. — Philanthropie. — Détesté, mais écouté.

     

    Il importe de se rendre compte d'une manière plus précise encore du but que Théodore Parker s'était proposé et des moyens qu'il mit en œuvre pour l'atteindre.

    Pour lui, nous l'avons vu, la religion répondait à un besoin inné de la nature humaine et devait être le levain purificateur, le mobile vivifiant de l'activité quotidienne. Être religieux et viser à la perfection sur tous les domaines qu'il est donné à l'homme de parcourir, pour lui c'était tout un. Car si sa religion se résumait dans l'amour de Dieu, son Dieu, qu'il se gardait bien de définir, était essentiellement la perfection vivante, absolue.

    La liberté la plus entière, civile, politique, religieuse, est une des premières conséquences de tels principes, une des premières exigences de leur application. Car l'homme ne peut se développer dans le sens du perfectionnement de son être que moyennant la liberté. Quand on voit ce que, grâce à une liberté si souvent restreinte, à un développement encore bien entravé, l'homme a déjà réalisé des progrès, des réformes, des conquêtes, sur la nature brute; quand on observe qu'en définitive la vraie moralité et la vraie piété profitent régulièrement des découvertes ou des améliorations émancipant l'homme des servitudes et des entraînements de la vie purement sensuelle ; quand on saisit, et dans l'histoire, et dans son propre cœur, cette loi du perfectionnement continu, qui n'est autre chose que l'action incessante du Créateur sur sa créature intelligente qu'il attire vers sa perfection à lui-même, qu'il fait venir à lui en faisant briller à ses yeux la splendeur de l'idéal, — la religion change nécessairement non pas de principe, mais de formes et de contenu. Si elle est la conscience et le resserrement volontaire du lien qui unit l'homme à Dieu, il est clair qu'elle doit inspirer surtout un sentiment profond et continu du devoir du perfectionnement en soi et autour de soi. Donc le culte, public ou privé, l'exercice religieux en général, au lieu d'être son propre but à lui-même ou la monnaie d'un salut qui s'achète, devient un ensemble de moyens dont le but est ; d'activer et de faciliter le perfectionnement de l'homme tout entier, corps, intelligence et cœur. Ceci mérite qu'on s'y arrête. Dans les temps où, étranger à l'idée de progrès, l'homme ne voyait dans la Divinité qu'une formidable puissance avec laquelle il fallait avant tout se mettre en règle, coûte que coule, moyennant des rites magiques ou des absolutions sacerdotales, ou des professions de dogmes pour ainsi dire salutifères, la vie religieuse et la vie ordinaire faisaient deux choses non seulement distinctes, mais encore séparées; juxtaposées l'une à l'autre, mais sans pénétration réciproque. L'homme travaillait, gagnait, se mariait, se livrait aux plaisirs de son choix et aux labeurs de sa position ; et puis, il priait, il observait des rites, il fréquentait des prêtres, il hantait des églises, il récitait son chapelet de litanies ou de dogmes. Sans doute les religions quelque peu développées, le christianisme surtout, même sous ses formes les plus imparfaites, ont toujours prétendu diriger aussi la vie ordinaire par leur enseignement moral ; mais comme les inévitables transgressions étaient expiées ou compensées par l'un ou l'autre des moyens extérieurs et factices que nous avons énumérés, il en résultait qu'en fin de compte la vie religieuse reprenait, avec sa supériorité sur la vie ordinaire, son caractère à part et continuait de former l'antithèse pure et simple de celle-ci.

    C'est ainsi que, pour être religieux, il fallait retrancher autant que possible sur la vie naturelle ; par exemple, passer des heures, des jours, dans des prières indéfiniment réitérées, dans les jeûnes, dans les cérémonies religieuses. On se retirait du monde pour entrer en religion. Le couvent, en effet, était l'idéal. Tous n'y pouvaient entrer, parce que tous n'en étaient pas capables. Mais ceux qui restaient en dehors n'avaient rien de mieux à faire que de se rapprocher de la vie monastique autant que le permettaient les exigences du siècle. Tout cela était absurde, mais logique : Dieu et le monde étaient censés séparés l'un de l'autre, opposés l'un à l'autre; donc la vie religieuse et la vie du inonde devaient l'être aussi. Telle est, on peut le voir, l'idée fondamentale qui détermine la direction suivie par la piété catholique au moyen âge.

    La réforme fit beaucoup pour briser ce dualisme. Elle fit rentrer en grande partie la vie religieuse dans la vie ordinaire. Ne reconnaissant plus de rite magique ni de pouvoir sacerdotal réel, réhabilitant le mariage et la vie de famille, déniant tout mérite aux œuvres extérieures et n'admettant pas que l'homme pût être sauvé autrement que par sa propre foi individuelle et vraiment à lui, elle diminua considérablement le terrain visible, réservé, qu'occupait avant elle la vie religieuse proprement dite, mais elle rendit plus intense et plus continue l'action des principes religieux sur les sentiments et les actes de l'existence quotidienne. Cependant elle ne sut pas aller jusqu'au bout de son principe. Son tort fut surtout de confondre la foi avec l'adhésion à certaines thèses dogmatiques, lesquelles, restant souvent sans influence aucune sur le cœur et la conscience, leur étaient en réalité aussi extérieures, aussi étrangères, qu'avaient pu l'être auparavant des paroles de prêtre ou des indulgences de papier. Ce dualisme reposait encore sur le point de vue, peu modifié théoriquement par la réforme dans ses premiers jours, d'un Dieu et d'un monde opposés l'un à l'autre. De là vint que le protestantisme eut aussi et a encore son bigotisme, son formalisme et son opposition méticuleuse à la vie pleinement humaine. L'opinion s'établit souvent dans son sein que les hommes les plus religieux étaient ceux qui lisaient le plus la Bible, assistaient au plus grand nombre de prédications, priaient le plus souvent, professaient la plus stricte fidélité à l'orthodoxie confessionnelle. Le protestantisme eut son patois de Canaan, comme le catholicisme a son jargon de sacristie, et ce qui, en apparence, n'était qu'un ridicule, était au fond l'indice d'une hostilité plus ou moins avouée à la vie simple et naturelle. De là, en effet, ce puritanisme sombre qui condamnait comme diaboliques l'art, la science, la joie honnête. L'important, c'est qu'on pratique, dit le bigotisme ultramontain; l'essentiel, c'est qu'on professe, dit le bigotisme protestant.

    En cela, l'un et l'autre ont dévié de la pensée chrétienne fondamentale. L'important, l'essentiel, a dit Jésus, c'est qu'on aime. Aimez, et vous pratiquerez ce qu'il faut faire; aimez, et vous verrez ce qu'il faut croire. Ama et fac quod vis * (Aime et fais ce que tu veux.), a dit Augustin dans son meilleur moment; et nous ajouterons : Ama et crede quod poleris * (Aime et crois ce que tu peux.) :

    Supposons maintenant qu'au lieu de séparer Dieu du monde, on voie dans le monde la manifestation permanente de Dieu lui-même; que l'on cherche par conséquent les lois immanentes du monde physique et moral, en se disant que ce sont autant de volontés divines; que l'on arrive par cette voie à la conclusion que l'homme est appelé de Dieu à travailler, à vivre en société, comme fils, époux et père, comme citoyen d'une ville et d'un pays, comme membre enfin de la grande famille humaine; que ce sont là les sphères, non contraires, mais concentriques, dans lesquelles doit se déployer son être et se réaliser son perfectionnement, — dès lors la religion, consistant uniquement en formes, en rites et en dogmes, aura perdu toute espèce de valeur. La doctrine religieuse essentielle posera quelques principes, très riches d'applications, mais très simples en eux-mêmes. La vie religieuse tiendra relativement peu de place dans l'existence en tant que vie distincte, mais — et c'est là le grand côté de ce point de vue — elle agira du dedans sur cette existence tout entière. Elle en fera une prière continue. Selon la profonde expression d'un apôtre, le manger et le boire, le sommeil et la veille, le repos et le travail, tout sera à la gloire de Dieu. Le laboureur à la charrue, l'ouvrier au chantier ou à l'usine, la mère au berceau de son enfant, l'homme d'affaires dans son cabinet, l'artiste à son atelier, le savant dans ses recherches, tous porteront partout, dans les petites choses comme dans les grandes, leur désir, leur soif de perfection. C'est par religion que l'on voudra donner à tout le cachet du soigné, du beau, du noble, du bien ; en un mot, du parfait. C'est par religion que l'on s'abstiendra de ce qui souille, énerve ou asservit l'âme. C'est par religion qu'on travaillera à l'extinction des misères et des corruptions sociales. C'est par religion qu'on sera libéral en politique, réformateur pacifique et philanthrope ingénieux. C'est par religion que l'on voudra s'instruire et s'instruire encore, et que les autres aussi puissent toujours plus s'instruire. « Plus de lumière, on n'y voit jamais trop, » tel sera l'hommage continuel qu'une telle religion rendra au Dieu qui est lumière lui-même. Et c'est par le concours de tous ces désirs purs, de tous ces efforts ardents, de toutes ces luttes vaillantes contre le mal et les ténèbres qu'enfin le royaume de Dieu viendra sur la terre comme il vient déjà dans le cœur de tous ceux qui s'enrôlent dans cette croisade sainte.

    La religion ainsi conçue paraît à peu près annihilée aux partisans des religions du passé, habitués qu'ils sont à la considérer comme nécessairement liée à des actions et à des formes spéciales. Et pourtant elle est aussi réelle, aussi continue, aussi bienfaisante que la sève invisible qui vivifie le tronc, les branches et les plus petits rameaux d'un arbre vigoureux et sain. Elle plonge par ses racines dans l'élément légitime, bien souvent exagéré, mais plus souvent encore méconnu, du mysticisme. A la seule condition de ne pas se poser en ennemi de la raison et de la conscience, le mysticisme, cette joie intense que l'on puise dans le sentiment de la communion personnelle avec Dieu, est une volupté désirable et fortifiante.

    Ou tout nous trompe, ou c'est là la religion qu'il faut au XIXe siècle. C'est celle surtout qu'il faudra au XXe. C'est de ce côté seulement qu'est désormais la joie, la joie pure et confiante, ce signe sacré des grandes choses qui commencent.

    Cette religion des temps modernes n'est pas autre chose au fond que l'épanouissement du principe évangélique devenu vie et puissance en Jésus de Nazareth. Aimer de tout son cœur Dieu, c'est-à-dire la perfection idéale réelle, n'est-ce pas le premier de tous les commandements? Et aimer comme soi-même l'homme, c'est-à-dire l'être qui possède la perfection virtuelle, l'être perfectible, n'est-ce pas le second, semblable au premier? C'est de cela que dépendent la loi et les prophètes, toute vraie moralité et toute sainte espérance. Ceux qui ont accusé l'Évangile de Jésus de diminuer l'énergie humaine, le faisant ainsi collatéral du bouddhisme, n'en ont pas compris le premier mot. Le bouddhisme a connu l'amour de l'homme : de là sa valeur morale et sa beauté; mais il a ignoré l'amour de Dieu : de là sa faiblesse et sa stérilité.

    Nos lecteurs nous pardonneront cette digression prolongée. Si nous sommes sortis de notre sujet, nous n'avons pas cessé de le côtoyer. Théodore Parker eût certainement approuvé tout ce que nous venons de dire dans un langage à peine différent de celui qu'il employait pour populariser des vues toutes semblables. Les personnes qui font consister beaucoup de religion dans beaucoup de rites accomplis et beaucoup de dogmes professés, seront probablement disposées à trouver que chez lui la religion était réduite à un minimum imperceptible : car sa confession de foi était fort courte, et jamais homme ne fut moins formaliste, moins ritualiste que lui. C'est au point que, dans noire opinion, il n'a pas été tout à fait juste dans la semi-indifférence avec laquelle il envisageait les deux simples sacrements de l'Église protestante, le baptême et la sainte Cène. Mais si l'on se place au point de vue que nous avons tâché d'exposer, il sera évident que bien peu d'hommes ont possédé et déployé autant de religion que le réformateur américain.

    L'avancement religieux, moral et social de l'homme, la guerre déclarée aux ignorances, aux servitudes et aux corruptions qui le retardent sous ce triple rapport, voilà quelle était pour lui la grande tâche. Mais cette tâche, il devait l'entreprendre dans un temps et dans un pays déterminés : au XIXe siècle, et dans les États-Unis d'Amérique. Il avait en face de lui des pouvoirs plus ou moins intéressés ou asservis eux-mêmes aux abus qu'il voulait voir disparaître, et un peuple fort supérieur à bien d'autres sous une foule de rapports, mais en proie pourtant à des misères ou semblables à celles dont souffrent tous les pays du monde, ou dérivant de son tempérament et de sa situation particulière. Retraçons, en nous servant de ses propres termes, l'état des choses tel qu'il s'offrait à lui et comment il fut amené à la ligne de conduite qu'il adopta pour la réforme du peuple américain.* (1. Ce qui suit est traduit de son autobiographie Théodore Parker's Expérience as a minister, adressée par lui à sus paroissiens en l'année 1859, la dernière de sa vie.) 

    Il y a en Amérique, dit-il, quatre grandes forces sociales qu'on peut définir ainsi :

    1. Le pouvoir commercial organisé. Il a son siège dans les grandes villes. Il cherche avant tout à gagner, sans se soucier beaucoup de cette grande justice qui représente les intérêts non moins que les .devoirs de tous, ni de cette humanité qui fait intervenir les instincts affectueux là même où la conscience dort. Ce pouvoir semble tout contrôler et ne s'incline que devant le tout-puissant dollar.

    2. Le pouvoir politique organisé, les partis au pouvoir ou cherchant à y arriver. Ce sont eux qui font les lois, mais ils sont ordinairement contrôlés par le pouvoir commercial et présentent les mômes défauts à un degré plus intense encore. Cependant ils doivent s'incliner aussi devant les instincts du peuple, qui intervient quelquefois, dans les grandes occasions, et change alors à son gré la « règle de commerce. »

    3. Le pouvoir ecclésiastique organisé, les différentes sectes qui, malgré leurs diversités, s'accordent toutes sur le principe fondamental de la substitution — révélation imposée, substituée aux facultés humaines actives; préservation de la colère de Dieu et de la ruine éternelle par le sang substitué d'un Dieu crucifié, etc. Ce pouvoir est plus fort que les deux premiers, et quoique souvent dédaigné par eux, il peut en quelques années les contrôler tous deux. Dans notre génération, aucun homme politique américain n'a osé le braver.

    4. Le pouvoir littéraire organisé, les collèges dotés, la presse périodique avec sa triple multitude de journaux commerciaux, politiques, théologiques, et les traités inspirés par l'esprit de secte Ce pouvoir n'a pas d'idées originales, mais il propage l'opinion des autres qu'il représente, à la volonté desquels il obéit et dont il est le kaléidoscope.

    Je dus examiner ces quatre grandes forces sociales, voir ce qu'elles avaient de bon et de mauvais, me rendre compte de ce qu'une religion vraiment naturelle devait attendre de chacune d'elles, et rechercher la vraie fonction du commerce, du gouvernement, de l'Église et de la littérature. Quand je fus arrivé à la claire conscience de mes principes et aux conséquences qui en découlaient sur tout ce qui m'entourait, je me trouvai grandement en désaccord avec lés quatre pouvoirs. Ils avaient un principe, et moi un autre; donc nos tendances, notre direction, étaient ordinairement divergentes, souvent opposées. Je ne tardais pas à m'apercevoir que je n'étais le bienvenu ni à la bourse, ni dans l'État, ni à l'église, ni dans la presse. Je n'y pouvais rien, mais j'avoue que je n'eusse pas prévu un schisme aussi complet entre moi et les forces supérieures de la société. Pourtant j'avais entrepris une œuvre que je ne pouvais mener à bien tout seul ni peut-être sans l'aide de ces quatre pouvoirs.

    Quand je vins me fixer à Boston, mon intention était de faire quelque chose pour les classes dangereuses et faméliques de nos grandes villes. A Boston, la proportion de la pauvreté et de l'immoralité qui s'ensuit est effrayante, quand on se rappelle les avertissements des autres nations et que l'on pense au lendemain. Cependant il me semblait que l'argent donné par la charité publique et privée — deux sources qui ne tarissent jamais dans notre cité puritaine — était plus que suffisant pour remédier à tout et refouler graduellement la cause invisible et profonde à laquelle on ne songe pas au milieu des tracas des affaires et de l'argent. Sur le pont clair-obscur de notre vie publique, il est une crevasse béante : beaucoup y tombent et y périssent. Notre charité en retire quelques-uns; mais elle ne bouche pas la crevasse, elle n'éclaire pas le pont, elle n'avertit pas du péril. Il nous faut la grande charité qui pallie les effets du mal, et la justice plus grande encore qui en éloigne la cause.

    Puis venait l'ivrognerie, la plus grande des malédictions qui pèsent sur les populations ouvrières protestantes du Nord, cause de la désolation la plus hideuse et la plus largement répandue, aussi funeste que le dépérissement par la faim pour les Irlandais catholiques. Aucune des grandes forces sociales n'est son ennemie.

    Puis il y avait la prostitution, des hommes et des femmes souillant et souillés, horrible plaie qui noircit la face de notre société. De plus, dans nos grandes villes, je voyais des milliers d'êtres humains, de pauvres Irlandais surtout, que l'oppression chassait vers nous, et qui, sauf la discipline d'un travail d'occasion, ne recevaient chez nous aucune éducation, si ce n'est celle de la rue dans leur enfance, ou du prêtre papiste, ou du démagogue américain, leurs deux pires ennemis...

    J'avais aussi remarqué de bonne heure que les criminels sont souvent les victimes plus encore que les ennemis de la société, et que nos lois pénales appartiennent encore aux sombres âges de la force brutale : elles tendent uniquement à protéger la société en la vengeant du coupable et non à élever le genre humain en améliorant les condamnés. Dans mon enfance j'avais connu un homme, dernier descendant de plusieurs générations de criminels, qui avait passé plus de vingt ans de sa vie dans notre prison d'État et qui y mourut (ses vols ne montaient pas à vingt dollars), tandis qu'un autre, non mieux né, avait légalement volé des maisons et des fermes, avait vécu en gentleman et laissé à sa mort une fortune considérable et le surnom de Landshark (Requin-de-terre). Du temps que j'étudiais en théologie, j'avais tenu une école du dimanche dans la prison de l'État, fait connaissance avec plusieurs condamnés, examiné comment on les traitait, entendu les sermons et les incroyables prières qu'on faisait voler sur la tête de ces malheureux sans défense; j'avais vu les prédicateurs orthodoxes et autres auxiliaires qui leur donnaient l'instruction spirituelle, et j'en avais conclu la complète inhabileté de nos lois pénales pour améliorer le coupable ou prévenir ses progrès dans la voie du mal. Quand je fus appelé à Boston, j'espérais faire quelque chose pour cette classe d'hommes dont les crimes sont parfois un héritage de famille ou de l'infamie sociale, qui sont privés des sympathies du genre humain et qu'on livre inconstitutionnellement à des ministres sectaires dont la fonction est de les tourmenter avant le temps.

    Pour tous ces misérables, pour les pauvres, les ivrognes, les ignorants, les prostituées, les criminels, je voulais faire quelque chose, peut-être sous la direction, certainement avec l'aide des hommes influents de la ville ou de l'État. Mais, hélas ! j'avais alors quatorze ans de moins qu'aujourd'hui et ne comprenais pas encore clairement toutes les conséquences de ma position vis-à-vis des quatre grandes forces sociales. J'ignorais jusqu'à quel point j'avais offensé la religion de l'État, de la presse, du marché et de l'Église. Les cris de destructeur, fanatique, incrédule, athée, ennemi du genre humain, retentirent si universellement que bientôt je m'aperçus que je ne pourrais rien faire d'important au point de vue de cette grande philanthropie dont l'urgence est pourtant si évidente. Vous étiez bien assez nombreux pour former une société religieuse * (I. La congrégation dont Th. Parker était pasteur comptait de sept à huit mille âmes.), mais vous ne l'étiez pas assez et vous n'étiez pas assez riches pour entreprendre et mener à bien une pareille réforme. Hors de vos rangs, je ne pouvais attendre beaucoup d'aide, pas même en paroles ou en conseils. D'ailleurs, je m'aperçus bientôt qu'il suffisait de mon nom pour ruiner toute entreprise nouvelle qui lui était associée. Je savais que tous les grands mouvements de l'humanité passent par trois périodes, celle du sentiment, celle des idées, celle de l'action. Je m'étais figuré que l'heure de la dernière avait sonné. Mais voyant que j'avais compté sans mon hôte, je me retournais vers les deux premières et cherchais, par tous les moyens dont je pouvais disposer, à exciter le sentiment de la justice et de la compassion et à propager les idées poussant à la quintuple réforme que j'avais en vue. Depuis lors je pris à tâche d'établir les faits de pauvreté, d'ivrognerie, d'ignorance, de prostitution et de crime, d'en exposer les causes, les effets, le traitement rationnel, laissant à d'autres l'œuvre pratique proprement dite. Si je voulais que quelque mesure fût proposée à la législature de la ville ou de l'État ou bien à quelque société philanthropique, je m'y prenais par des voies détournées. Plus d'une fois, j'ai vu mon plan réussir, mes paroles reproduites par les papiers publics, tandis que tout eût été perdu si seulement on avait vu ma figure ou mon nom. Plus d'une fois, par prudence, et non sans succès, j'ai refusé de signer moi-même des pétitions que j'avais lancées. Plus d'une fois j'ai provoqué des conventions ou des meetings dont les directeurs venaient me supplier de ne pas me montrer.

    Cette impopularité chronique et croissante, sans diminuer mon activité, lui donna un autre tour. Afin d'accomplir mon œuvre, je devais répandre mes idées aussi largement que possible, sans recourir à ce luxe indécent de réclames si fréquent en Amérique. Une seule librairie considérable du pays avait consenti à publier mes ouvrages; encore était-ce à mes risques et périls, et elle n'avait, dans leur placement, qu'un intérêt pécuniaire bien mince au milieu de ses énormes affaires. Mes livres n'avaient donc pas les chances ordinaires de publicité et de circulation. Il était rare qu'on les exposât en vente, sauf sur un seul étalage, à Boston. Dans les autres États, je dus être souvent mon propre libraire. Aucune revue périodique ne m'était favorable. La plupart des journaux, excepté le New York Tribune et l'Evening-Post, m'étaient hostiles... Mais la lecture ou conférence publique m'offrit un moyen tout naturel de répandre mes idées. Combattu par les quatre grandes forces sociales, je fus tout surpris de découvrir que, par là, je devenais populaire...

    Je voyais mon pays approcher tous les jours d'une crise des plus graves et osciller, sans le savoir, entre deux principes. L'un était l'esclavage, qui mène, je le savais, au despotisme militaire, politique, ecclésiastique, social, et finit par la ruine irrémédiable et désespérée. Jamais peuple, tombé sur cette route, ne s'est relevé depuis. C'est le chemin qu'ont pris bien d'autres républiques que la nôtre, et où elles sont mortes : Athènes et les villes ioniennes dans l'antiquité, Rome et les communes du moyen âge. L'autre était la liberté, qui mène tout à la fois à la démocratie industrielle, au respect du travail, au gouvernement de tous, par tous, pour tous, à la suprématie du droit éternel écrit dans la constitution de l'univers, au bien-être et au progrès général. Je m'aperçus que les quatre grandes forces sociales poussaient le peuple, par la cajolerie aussi bien que par la menace, à prendre la route de la ruine; que « nos grands hommes, » dont « l'Amérique est plus richement dotée que toutes les autres nations de la terre, » se pavanaient le long de cette route pour montrer combien elle était sûre, criant « Démocratie! Constitution! Washington! Évangile! Christianisme! Dollars ! » et le reste ; tandis que les instincts populaires, les traditions de notre histoire, l'aube du génie illuminant l'âme de quelques hommes et de quelques femmes nés à l'heure voulue, murmuraient d'une voix tranquille et douce quelque chose qui ressemblait à « Vérités évidentes » et « Droit inaliénable. »

    Je connaissais le pouvoir d'une grande idée, et, en dépit de la bourse, de l'État, de l'Église et de la presse, je pensai qu'un petit nombre d'hommes sérieux, réunis dans les salles de lecture du Nord, pourraient incliner l'esprit et le cœur du peuple du côté de la justice et de l'éternelle loi de Dieu, la seule règle sûre de conduite pour les nations, comme pour vous et pour moi, et faire ainsi de la grande expérience américaine un triomphe et une bénédiction pour l'humanité entière...

    C'est ainsi que, depuis 1841, j'ai lecture de quatre-vingts à cent fois par an dans tous les États du Nord à l'est du Mississipi, une fois aussi dans un État à esclaves, et sur la question même de l'esclavage. J'ai choisi les sujets les plus importants et les plus excitants, du plus grand intérêt pour le peuple américain. Je les ai traités indépendamment de toute secte ou parti, sans me soucier de la rue ni de la presse, avec tout le savoir et le peu de talent dont je pouvais disposer. En moyenne, pendant chacune des huit ou dix dernières années, j'ai parlé à un nombre d'hommes allant de soixante à cent mille âmes, en dehors des prédications hebdomadaires que je vous adressais chaque dimanche dans le grand édifice que vous teniez ouvert à tout venant. * (Il lui arriva aussi parfois de se rendre dans des meetings convoqués au profit des abus qu'il voulait déraciner, et d'y prendre la parole malgré la colère et les cris des assistants. Un jour qu'il assistait incognito à une grande réunion esclavagiste de New-York, un orateur, pérorant sur les bienfaits de l'institution particulière, s'écria ironiquement, pour achever un argument : « Je voudrais bien savoir ce que Théodore Parker répondrait à cela. » — « Voudriez-vous le savoir? » s'écria Parker en se mettant en évidence ; « hé bien ! je vais vous dire ce que répondrait Théodore Parker. » Surprise, clameurs, menaces de tout genre, la mort y compris. « Allons donc, me tuer! vous n'en ferez rien. Maintenant, je vais vous dire ce qu'il en est du point en question. » Son sang-froid, son courage, dominèrent le tumulte, et il put répondre à son aise à son provocateur, qui dut se promettre in petto de n'y plus revenir. Ce trait est rapporté par Melle Cobbe, d'après un témoignage oculaire, dans la Préface de son édition des Oeuvres de Parker). 

    De la sorte, j'ai eu un large champ d'opération pour soulever les sentiments de justice et de compassion, répandre les idées que je crois nécessaires au bien-être et au progrès du peuple et le préparer à telle action qu'un jour l'occasion pourrait bien requérir. * (C'est la traduction qui souligne. Nous aurons plus d'une occasion de relever la justesse avec laquelle Parker avait prévu l'avenir prochain qui attendait son pays). Comme j'étais censé à peu près seul et que je ne représentais personne que moi-même, personne non plus n'était responsable de mes paroles. Tous donc pouvaient me juger, sinon en parfaite connaissance de cause, du moins sans préjugé de parti ou de secte en ma faveur. De mon côté, me sentant responsable uniquement devant moi-même et devant mon Dieu, je pouvais parler librement. En outre, les journaux des grandes villes répandaient au loin les faits saillants, les généralités les plus frappantes de la lecture, et je m'adressais ainsi à un auditoire que je ne pouvais ni compter ni voir.

    Ce n'était pas tout. Ecclésiastiquement, on m'avait dénoncé au peuple comme un « perturbateur de la paix publique, » un « incrédule, » un « athée, » un « ennemi du genre humain. » Quand j'allais lecturer dans une petite ville, le ministre, même le ministre unitaire, restait le plus souvent chez lui. Plusieurs, en public et en particulier, avertissaient leurs paroissiens « de ne pas écouter cet homme, de ne pas le regarder en face ! » D'autres prêchaient bravement contre moi. C'est ainsi qu'au comptoir du cabaret, j'étais le chant de l'ivrogne et, dans la chaire de vérité, le texte du ministre. Mais quand plusieurs centaines d'hommes, habitant quelque ville perdue dans les montagnes de la Nouvelle-Angleterre ou quelque seulement des prairies de l'Ouest, ou bien quand des milliers de compatriotes, dans quelqu'une de nos vastes cités, venaient me regarder en face pendant une heure ou deux, quand ils écoutaient ce que j'avais à leur dire et ce que je leur disais clairement, loyalement, sur des sujets touchant de près leur patriotisme, leurs affaires et leurs cœurs, alors je voyais les visages resplendir d'émotion, le préjugé clérical s'enfuir à tire d'aile, et je les laissais tout autres que je ne les avais trouvés. Il est même souvent arrivé qu'on m'a dit, soit de bouche, soit par écrit : « On m'avait « prévenu contre vous, mais j'ai voulu voir par moi « même, et quand je suis revenu chez moi, j'ai dit : « Après tout, ce n'est pas un diable, c'est un homme ; du moins, il a l'air humain. Qui sait? Il est peut-être honnête aussi dans ses idées théologiques. Il a peut-être raison dans sa religion. Les prêtres se sont bien un peu trompés jadis en quelques occasions et souvent ils ont dit de gros mots à des gens qui valaient pourtant quelque chose, si du moins nous en croyons la Bible. Je suis bien aise de l'avoir entendu. »

    Cette traduction d'un long fragment, choisi parmi les plus intéressants de son autobiographie, nous livre le secret d'une de ces carrières dont on a quelque peine à apprécier les résultats, parce qu'ils ne se mesurent ni au poids ni à l'aune. Ces résultats, en effet, sont invisibles, impalpables, et les gens positifs n'hésitent pas à les évaluer zéro. Pourtant le passé a vu certaines semailles, en apparence perdues, et qui n'ont pas laissé d'influer avec quelque puissance sur les destinées du genre humain. Que les calculateurs le sachent bien ! C'est l'esprit, non la matière, qui mène le monde. Si l'Union américaine sort victorieuse de la crise épouvantable dans laquelle elle est engagée, elle le devra au réveil de l'esprit libéral, vraiment républicain et fermement moral de ces dernières années, et cet esprit de progrès et de liberté, Théodore Parker a été l'un de ceux qui ont le plus contribué à le répandre. Il se pourrait même que, tout bien compté, ce fût lui qui, parmi les vaillants hommes à qui l'Union devra son salut, a le plus fait pour communiquer au peuple cette généreuse ardeur. On ne se représente pas assez parmi nous la puissance communicative qu'un souffle religieux, quand il est authentique et pur, ajoute à des vues régénératrices de la société politique et civile. Et puis, Parker ne s'est pas borné à prêcher conformément à un tel esprit, il en a vécu lui-même.

    En 1852, l'affluence toujours grandissante qu'attiraient ses prédications de Boston détermina ses amis à mettre à sa disposition un local plus vaste encore et mieux approprié que le Mélodéon. Ce fut le Music-Hall, bel édifice que venait de faire construire une société philharmonique et dont l'aménagement intérieur se prêtait beaucoup mieux aux exigences du culte public. Ce nouveau local ne fut pas moins rempli que l'autre chaque dimanche par une foule avide et recueillie.

    Nous transcrivons ici une note de son journal, datée du jour même de sa première prédication à Music-Hall, 21 novembre 1852 :

    II y avait un immense auditoire : je me suis senti plus petit que jamais. C'est ce qu'il y a d'attristant dans la vue d'une telle multitude. D'où aurai-je assez de pain pour nourrir toute cette foule? Je ne suis que le petit garçon avec ses cinq pains d'orge et ses deux petits poissons. Pourtant j'ai confiance dans ma prédication.

    Il paraît que Parker priait avec une onction et un accent d'émotion profonde qui captivait, dès le commencement du service religieux, ceux de ses auditeurs que la curiosité attirait plutôt que le désir d'alimenter leur piété. Puis venait la prédication, forte, saisissante, frappant toujours droit, ne ménageant personne, cherchant toujours à faire du bien à tous, aussi éloignée des mièvreries sentimentales que de la sécheresse de l'intellectualisme pur. Originale comme sa personne, cette prédication eût souvent étonné, quelquefois choqué un Européen peu habitué aux libres allures de la chaire américaine. Elle traitait de préférence ou bien une question à l'ordre du jour dans les discussions publiques, ou bien les sujets les plus délicats de la vie sociale et religieuse. Ordinairement elle débutait par une exposition de principes abstraits ou de faits bien connus. Ce commencement était le plus souvent froid et dépourvu d'ornements. Peu à peu l'émotion sacrée le gagnait, les applications se déroulaient sans beaucoup d'ordre, mais pressées, pressantes, sans réticence d'aucune sorte, sous une forme à la fois positive et poétique dont nous ne connaissons guère d'exemple dans notre littérature européenne. Le même morceau passait souvent, et en très peu de temps, de l'humour qui provoque le sourire aux tons attendrissants de la sensibilité la plus exquise. On pourrait croire que chez Parker le sentiment austère du devoir, l'énergie virile, la passion ardente mise au service des grandes causes, prédominaient au point d'étouffer ce qu'on peut appeler le côté féminin du cœur, la tendresse, la sympathie, l'indulgence. On se tromperait, et pour se faire une idée plus juste de ce talent souple et varié, il suffit de lire un de ses sermons les plus fortement marqués au coin de sa personnalité, le sermon Of old âge (sur la vieillesse), dont nous reproduisons quelques fragments dans la seconde partie de ce volume.

    La chaleur communicative de ses sentiments donnait lieu parfois à des incidents assez curieux. Un jour qu'il prêchait sur le pardon de Dieu et qu'il montrait combien l'amour infini a ménagé de moyens de relèvement à l'âme la plus coupable, un homme, assis dans une galerie, s'écria tout à coup : « Oui, oui, je sais qu'il en est ainsi. » Parker s'arrête; puis, s'adressant à son interlocuteur : « Oui, mon ami, » lui dit-il, « il en est ainsi, et vous ne pouvez jamais aller si loin que Dieu ne puisse toujours vous rappeler. » — Une autre fois un tonnerre d'applaudissements qu'il ne put prévenir, ou plutôt que l'auditoire ne put retenir, vint couvrir ses paroles. Un esclave fugitif, nommé Shadrach, avait été arrêté pendant la semaine. Le samedi il fut délivré de force par la population indignée. Mais on avait grande peur qu'il ne fût ressaisi par la police fédérale. Le dimanche tous les cœurs étaient dans l'anxiété. Parker monta en chaire, tenant une note à la main. « Quand je vins parmi vous, » dit-il, « je m'attendais bien à faire et à supporter de rudes choses, mais je ne me serais jamais douté que j'aurais à protéger un de mes paroissiens contre des chasseurs d'esclaves nr à être prié de lire une note telle que celle-ci : Shadrach, esclave fugitif, en péril de la vie et de la liberté, demande vos prières pour que Dieu l'aide a échapper à la servitude. » Mais, ajouta-t-il, «Shadrach n'a plus besoin de nos prières. Dieu soit loué! nous savons qu'il est en sûreté, déjà loin, sur la grande route de la liberté! » Parker avait lui-même contribué à protéger son évasion et pouvait sans danger communiquer l'heureuse nouvelle. La conscience publique, soulagée d'un poids énorme, ne put retenir l'explosion de sa joie. A plus d'une reprise, des applaudissements se firent entendre dans Music-Hall; mais ce fut la seule fois qu'ils ne furent pas énergiquement réprimés par le prédicateur.

    Jamais homme impopulaire, du moins dans l'opinion du grand nombre, et souffrant de l'être, ne fit moins pour reconquérir par quelques concessions aux opinions ou aux faiblesses courantes le terrain compromis ou perdu par sa franchise. Ses prédications étaient à chaque instant dirigées contre ce qu'il appelait « les péchés de son peuple, » c'est-à-dire contre les défauts et les vices auxquels le peuple américain s'abandonne avec le plus de complaisance et qui, par conséquent, trouvent chez lui des apologistes toujours disposés à les pallier ou des juges indulgents enclins à les ignorer. Il n'épargnait pas davantage les grandes réputations lorsqu'elles prêtaient le flanc aux critiques de la conscience. Tout en rendant justice aux hommes éminents de l'Union, il ne craignait pas de les attaquer, surtout quand il croyait pouvoir leur reprocher d'être infidèles à leurs principes dans des vues intéressées ou ambitieuses. Un genre de discours religieux, tels que ceux qu'il consacra à Quincy Adams, à Zacharie Taylor, à Daniel Webster, est inconnu, et, pour tout dire, serait impossible dans notre Europe. Qu'on se figure un prédicateur de Londres ou de Paris montant en chaire le lendemain de la mort d'un homme d'État, s'emparant de toute sa carrière politique et la critiquant d'un bout à l'autre au nom de la moralité chrétienne, avec autant de sévérité pour les écarts que de soin minutieux pour en faire ressortir les beaux côtés! C'est pourtant ce que Parker a pu faire à Boston, et il suffit de lire son discours sur Adams et celui dont la vie et les vastes talents de Daniel Webster lui ont fourni le sujet pour reconnaître qu'il est impossible de pousser plus loin la hardiesse et l'impartialité des jugements.

    Ainsi mal en prit à un maire de Boston d'avoir donné l'exemple de l'intempérance, à Zacharie Taylor d'avoir acheté quatre-vingts esclaves dans les années qui précédèrent la guerre du Mexique et son arrivée à la présidence, à Daniel Webster de s'être laissé servir une pension par les riches négociants du Nord qui désiraient que ce puissant défenseur du libéralisme politique endormît sous les fleurs de sa rhétorique la réaction grandissante contre l'esclavage. Il y eut dans Boston une voix incorruptible et sans peur qui stigmatisa ces honteux écarts. Parker ne craignit pas non plus de dénoncer la guerre du Mexique comme une guerre injuste, déloyale, lâche, comme un crime national, commis uniquement dans l'intérêt du parti esclavagiste, et il en appela à la conscience publique des arrêts d'un patriotisme trop fier des victoires remportées et des territoires conquis. Il courut même de graves dangers en heurtant ainsi les passions de la multitude. Dans un meeting de Boston où il devait prendre la parole contre la guerre, des volontaires revenus du camp pénétrèrent en armes dans la salle. Parker n'en décrivait pas moins avec des paroles brillantes d'indignation le mal qu'avait fait la guerre et la honte qui en rejaillissait sur le drapeau fédéral, lorsque des vociférations se firent entendre. C'étaient les volontaires qui exprimaient leur mécontentement. A la porte ! criaient-ils. Parker se tourna vers eux et les fit taire en leur disant simplement : « A la porte? Et à quoi bon? » Et il continua son discours; mais comme il était loin de modérer son langage, les murmures et les grognements recommencèrent de plus belle. Ils furent même accompagnés de cris d'un caractère plus sinistre : « Kill him ! kill him! (à mort! à mort!) » Et un bruit de fusils qu'on arme retentit dans la salle. Parker refusa de céder : « A la porte ? » leur cria-t-il d'une voix retentissante. « Je vous dis que vous ne m'y mettrez pas... Et vous voulez me tuer? Eh bien ! je vous déclare que je m'en retournerai chez moi seul et sans armes, et que pas un de vous ne touchera un cheveu de ma tête. » Ce qu'il avait promis, il le fit, et ce qu'il avait prédit, arriva.

    Du reste ce n'était jamais qu'au nom de la moralité compromise qu'il se mêlait directement des affaires politiques. Sa préoccupation constante, la réforme morale du peuple comme base de son perfectionnement religieux et social, le poussait à combattre non moins vivement les autres causes de corruption et de misère. Il n'aimait pas beaucoup les sociétés de tempérance avec leurs serments d'abstinence absolue. Cependant, pour se mettre à l'abri de tout soupçon, il consentit à s'affilier à l'une de ces sociétés. Il croyait qu'il fallait détourner le peuple de l'abus et lui apprendre l'usage rationnel des boissons fermentées, sans quoi la tache serait toujours à reprendre. Il insistait sur les mesures de police et de bonne administration qui pouvaient diminuer les excès de l'ivrognerie, et il réussit, directement ou indirectement, à en obtenir d'excellentes. Une grande part de son activité fut aussi consacrée à pousser les particuliers et les villes à des sacrifices considérables pour répandre les lumières de l'instruction dans les classes inférieures, et il est certainement un de ceux qui ont le plus contribué à réaliser le magnifique déploiement d'écoles de tout genre dont peut se glorifiera juste titre le nord de l'Union. Il s'intéressait également beaucoup à ces pauvres Irlandais qui encombraient les rues de Boston et qu'il croyait : victimes de leurs institutions et de leurs superstitions bien plus encore que de leur incurie native. I1 fit beaucoup pour eux et prit souvent leur défense contre les préjugés intolérants d'un américanisme étroit et aussi contre le déplaisir avec lequel la population voyait s'accroître, grâce aux gentlemen of Corrrk, comme on les appelait eu imitant leur accent guttural, le nombre des âmes recevant le mot d'ordre de Rome et l'exécutant aveuglément sans se soucier en rien des intérêts de leur nouvelle patrie. Vers la fin de sa vie, pourtant, l'intérêt qu'il ressentait pour eux diminua, surtout quand il vit que sur la question de l'esclavage ce misérable Paddy, enchanté sans doute de penser qu'il y avait sur terre des êtres humains d'une condition encore inférieure à la sienne, prenait toujours parti pour le Sud, pour sa politique esclavagiste, et applaudissait à toutes les mesures aggravant la plaie hideuse qui défigurait la grande république. L'éducation des jeunes filles était encore une de ses préoccupations, et il fit une guerre acharnée aux préjugés qui interdisaient aux femmes l'étude des sciences. C'est de mères éclairées qu'il attendait une génération supérieure à la moyenne de son temps. Il se pourrait même qu'entraîné par son zèle pour cette cause excellente, il eût quelquefois dépassé le but fixé par la nature et l'organisation sociale. S'il eut raison de poursuivre la réforme de nombreux abus dans l'instruction donnée aux femmes en Amérique et dans la législation qui fixait leur position civile, on peut douter qu'il fût dans le vrai quand il réclamait leur participation aux fonctions sociales réputées jusqu'à présent l'apanage de l'autre sexe. Élevons, instruisons, protégeons la femme, mais, de grâce, n'en faisons pas un homme : elle n'y gagnerait pas plus que l'homme dont on ferait une femme. Parker comprenait mieux assurément sa mission quand il dirigeait sa verve, tantôt indignée, tantôt caustique, contre la presse vénale, la chaire complaisante ou paresseuse, les sénateurs et les députés infidèles à leur conscience, les capitalistes « adorant le dieu Dollar et le servant lui seul. » C'est par là que sa chaire était devenue l'une des puissances du pays. L'impopularité malveillante des premiers jours se changeait insensiblement en une sorte de crainte respectueuse vis-à-vis de cet homme de fer qu'aucune menace ne pouvait ébranler, qu'aucune perspective intéressée ne pouvait séduire, et qui ne se demandait jamais, avant de parler, si ce qu'il allait dire plairait à ses auditeurs. On lui reprochait quelquefois d'être un pasteur sans église régulière : il aurait pu répondre que son église était l'Amérique entière, et qu'il en était le prédicateur « détesté, mais écouté. » C'est, comme l'a dit un savant théologien, auteur lui-même de sermons fort remarquables, M. Colani, c'est la marque vraie de la bonne prédication.

    Mais c'est surtout dans sa lutte contre les partisans de l'esclavage que Parker se montre admirable. C'est là qu'il nous faut le suivre désormais.


    Table des Matières.

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     Suite : La question de l'esclavage.
       

      DidierLe Roux

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  • THÉODORE PARKER SA VIE ET SES ŒUVRES ; Chapitre 5 : LE PASTEUR DE LA 28ème CONGREGATION DE BOSTON
     

    THÉODORE PARKER

     

    SA VIE ET SES ŒUVRES

     

    Un Chapitre De I'histoire De L'abolition
    De L'esclavage Aux États-Unis

    Albert Réville 

     

     

    CHAPITRE V.

    LE PASTEUR DE LA 28ème CONGRÉGATION DE BOSTON.

    Renouvellement de la lutte. — Le Mélodéon. — Appel définitif à Boston. — Une bonne dame. — Les lectures. — La journée d'un pasteur. — Joies et tristesses. — Les enfants. — Les convertis.

    C'est dans l'automne de 1844 qu'à la grande joie de ses paroissiens, Théodore Parker revint dans sa modeste cure de West-Roxbury. Mais il était à prévoir qu'il n'y resterait pas longtemps. A peine était-il de retour que la guerre contre ses idées et sa personne recommença. Des discours sur les Signes du Temps, un sermon sur ce texte, dont on devine l'application : Aucun des chefs ou des Pharisiens a-t-il cru en lui? * (I jean 7:48) des charges énergiques contre le pharisaïsme ecclésiastique, ne contribuèrent pas à la faire cesser. Plus que jamais il fut mis à l'index de la société unitaire, à plus forte raison de la majorité orthodoxe. Ses partisans de Boston crurent donc le moment venu de lui offrir le moyen de prêcher chaque dimanche dans cette ville, et, à partir du 16 février 1845, il tint des prédications hebdomadaires dans une vaste salle appelée Mélodéon, et dont l'usage, pendant la semaine, n'avait rien de très édifiant. On y donnait des concerts, des représentations théâtrales. Quelquefois le prédicateur, en montant le dimanche matin dans sa chaire, apercevait les frivoles instruments des plaisirs de la veille, qu'on avait à peine eu le temps de ranger dans un coin de l'édifice. Mais la nécessité faisait loi, aucun autre local n'était alors disponible, et d'ailleurs les Américains là-dessus n'ont pas notre susceptibilité. Le prédicateur et l'auditoire ne tardaient pas à oublier complètement tout le reste pour se concentrer sur de hautes et solennelles pensées. Si l'habit n'a jamais fait le moine, le temple fait encore bien moins le prédicateur. Bientôt, en dépit des anathèmes, la salle devint trop petite pour contenir un auditoire qui allait toujours en grossissant. Avec l'éminent prédicateur, M. Henry Ward Beecher, frère de l'auteur de l'Oncle Tom, Théodore Parker a été jusqu'à sa mort l'orateur le plus écouté de l'Amérique.

    Extraits de son journal :

    16 février 1845. — J'ai prêché aujourd'hui pour la première fois au Mélodéon. Le temps était très défavorable, pluvieux, de la neige épaisse dans les rues qu'on ne pouvait traverser qu'avec difficulté. Cependant il y avait un nombreux auditoire, en majorité composé d'hommes, tout différent de mes auditoires ordinaires. J'ai senti la grandeur de la circonstance ; je l'ai même trop sentie. Je n'étais pas à mon aise pendant le service. Je me voyais comme un homme entouré de quelques amis, de quelques ennemis et de beaucoup d'étrangers. Ce jour a été un jour de combat. Une longue, longue campagne s'ouvre devant moi. M'en montrerai-je digne? Combien puis-je faire? Combien supporter? Je ne sais. Je regarde seulement à l'âme de mon âme, sans confiance exagérée en moi-même, mais avec une foi de diamant en Dieu.

    Les félicitations de quelques amis m'ont fait beaucoup de bien. J'aime à sentir la main d'un ami. Mmc *** est venue me trouver dans la petite chambre, et m'a pris la main. Je suis un enfant en certaines choses. J'espère que je le serai toujours.

    3 mars. — Je n'ai qu'une ressource, c'est de vaincre le mal par le bien, beaucoup de mal avec plus de bien, du vieux mal avec de nouveau bien. Quelquefois, quand je reçois une insulte toute fraîche, elle me fait bouillir le sang pour un moment ; puis cela passe, et je cherche, s'il est possible, à faire en secret quelque bien à la personne qui m'a offensé. C'est étrange comme cela enlève la douleur d'une blessure. Être fidèle à Dieu et au talent unique * (Allusion à la parabole des talents), que la mort seule doit enfouir, cela dépend de moi. Qu'on sache que je le suis, cela dépend des autres, et s'ils ne le savent pas, eh bien! c'est leur affaire, non la mienne. Quelquefois, je voudrais que la mort vînt m'endormir au bruissement de ses ailes. Mais bientôt la foi coupe court à ce murmure, et je me borne à dire : Ta volonté soit faite !

    Cependant le succès croissant de ses prédications à Boston détermina ses amis à faire un pas de plus, et profitant de l'entière liberté religieuse qui règne en Amérique, ils s'organisèrent en communauté distincte et invitèrent Parker à se mettre, comme pasteur, à leur tête. Parker devait pour cela rompre les liens officiels qui le rattachaient encore à l'unitarisme constitué de la Nouvelle Angleterre. Quant aux liens officieux, il ne furent jamais détruits totalement, et quelles que soient les sorties échappées parfois à sa verve, il ne fut jamais autre chose, au fond, qu'un ministre unitaire plus avancé que les autres. Il lui en coûta toutefois de se séparer de sa chère petite paroisse de WestRoxbury. Il exprima ses regrets à ses paroissiens dans un touchant langage, les remerciant de leur confiance, de leurs sympathies, qui ne s'étaient pas un moment démenties. « Mon désir, leur dit-il, eût été de rester toujours avec vous. Mais le devoir m'appelle ailleurs. » II alléguait, pour justifier son départ, l'excommunication tacite dont il était l'objet de la part de presque tous ses collègues, laquelle équivalait pour lui à l'exclusion de toutes les chaires importantes, et la nécessité où il se trouvait de répandre la vérité autant que possible dans les grands centres d'où elle pouvait rayonner au loin.

    La société religieuse formée par les paroissiens de Parker ne voulut pas se donner un nom de secte. En réalité, ce n'était pas une Église à part que Parker et ses amis voulaient fonder. Ils ne prétendaient nullement renverser les anciennes en se substituant à elles par la voie du prosélytisme. Leur ambition était de reprendre en sous-œuvre le rôle utile et fécond que l'unitarisme, pour le moment, n'avait pas le courage de remplir, c'est-à-dire de fomenter un levain réformateur dont l'action régénératrice se ferait sentir tôt ou tard dans les cadres des autres communautés. C'est pour mieux encore marquer ce rôle, qui ne surprendra aucune personne bien renseignée sur les idées régnantes parmi les protestants en matière d'Église, que la paroisse de Parker s'organisa sous le simple nom de «Vingt-huitième Congrégation de Boston.» Son sermon d'entrée en fonction roula sur la vraie idée d'une Église chrétienne * (Voir la traduction de quelques fragment de ce sermon vers la fin du volume.), c'est-à-dire sur le but que doit se proposer une Église, fidèle au caractère chrétien et au principe essentiel du christianisme, pour remplir sa mission au sein d'une société qui a ses grandeurs, ses besoins, ses misères propres, et qui ne trouve la plupart du temps dans les églises traditionnelles que des institutions et des maximes faites pour le moyen âge, tout au plus pour les deux derniers siècles, rien qui réponde réellement et puissamment aux aspirations du nôtre. Une foule compacte accueillit avec sympathie ce mâle et franc discours. Depuis lors, la salle du Mélodéon fut trop petite, chaque dimanche, pour contenir tous ceux qui eussent voulu s'abreuver à cette source vive que le Saint-Esprit venait de faire jaillir sur le sol souvent aride de l'unitarisme américain.

    Depuis lors aussi, le désir de l'entendre devint plus grand dans les villes voisines. Il put monter dans plus d'une chaire dont le titulaire sympathisait avec ses vues générales. Parfois même il put prêcher son christianisme tout à la fois si positif et si avancé sous le voile de l'incognito. C'est à l'une de ces occasions qu'une bonne dame, transportée d'aise à l'ouïe de son beau sermon, s'écriait toute ravie : « Oh! si cet incrédule de Théodore Parker avait pu entendre cela ! »

    Cependant on ne pouvait espérer que la défiance dont il était l'objet, au sein des cercles et des corps ecclésiastiques, fît place d'une manière notable à des procédés plus fraternels. Les ministres et les consistoires qui le repoussaient ne faisaient, il faut le dire, que se conformer à l'opinion de la grande majorité du moment. Dans cet état de choses, et malgré la notoriété que valaient à ses idées ses prédications de Boston, sténographiées séance tenante, propagées par la presse jusqu'aux confins les plus reculés du territoire, jusque chez les pionniers des solitudes occidentales * (On a calculé que quelques-uns de ses sermons avaient atteint un tirage de plusieurs centaines de milliers d'exemplaires.), Parker ne se sentait pas encore en possession d'un levier assez puissant pour soulever le lourd fardeau d'ignorance et d'étroitesse religieuse qui pesait sur la société américaine. C'est alors qu'il réalisa en grand un plan qu'il avait conçu depuis quelque temps, et qui même avait déjà reçu un commencement d'exécution. Ce plan était de profiter des puissants moyens de communication que le nord des États-Unis avait déjà multipliés à la surface de son immense territoire, pour faire de nombreuses lectures ou conférences dans les différentes villes de l'Union. Dès le premier hiver il en fit quarante, en autant de lieux différents. Ce chiffre s'éleva jusqu'à quatre vingt et même jusqu'à cent lectures par an. On calcule qu'il pouvait se faire entendre annuellement par ce moyen à plus de cent mille personnes. Il était rare que les sujets de ses conférences roulassent directement sur les questions religieuses. Il n'eût trouvé presque nulle part de local ni d'auditoire, s'il avait annoncé de pareils sujets. Mais il faut admirer la naïveté de ceux qui croyaient pouvoir impunément écouter l'orateur de Boston sur les beaux-arts, la politique, la littérature, l'économie sociale, sans être infectés des venins d'hérésie que recelaient nécessairement les prémisses et les conséquences. Du reste, il fallait toute l'énergie, tout le savoir et toute l'imagination de Parker pour tenir tête à un pareil travail; car ces excursions, qui l'entraînaient souvent à plus de cent lieues de Boston, ne faisaient aucun tort à ces occupations pastorales. Il soignait beaucoup la composition de ses discours hebdomadaires. Il avait chez lui des réunions à heures fixes, où il recevait ses amis, ceux qui désiraient le devenir, des proscrits de tous les pays qu'il aidait de ses conseils et de sa bourse, des esclaves échappés des États du sud, etc. Sa conversation était, paraît-il, d'une vivacité entraînante, pleine d'humour et d'originalité, bien que roulant toujours sur les sujets les plus sérieux. Puis c'étaient des familles en deuil, des pauvres, des malades, des prisonniers qui réclamaient son ministère. Le tiers de son revenu annuel s'en allait en charités de divers genres. II était aidé par quelques dames dévouées * (L'une d'elles, M"' Stevenson, est devenue la miss Nightingale de l'armée unioniste. Le gouvernement fédéral lui a confié la direction d'un immense hôpital militaire.) qui, sous sa direction, faisaient rayonner la bienfaisance dans les plus misérables quartiers. Sa seule dépense considérable consistait en livres, car il lisait toujours beaucoup, et il se montait une superbe bibliothèque : on est littéralement effrayé en voyant sur son journal le chiffre de ses lectures annuelles. Il trouva encore le moyen de fonder, avec quelques amis, la Revue trimestrielle du Massachussets *( Massachusset's Quaterly Keview), et de la rédiger presque seul pendant trois ans. Il dut y renoncer, faute d'un nombre suffisant de collaborateurs, et parce que des préoccupations croissantes, d'un genre tout spécial, vinrent absorber de plus en plus sa pensée. « Le temps, disait-il parfois, s'étend, quand on veut, comme de la gomme élaslique.» Nous transcrirons ici, d'après son journal, l'emploi d'une de ses journées.

    J'ai été à la poste, cousu les feuillets de mon sermon de Pâques, commencé à écrire sur la matière, quand 1 entre Mme K*** qui avait à me parler de ses affaires matrimoniales; elle est restée jusqu'à près de onze heures; alors est survenu 2. M. Mackay, et comme nous causions de choses et d'autres, on annonça que 3. le docteur Papin était en bas. Je vais le trouver et rencontre li. R. W. Emerson qui montait. Je le laisse dans mon cabinet et vois le docteur qui venait chercher des secours pour une pauvre femme; je remonte, nous parlons du nouveau journal. Les numéros 3, 4 et 2 s'en vont l'un après l'autre, et je descends l'escalier, quand tout à coup apparaît 5. George Ripley : nous voici causant de l'état de la civilisation, des perspectives de l'humanité, etc. Vient le dîner, une heure. J'ai été voir M. N***, qui n'était pas chez lui. Visité d'autres personnes dans l'après-midi. A sept et demi, de nouveau à mon sermon. Une minute après, arrive 6. M. F. G. qui avait besoin d'emprunter douze dollars que je lui prêtai bien volontiers. De nouveau à écrire. A huit heures et un quart, survient 7. M. M***. Pour le coup, plus de chance de travailler ; je quitte mon cabinet et descends au salon. Un peu avant neuf heures, on sonne, et alors 8. apparaît M. S***, désirant tuer un homme qui avait eu des torts envers un de ses amis et venant me montrer son cartel. J'ai brillé le cartel après un long entretien, mais je n'ai pas complètement réussi à apaiser ses sentiments vindicatifs. A dix heures, il s'est retiré ; à onze heures moins un quart, j'en ai fait autant, pour me reposer, non pour beaucoup dormir.

    Il était en effet assez souvent poursuivi par l'insomnie. Au milieu de cette vie si occupée, embellie par l'affection d'une femme dévouée et d'amis d'élite, — parmi lesquels nous pouvons citer MM. R. W. Emerson, le célèbre écrivain; Sumner, le légiste distingué, et en ce moment le plus grand orateur du congrès américain; Desor, le savant professeur de Neuchâtel, alors fixé pour quelque temps en Amérique, et beaucoup d'autres notabilités de la presse , du barreau , de la chaire et du commerce, — Théodore Parker avait pourtant ses chagrins. Il souffrait plus qu'il ne le voulait dire de son impopularité comme théologien, des rancunes, des colères, de la malveillance dont il rencontrait à chaque instant les pénibles marques. Il se prenait parfois à douter, non pas de la vérité qu'il annonçait, mais de sa capacité de la faire triompher, et cette pensée, chez les hommes à la fois humbles et courageux, est amère. Souvent aussi il avait le chagrin de s'apercevoir que plusieurs de ceux qui avaient recours à son ministère, ne se rattachaient à lui que dans l'idée de joindre les avantages d'une affiliation à une communauté religieuse établie à ceux d'une réduction des charges et de la vie religieuses à leur plus minime expression. C'est une triste expérience que font souvent les hommes du progrès religieux, et à laquelle ils doivent se résigner. Voici quelques extraits de son journal :

    Noël 1847. —J'ai reçu aujourd'hui la traduction allemande de mes discours par l'archidiacre Wolff, de Kiel. La vue de ce livre m'a procuré des battements de cœur comme j'en ai eu bien rarement pour une cause en apparence aussi futile. J'ai lu la préface où le traducteur parle de moi avec tant de bonté, et j'ai pleuré. Est-il possible que je sois par la suite une puissance dans le monde, capable de remuer les hommes, que mon nom devienne un nom d'influence, un nom capable d'enflammer les cœurs pour la bonté et la piété ! Je me soucie peu de la renommée. Mais être parvenu à faire avancer un peu le genre humain, cette pensée me ravirait.

    Oui, en lisant cela, en me rappelant aussi comme j'ai été traité par ici, je dois l'avouer, j'ai pleuré. Et puis j'ai senti que ces larmes me faisaient du bien. Dieu me donne de faire plus et d'être meilleur à mesure que les années viendront !

    Février 1848. — Mardi dernier, j'ai présidé aux funérailles d'un enfant de cinq à six ans. Les parents ne croyaient pas à la survivance consciente et continue de l'âme. C'était affreusement triste. Les amis de la famille, avec qui je m'entretins, étaient superficiels et affectés. J'ai rarement assisté à de plus lugubres funérailles. Ils ne voulaient pas de formulaire de prière, mais, pour la décence, ils voulaient un ministre et un discours. Je suppose qu'ils m'avaient envoyé chercher comme un minimum de ministre. J'ai tâché de leur donner le maximum d'humanité, pendant que leurs cœurs étaient froissés et leurs âmes remuées par la douleur. Le père me semblait un brave homme, de bon caractère, mais victime d'une mauvaise méthode philosophique. Je ne comprends pas comment on peut vivre sans un sentiment continu de l'immortalité. Je suis sûr que je serais misérable sans la certitude que j'en ai.

    Un autre de ses chagrins, plus intime, c'était de n'avoir pas d'enfants. Les livres, les fleurs, les enfants, formaient ses trois grandes passions. Nous savons ce qu'il faisait des livres. Quant aux fleurs, elles l'inspiraient. C'est au point qu'il prêchait plus éloquemment quand il en avait sur sa chaire, et que des mains amies prirent soin de la fleurir chaque dimanche. Ceci est peut-être d'un goût contestable, du moins pour nous Européens. Mais les enfants surtout étaient pour lui l'objet d'un véritable culte. Souvent on le surprit dans son cabinet, ayant interrompu ses graves occupations pour se prêter aux caprices de marmots du voisinage qui avaient toujours leurs entrées libres dans sa maison. « Un homme qui n'a pas d'enfants, écrivait-il en 1846 à une dame de ses amies, est privé non-seulement d'une grande consolation et d'une grande joie, mais aussi d'un élément très important de son éducation. J'ai toujours noté ce fait chez d'autres, je le sens dans ma propre destinée. »

    Voici deux lettres en réponse à des communications que des paroissiens lui avaient faites de la récente naissance de leurs enfants :

    Je vous remercie d'avoir pensé si amicalement à moi dans ce transport de joie qui vient inonder votre foyer et vos cœurs — non, votre cœur, car il n'y en a qu'un pour le mari et la femme, surtout en pareil moment. J'ai, par sympathie, des fils et des filles dans le bonheur de mes amis. J'attendais la nouvelle de cet événement dans votre famille. Dieu bénisse le petit immortel, le petit Messie, qui vient animer et bénir le monde de votre intérieur!

    C'est ma destinée de n'avoir pas de petits mignons que je puisse dire à moi. Cependant je ne suis pas moins heureux des bénédictions célestes qui favorisent mes amis. Ce qui m'a le plus manqué, quand je suis venu de Roxbury à Boston, c'est la société des bambins du voisinage que je voyais plusieurs fois par jour, que je caressais, et portais, et faisais trotter, et dorlotais de toute manière, comme s'ils eussent été à moi.

    Bien. Dieu bénisse la vie qui est donnée, et la vie qui est épargnée, et la vie qui est si heureuse des deux autres ! Je remercie la jeune mère de s'être rappelé un vieil ami dans une pareille heure.

    En revanche, une de ses plus grandes joies, de ses meilleures consolations, était d'apprendre que des âmes rongées par le doute, tourmentées d'irréligion, avaient retrouvé la paix et l'espérance à l'ouïe de ses prédications ou à la lecture de ses livres. Cette joie lui fut souvent accordée. Nous transcrirons, à titre de spécimen de sa correspondance avec ses convertis, les deux lettres suivantes: la première adressée en 1848 à un médecin d'Utica (New York), la seconde à une femme de haute distinction comme penseur et comme écrivain, et qui, d'Angleterre où elle avait lu plusieurs de ses ouvrages, lui avait envoyé les premières expressions d'une affection reconnaissante que la mort est loin d'avoir éteinte.

    2 octobre 1848. — Je vous remercie des aimables choses que vous dites de mes écrits. J'espère sincèrement qu'ils pourront contribuer un peu à diriger l'attention des hommes sur les grandes réalités de la religion et les encourager à faire de notre terre le paradis que Dieu veut. Je vois bien des signes qui font espérer. Ici, à Boston et dans le voisinage, il s'opère un grand changement en mieux depuis une demi-douzaine d'années. On n'insiste plus autant qu'auparavant sur ce qui passe pour miraculeux dans le christianisme. Plus j'étudie la nature de l'homme et l'histoire de ses progrès, plus je suis rempli d'admiration pour le génie de Jésus de Nazareth, d'amour ardent pour son magnifique caractère et sa noble vie. Il est le représentant le plus parfait du genre humain jusqu'à présent, et le christianisme en est la plus grande idée. Que l'on calcule les résultats du christianisme, et l'on verra qu'il est le plus grand fait de l'histoire.

    Mais je ne vois dans tout ce qui a été fait jusqu'à présent que le printemps de la religion, les quelques jours chauds de mars, qui fondent la neige sur les pentes les mieux exposées des collines et ne font encore que promettre les violettes et les rosés. L'été réel et l'automne du christianisme sont, je le pense, bien loin encore. Mais ils viendront, et tout homme de bien, toute bonne action, toute bonne pensée, tout bon sentiment, hâtent leur venue.

    A mademoiselle Cobbe, en Angleterre. 5 mai 1848. — Ma chère amie, votre lettre du 4 avril m'a fait éprouver de vrais délices. Je suis extrêmement heureux d'avoir réussi à dissiper les difficultés qui embarrassaient votre chemin sur le terrain de la religion, et votre aimable lettre m'a réchauffé le cœur encore une fois en me faisant penser que j'avais de nouveau porté secours à l'une de mes semblables que peut-être je ne verrai jamais * (Les relations d'amitié qui s'établirent ainsi par correspondance s'entretinrent par la même voie. Douze ans seulement après la lettre que nous reproduisons, mademoiselle Cobbe put rencontrer enfin son ami et son maître ; mais ce fut, hélas! pour assister à ses derniers moments). Votre histoire ajoute un intérêt de plus à tout cela. Je sais combien vous avez dû souffrir sous le joug de cette théologie orthodoxe qu'on vous avait appris à accepter sous le nom de religion, et que vous ne pouviez ni admettre ni encore moins trouver propre à vous satisfaire. Nous avons la même orthodoxie en Amérique, seulement, pensons-nous, un peu plus — comme chaque chose est un peu plus — intense de ce côté de l'eau...

    Vous me demandez si Jésus croyait aux peines éternelles, etc., ou pourquoi, n'y croyant pas, je me dis chrétien si Jésus y croyait. Je ne pense pas qu'il y crût. Je ne vois pas comment il y pouvait croire. Je doute que Paul lui-même y ait cru. Hé quoi ! Jésus n'enseigne-t-il pas que Dieu aime tous les hommes, les pécheurs aussi bien que les saints? Je sais qu'il y a plusieurs passages, quelques paraboles, qui enseignent clairement cette odieuse doctrine. Pourtant je ne crois pas que Jésus l'ait enseignée. Il était facile à des Juifs de se méprendre sur ses paroles et de rapporter pareille chose de lui longtemps après sa mort. Je ne saurais attribuer une très grande autorité historique aux évangiles, ils indiquent plutôt les faits qu'ils ne les décrivent. —Je me dis chrétien parce que je crois que Jésus a enseigné la religion absolue, bonté et piété, libre bonté, libre piété, libre pensée. Il fut, à certains égards, atteint des erreurs de son pays et de son temps. Mais il a rendu aux hommes un tel service en leur donnant la vraie méthode de religion, que j'aime à me dire chrétien par reconnaissance. Mais je ne penserais pas mal d'un autre qui n'aimerait pas ce nom ; je doute même que Jésus eût recommandé de l'adopter.

    Citons encore cette lettre qu'il reçut d'un jeune homme qui lui écrivait du far west :

    Je voudrais pouvoir vous exprimer sur ce papier mes sentiments, la joie, la paix, la satisfaction que je goûte en contemplant les pensées du bon Dieu dans ses œuvres. Il n'y a pas longtemps encore que la pensée de Dieu était la plus terrible qui pût me traverser l'esprit. Quelle agonie désespérée j'ai endurée, quand, durant des nuits mortelles, je pensais à l'enfer éternel vers lequel, selon toute probabilité, je m'avançais à grands pas! Et pourtant le sombre et hideux enfer de la théologie chrétienne était préférable à son idée de Dieu. Mais, Dieu merci, ce temps est derrière moi, bien qu'il soit dur d'entendre chuchoter le mot d'incrédule à ses oreilles et de voir se détourner des amis que je considérais naguère comme mes amis de cœur. Pourtant je supporte volontiers cela. Oh! j'en supporterais dix fois plus pour ne pas revenir à ma première croyance.

    J'ai de nouvelles pensées, de nouvelles perspectives, de nouvelles aspirations; toutes choses sont nouvelles, nouveaux cieux, nouvelle terre, et pas d'avenir sombre par delà. Je vois, en avant, une splendeur glorieuse, immense, et je marche en avant avec une paix, un calme qui m'étonne moi-même. Je n'ai plus peur, car je ne saurais avoir peur de Celui qui est bon.

    Bien d'autres témoignages du même genre seraient encore à notre disposition, s'il était besoin de s'étendre davantage. Tous ceux qui, de près ou de loin, se sont trouvés dans une position analogue à celle de Théodore Parker, comprendront que de pareilles communications fussent pour lui autant de ravissements. Ils comprendront, par conséquent, cette parole qu'on lit dans une lettre à l'un de ses amis : « Un poète n'a pas plus de joie à chanter que moi à prêcher. "

     

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      DidierLe Roux

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  • THÉODORE PARKER SA VIE ET SES ŒUVRES ; Chapitre 4 : LE VOYAGE EN EUROPE
     

    THÉODORE PARKER

     

    SA VIE ET SES ŒUVRES

     

    Un Chapitre De I'histoire De L'abolition
    De L'esclavage Aux États-Unis

    Albert Réville 

     

     

     

    CHAPITRE IV.

    LE VOYAGE EN EUROPE.

    Mort de Channing. — L'association des ministres unitaires. — L'exclusivisme religieux en Amérique. — La santé de Parker est compromise. — Départ pour l'Europe. — La France. — Florence. — Rome. — Venise. — Prague. — Berlin. — Heidelberg. — Wittenberg. — Tubingue. — Une vocation.

     

     

    On concevra sans peine que, si cette exposition complète de ses vues religieuses recruta des partisans à Parker au sein de la société bostonienne, elle ne fit qu'aigrir ses adversaires et augmenter leur nombre. Le vénérable Channing, un peu surpris par cette irruption de vues nouvelles qui dépassaient les siennes, mais trop foncièrement libéral pour s'enrôler dans le parti de la compression, était mort au moment où Parker venait de publier ses conférences de Boston (automne de 1842). Parker sentit vivement sa perte. Peut-être Channing seul eût-il été en état d'élever une voix conciliante et écoutée au milieu des passions théologiques soulevées. Il fut question d'exclure le pasteur de West-Roxbury de l'association des ministres unitaires de Boston, et dans une séance, à laquelle il assistait, il dut repousser pendant plusieurs heures des accusations aigres-douces, évidemment dictées par le désir de le pousser à une démission volontaire. Quelques membres pourtant témoignèrent quelque sympathie pour sa position et son caractère. Il n'y tint plus et fondit en larmes. Voici ce qu'il écrivait quelques jours après à l'un de ses amis, présent à la séance :

    Vous-vous trompez un peu, mon cher ami, sur la cause de mes larmes l'autre nuit. Ce n'était pas que vous ou d'autres m'eussiez dit des choses dures. Tous auraient pu m'en dire aussi long qu'ils auraient voulu, je n'en eusse pas cligné l'œil. Ce sont les bonnes choses qu'ont dites B. et G., et ce que votre figure montrait que vous alliez dire vous-même, voilà ce qui m'a fait pleurer. J'eusse pu rendre argument pour argument, coup pour coup, bienveillance pour malveillance, toute la nuit durant. Mais, du moment que quelqu'un prend mon parti et prononce un mot de sympathie, je ne suis plus un homme, je pleure comme une femme...

    Mais laissons ce sujet pénible. J'ai toujours su les risques que je courais en émettant des opinions contraires à la théologie courante. Je n'ai pas oublié George Fox, ni Priestley, ni même Abélard, ni saint Paul. Non pas que je me compare à ces nobles hommes, si ce n'est en ceci que chacun d'eux fut destiné à rester seul, et que je le suis aussi. Je sais ce que Paul ressentait quand il écrivait : "A mon premier interrogatoire, personne ne m'a assisté." Mais je sais aussi ce que signifie cette parole d'un plus grand que Paul : "Cependant je ne suis pas seul; car le Père est avec moi." Si je mourais demain, je pourrais dire :

    I hâve the richest, best of consolations,

    The thought that I hâve given,

    To serve thé cause of Heaven,

    The freshness of my early inspirations.* (J'ai la plus riche, la meilleure des consolations, — La pensée que j'ai donné — Pour servir la cause de Dieu — La fraîcheur de mes premières inspirations.) 

    Je me soucie peu du résultat que cela aura pour moi personnellement. Toute destinée m'est indifférente, pourvu que j'aie l'occasion de faire mon devoir. Sans doute ma vie sera extérieurement une vie de tristesse et de séparation d'avec d'anciens associés (je ne peux plus dire amis). La société, je le sais, va me regarder avec défiance et les ministres avec haine; peu m'importe. Intérieurement, ma vie est et doit être une vie de paix profonde, d'une satisfaction, d'un bien-être tel que toutes mes paroles ne sauraient en décrire le charme. Il n'est pas de peine terrestre qui me trouble au delà d'un moment, pas de désappointement qui soit capable de me rendre chagrin, triste ou soupçonneux. Tous les maux extérieurs, je les secoue comme la neige tombée sur mon manteau. Je n'eusse jamais pensé que je serais aussi heureux dans cette vie que je l'ai été ces deux dernières années. Le côté destructeur de l'œuvre que je me sens appelé à faire est pénible, mais il est léger quand je pense à la grande tâche de la construction. Ne pensez pas que je sois flatté, comme on le dit, de voir que la foule vient m'entendre. La pensée que je fais ce que je sais être mon devoir est pour moi une riche récompense, je n'en connais pas d'aussi grande. Pourtant j'ai, de plus, la satisfaction de savoir que j'ai réussi à réveiller l'esprit de religion, de foi en Dieu, chez vingt ou vingt-cinq hommes qui, auparavant, n'avaient ni foi, ni religion, ni espérance. Cela seul, et l'expression de leur gratitude (soit de vive voix, soit par lettres, soit par l'entremise d'un ami) compense pour moi tout ce que les ministres du monde entier pourraient dire ou faire contre moi. Mais pourquoi parler de cela? Seulement pour vous montrer que je ne suis pas près de me laisser abattre. Plusieurs de mes ancêtres, il y a deux ou trois cents ans, donnèrent leurs têtes pour leur religion! Je ne suis pas appelé à une pareille épreuve, et je peux bien porter ma croix plus légère.

    Tous ceux qui, éprouvant le besoin de la sympathie dans leur vie quotidienne, se sont vus placés dans l'alternative de perdre cette joie profonde ou de manquer au devoir, comprendront ce qu'il y a de résignation dans ce langage résolu. Cette fermeté lui était nécessaire. Depuis lors et pendant les années qui suivirent son installation à Boston, il fut en butte à une opposition qui aurait découragé tout autre que lui. Les accusations, les injures, les menaces dévotes, la haine de la majorité du peuple ameutée par ses dénonciateurs, tombèrent sur lui comme une avalanche. Des insultes lui furent adressées en public par des hommes qui se vantaient naguère de son amitié. On pria tout haut, dans mainte réunion pieuse, pour qu'il fût ou converti ou puni d'en haut. On refusa, et ceci est caractéristique des mœurs américaines, de s'asseoir sur le même canapé, à la même table, de monter dans le même omnibus. On le traita on lépreux de l'Église et de la société. Pendant un certain temps, il y eut contre lui une véritable coalition de la presse, patronnée par des coteries riches et puissantes. On refusait partout ses travaux. Il ne put pendant plusieurs mois trouver dans toute l'Union un seul libraire qui consentît à imprimer ses premiers ouvrages. C'est un éditeur swedenborgien de New York qui prit enfin sur lui de tenter l'aventure. Non seulement l'Académie de Boston n'osa jamais lui ouvrir ses rangs, où il eût sans contredit occupé l'une des premières places, mais encore, quand il voulut s'intéresser à quelques œuvres de philanthropie chrétienne, il dut le faire en secret, par des tiers, en se cachant comme pour une mauvaise action.

    Rien n'éteignit son courage, et vraiment il y a quelque chose qui fortifie dans la vue de cet homme, qui n'a que son caractère et sa conviction pour résister à toutes les forces sociales réunies contre lui, et qui finit par conjurer leur opposition. N'étant lié que par sa conscience, au-dessus de tout soupçon d'intérêt personnel, n'étant inféodé à aucun parti politique ou religieux, il fut fort, pourrait-on dire, de ce qui était sa faiblesse. Il continua à mener de front l'activité pastorale et le travail de cabinet le plus absorbant. Il travaillait en moyenne quinze heures par jour, se tenant au courant de tous les progrès de la science européenne. Critique, exégèse, linguistique, philosophie, archéologie, ethnologie comparée, statistique, il voulait tout connaître et communiquer à ses concitoyens, dans son langage clair et pénétrant, le fruit de ses veilles laborieuses. C'est peu de temps après ses conférences de Boston que parut sa traduction de l'Introduction à l'Ancien Testament du professeur De Welte, enrichie, comme nous le savons, de notes et d'éclaircissements considérables. De plusieurs côtés on commençait à lui demander de venir se faire entendre. Quand on l'avait entendu, il était rare qu'on ne le priât pas de revenir, et, comme il ne voulait pas que ses paroissiens en souffrissent, c'est aux dépens de ses nuits qu'il parvenait à tenir tête pendant le jour aux exigences de la situation. A la fin sa santé, qui avait déjà souffert de ses excès de travail à l'Université, se trouva fortement ébranlée, et ses amis furent unanimes à lui conseiller une année de repos et un voyage en Europe. Ce devait être pour lui un moyen tout à la fois de rétablir sa santé et d'agrandir encore le cercle de ses connaissances.

    L'année qu'il consacra à ce voyage fut, a-t-il dit lui-même, la plus profitable de sa vie. L'Europe l'intéressa au plus haut degré. Il fit à Londres la connaissance de plusieurs hommes distingués dans les sciences et dans la théologie, entre autres du professeur Newman. Paris et la France eurent ensuite leur tour. Notre caractère, nos mœurs, nos monuments, tout, jusqu'aux noms baroques de plusieurs de nos rues, est noté avec une précision surprenante sur son journal de voyage. Voici comment il résume le jugement qu'il porte sur nous, dans une lettre écrite sur un ton humoristique à l'un de ses amis :

    «Après tout, il y a chez les Français une certaine unité de caractère qui a son mérite. Ils sont toujours gais : gais dans leurs affaires, gais dans leur religion. Leurs églises moines ont un style particulier et toute leur architecture, du moins à partir de Delorme, est gaie. Le Français danserait volontiers devant le Seigneur comme le roi David. »

    A Paris il entendit MM. Damiron, Lenormant et Jules Simon. Ce dernier, encore jeune, lui sembla réaliser, selon ses propres expressions, le beau idéal du professeur faisant son cours. « Jamais, dit-il, je n'ai lu ni entendu d'exposition de doctrines plus lucides que celle de M. Simon, retraçant les idées de Plotin sur la Divinité, bien qu'il me parût pécher un peu sous le rapport de l'exactitude. » Son amour de la clarté lui rendait nos bons auteurs particulièrement chers. Il avait beaucoup profité, disait-il, « de la brillante mosaïque de M. Cousin. »

    II passa ensuite en Italie, visita Gênes, Pisé, Florence. Qui lui eût dit alors que, seize ans plus tard, il viendrait exhaler son dernier soupir dans la ville des Médicis!

    Extraits de son journal :

    Florence. — La première fois que je visitai la belle église de Santa-Croce, c'était par un jour triste et pluvieux. Ne sachant que faire, j'entrai dans cette maison des trépassés. Pendant que je copiais des inscriptions, les prêtres chantaient leur office, et, de temps à autre, l'orgue soupirait une musique qui semblait descendre du ciel. C'était triste, doux, caressant l'âme.

    N'est-il pas curieux que Galilée ait dû être enterré dans cette église et y avoir son monument? Car c'est dans ce cloître que résidait le tribunal qui l'a persécuté. Ainsi va le monde. Les fils de saint François, à qui le pape confia le pouvoir inquisitorial en Toscane, se réunissaient dans le cloître de Santa-Croce. Aujourd'hui le grand-duc de Toscane est heureux de conserver la moindre relique de Galilée, jusqu'à son doigt qui se trouve à la bibliothèque Laurentienne...

    J'ai maintenant visité la plupart des merveilles de cette charmante ville. Je dois dire que les grandes peintures de Raphaël, la Vierge à la chaise, le Jules II, le Léon X, la Fornarina, m'ont impressionné plus que je n'osais l'espérer. La première fois que j'entrai au palais Pitti, je ne savais pas ce que je devais regarder, quand tout à coup mes yeux tombèrent sur la Madone. Quelle peinture! Dieu du ciel, quelle peinture. Et quel génie! J'en dois dire autant des grandes œuvres du Titien, la Madeleine, les Deux Vénus. Mais le Laocoon, la Vénus de Médicis, l'Apollon ne m'ont pas saisi autant que je m'y serais attendu. Les statues en général sont restées un peu au-dessous de ce que je m'étais imaginé.

    Nous pouvons reconnaître à ce dernier trait l'ami de la vie et du mouvement. La statuaire est toujours plus abstraite, plus impersonnelle que la peinture. C'est précisément ce qui fait sa supériorité aux yeux de ses partisans.

    Pouzzole et Baies. — Mémento la jeune fille près du Cento Camarelli, qui filait à la mode antique, cette jolie fille dont Freeman examina les superbes dents, à la beauté de laquelle je donnai un demi-carlin, et qui s'agenouilla pour que nous pussions bien voir son collier.

    Puis il gagne Rome « la veuve de deux antiquités. »

    II n'est pas de cité, excepté Jérusalem et Athènes, qui soit aussi riche que Rome en souvenirs. Deux fois la capitale du monde, la première fois par la puissance païenne, physique; la seconde, par la puissance chrétienne, spirituelle! Les deux fois elle a fait le désert autour d'elle...

    Que j'aime à errer le long des rues de Rome, à m'asseoir aux lieux où fut le Forum! Alors, je songe aux armées qui sortaient de la petite ville pour conquérir le monde. Quelles traces ces sombres géants ont laissées sur la terre'.... Mais quel contraste quand on voit cette foule de mendiants et de vauriens! Ô cité du crime depuis les jours de Romulus jusqu'à ceux d'à présent! Toi qui lapides les prophètes! Le sang des martyrs est sur toi de tes premiers à tes derniers jours...

    Nous sommes allés voir Sainte-Marie-Majeure. C'est une église extrêmement riche, mais elle n'a rien d'imposant. Ce n'est pas une architecture religieuse. Il me semble que l'unitarisme moderne aimerait ce style-là : il est clair, actuel, l'œuvre de cerveaux logiques et démonstratifs, complètement libre de mysticisme...

    Nous sommes allés à la prison Mamertine où mourut Jugurtha, ainsi que les complices de Catilina. C'est là aussi que Paul fut prisonnier. Le concierge montre une source qui jaillit, dit-il, tout exprès pour saint Pierre (lequel passa dans ces murs neuf mois avec saint Paul) et qui lui servit à baptiser quarante-neuf soldats, tous morts martyrs. Une pierre gravée raconte le même événement. J'ai goûté de cette eau. Absurdité à part, c'est quelque chose de s'asseoir dans le donjon où Paul fut prisonnier.

    Dimanche, 3 mars 1844. — Nous avons été présentés au pape en compagnie de quelques autres Américains. Il était debout, en simple habit de moine, le dos appuyé contre une sorte de table. Il causa avec M. Greene, notre introducteur. Il bénit quelques rosaires apportés par les Américains. Nous restâmes environ vingt minutes. Sa figure était bienveillante, et il nous regardait d'un air affable. On parla de l'état de Rome, de la langue anglaise en Amérique, du fameux cardinal polyglotte de la propagande * (Le cardinal Maio). Le pape fit un signe, et nous nous retirâmes.

    Un fait à noter, et qui a de nombreux parallèles. Parker fut un moment amadoué par les manières exquises, la politesse raffinée des hauts dignitaires de l'Église de Rome. Il les trouva charmants, presque séduisants. Non pas que ses tendances et ses idées religieuses en eussent reçu le moindre choc, mais on le voit pourtant, dans ses notes et dans ses lettres datées des premiers jours de son passage à Rome, enclin à une indulgence, rare chez lui, pour les défenseurs et les soutiens d'un système, à ses yeux très funeste. Sa première désillusion lui vint d'un Romain qu'il interrogea sur la moralité du clergé indigène. « Un dixième des prêtres, lui fut-il répondu, se compose d'hommes consciencieux et purs; quant aux autres... » Au lieu d'achever, le Romain fit un mouvement d'épaules : « Les murs ont des oreilles,» ajouta-t-il, et il se tut. Lors même que la proportion indiquée se ressentirait très probablement des rancunes, datant déjà de loin, de la population romaine contre le gouvernement clérical, une telle déclaration devait faire ouvrir les oreilles toutes grandes à Parker, à qui un jeune, néophyte américain venait d'affirmer que l'état moral du clergé romain était celui d'une pureté immaculée.

    Venise. — J'ai découvert le secret du coloris des peintres vénitiens. Ils l'ont trouvé dans le ciel, dans la mer, sur les maisons et les habitants de leur ville. Je me lève chaque jour une heure ou deux avant le soleil, et j'attends cette pourpre splendide qui, du point où le soleil se lève, rayonne dans toutes les directions, puis disparaît dans la clarté du jour. Le silence solennel de la cité des lagunes n'est interrompu que par les pêcheurs allant en mer et dressant leurs blanches voiles contre la pourpre de l'horizon. Les cloches nombreuses ne font qu'ajouter au silence général...

    Venise est un songe de la mer. La science de l'Occident et la fantaisie de l'Orient semblent s'être donné la main pour la construire. Un Grec aurait pu dire que Neptune, enivré de nectar et d'Amphitrite, s'endormit dans les abîmes de la mer et songea. Venise serait son rêve pétrifié. Le soleil colore étrangement les murs de ses palais et de ses églises. On dirait que leur richesse, en s'enfuyant, a doré leurs murailles.

    Prague. — Un garçon de dix-neuf ans environ me conduisit au vieux cimetière juif, allé Priedhof. C'est un petit enclos d'un ou deux arpents, entouré de vieilles maisons, de vieux murs, tout plein de tombeaux. Les pierres touchent les pierres. Il y a de longues inscriptions en hébreu. La terre est pleine d'ossements Israélites. De vieux sureaux ont atteint une prodigieuse grosseur. Ce sont les patriarches de l'endroit. Quelques-uns avaient un pied de diamètre. Le guide me dit qu'ils étaient vieux de six cents ans, et je peux bien le croire. Là sont les tombeaux de doctes rabbins, de bons lévites, de nobles aussi : car, dans ce pays, les juifs s'assoient à côté des princes. Je n'avais jamais vu de cimetière juif auparavant, et ce terrain me fit une impression que je n'avais jamais ressentie. J'ai une sympathie innée pour ce peuple mystérieux, opprimé depuis des siècles, toujours vivace pourtant. Je pensai aux services qu'il a rendus au genre humain et à la récompense qu'il en a reçue! Abraham, Isaac et Jacob, Moïse et les prophètes me vinrent en mémoire, et aussi celui qui fut le point culminant de l'hébraïsme, la fleur de sa nation. Je n'oublierai jamais les sentiments que j'éprouvai en déposant pieusement une pierre sur la tombe d'un patriarche mort depuis mille ans, et je cueillis une feuille du sureau dont les racines plongeaient dans ses cendres.

    Berlin. — Entendu W. sur la logique. Il insista longtemps sur la Beatimmtheit (détermination). Quand il lui fallait toucher à quelque chose de bien profond, il se mettait le bout de l'index entre les yeux, sur l'organe de l'individualité, et l'abaissait ensuite graduellement tout le long du nez. Il descend si profondément au dessous de la nature des choses qu'il faut quitter, non seulement ses habits, mais encore toute sa Sinnlichkeit (l'être sensible), sa mémoire, son sens commun, son imagination, ses affections. Alors on devient un blosser Geisl (un pur esprit), et l'on peut s'enfoncer, s'enfoncer, dans la mer de la philosophie. — Mémento le jeune étudiant, à face de poudingue, qui tâcha de saisir la distinction entre Dasein et réalité sans y parvenir...

    Entendu Schelling *(Schelling était entré depuis quelque temps dans sa dernière manière, c'est-à-dire dans sa tentative manquée d'abattre l'hégélianisme et de restaurer l'orthodoxie luthérienne.) sur la philosophie de la révélation (0ffenbarung's Philosophie)... Il a environ soixante-dix ans. Il est petit, cinq pieds au plus, regard doux, nez court et un peu relevé, cheveux d'un blanc de neige, front large, grande bouche, teint pâle, yeux bleus, jadis très brillants. Sa voix est faible. Il a perdu quelques dents, ce qui fait que son articulation n'est plus très distincte. L'auditoire se compose de cent cinquante à deux cents personnes... Il me semble regrettable qu'il ait ouvert ce cours. La plupart de ses auditeurs, m'a-t-on dit, n'y viennent que par curiosité, pour voir un homme illustre et sourire à l'ouïe de ses doctrines. D'autres n'y viennent même que pour se moquer des sénilités d'un homme qui vient "aplatir la tête au grand serpent du scepticisme, comme si c'était un saucisson de Gœttingue." Bien peu, à présent, adoptent ses idées; on respecte pourtant un homme qui a tant fait pour la philosophie. Mais les hégéliens le regardent comme un ennemi du libéralisme, appelé à Berlin pour aider au maintien de l'ordre de choses existant.

    Il entendit encore à Berlin MM. Vatke, Michelet, Twesten, Steffens, etc. A Halle il fit la connaissance de M. Tholuck, et à Heidelberg il se lia d'amitié avec MM. Schlosser et Gervinus. Ce dernier, qui n'avait encore que vingt-cinq ans, venait d'être appelé à l'université. Nous trouvons, dans le journal de Parker, un aperçu dont la situation théologique de l'heure actuelle atteste la finesse et la perspicacité. C'est en 1844 qu'il écrivait ce qui suit :

    Gervinus pense que l'influence de Strauss est finie. Ullmann en dit autant. Je crois qu'ils se trompent. La première influence, celle du tapage, est finie, cela n'est pas douteux. Mais ce qu'il a mis de vérité dans son livre est tombé au fond de la théologie allemande, et la réformera. Il en fut de même des doutes si fièrement exprimés dans les fragments de Wolfenbûttel. On prend souvent une cessation de moyens pour une cessation de la fin. Strauss n'organise pas de parti; son action n'est donc pas visible. Mais ses idées ne sont ni mortes, ni inactives, je m'imagine. Elles feront leur chemin, après tout. Peu à peu, ce qu'elles ont de faux sera éliminé et oublié. Alors paraîtra la vérité de son livre.

    Quelques jours après il était à Wittemberg.

    Nous entrâmes dans l'église par la porte où Luther afficha ses quatre-vingt-quinze thèses. J'en achetai un exemplaire dans l'église même. C'est une brochure de seize pages. Quel changement depuis ce jour-là! Et quand cette œuvre finira-t-elle? La nuit vint. Je me promenai devant cette porte et m'abandonnai au cours de mes pensées. L'étoile du soir scintillait au ciel. Quelques rares passants allaient et venaient. Un air doux tombait sur ma tête. Je sentis l'esprit du grand réformateur. Trois siècles et un quart! Et quel changement! Dans trois siècles et un quart, on dira que la religion protestante a fait peu de chose jusqu'au moment où nous sommes, en comparaison de ce qui a été fait depuis lors. Oui, si cette œuvre est de Dieu ! * (Sur la place du Marché, à Wittemberg, est une statue de bronze de Luther avec cette inscription :

    It's Gollnwerk, so wird's beslelim; It's Menschenwerk, wird's untergelien. C'est-à-dire :

    Si cette œuvra est de Dieu, elle subsistera ;
    si c'est l'œuvre de l'homme, elle disparaîtra.)
     

     

    En allant à Tubingue, il fit route avec un jeune homme qui s'intitulait Bekleidung's-Kunst-Assessor (assesseur clans l'art de l'habillement), pour ne pas dire garçon tailleur. Il voyageait, disait-il, en vue des xslhelischen Angelegenheiten seines Herzms (intérêts esthétiques de son cœur). Il allait sans doute voir sa promise.

    A Tubingue il vit les professeurs Ewald et Baur. Il fut enchanté de l'accueil que lui fit le premier, dont il ne faut pas juger les manières par le style injurieux de ses ouvrages de controverse. A Baie il fut cordialement accueilli par le professeur De Wette. Il visita également l'Université de Bonn, et de retour en Angleterre, il eut la bonne fortune de se rencontrer en petit comité avec Garlyle, Sterling et enfin M. Martineau, l'éminent prédicateur unitaire, pour lequel il prêcha.

          Le temps du retour était venu. Comme on l'a pu remarquer, au milieu des surprises et des enchantements de son voyage en Europe, le sentiment de sa mission comme théologien réformateur ne l'avait pas quitté. Ses idées libérales, soit en politique, soit en religion, s'étaient fortifiées de tout ce qu'il avait vu. Il avait pressenti, dans notre vieux monde, les signes non douteux d'une transformation religieuse. Mais il avait vu aussi l'énorme force de résistance que des traditions et des institutions séculaires, fondues en quelque sorte dans le sang des peuples de l'Europe, opposaient, par leur seule inertie, aux travaux des hommes d'avenir et de progrès religieux. Il était donc revenu plus convaincu que jamais de la nécessité de cette rénovation spirituelle, et en même temps plein de l'espoir qu'en Amérique, sur cette terre encore si jeune, au sein de cette Union qui comptait à peine un demi-siècle d'âge, l'avènement de l'ère nouvelle serait plus prompt, moins pénible que chez nous. Sans avoir la prétention d'en être l'initiateur en titre, il se sentait appelé à la hâter de sa parole et de sa plume. Il ne lui eût pas été possible de résister à cette vocation.

      


    Table des Matières.

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      DidierLe Roux

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  • THÉODORE PARKER SA VIE ET SES ŒUVRES ; Chapitre 3 : LA CRISE RELIGIEUSE

    THÉODORE PARKER

     

     

    SA VIE ET SES ŒUVRES

     

    Un Chapitre De I'histoire De L'abolition
    De L'esclavage Aux États-Unis

    Albert Réville 

     

     

    CHAPITRE III.

    LA CRISE RELIGIEUSE.

    Enseignement religieux de Parker. — Un nuage orageux se forme. — Les hérésies du pasteur unitaire. — L'unitarisme parvenu. — Un sermon incendiaire. — Parker mis à l'index. — Un diacre modèle. — La Résolution de Boston. — Les conférences. — De la religion en général. — Dieu. — L'immortalité. — Jésus-Christ. — La Bible. — Les églises. — La vérité nécessaire.

     

    Nous traduirons ici un fragment d'une lettre adressée par Théodore Parker, le 10 août 1838, à l'un de ses amis, M. W. Silsbee. On y verra un exposé, tracé par lui-même, de sa méthode comme prédicateur, et des vues religieuses auxquelles il était parvenu.

    « Dans mes entretiens religieux, je dis à mes paroissiens que la religion est aussi nécessaire à leur âme que le pain à leur corps, la lumière à leurs yeux, la pensée à leur esprit. Je leur demande de regarder dans leurs cœurs pour voir s'il n'en est pas ainsi. Ils me disent que je leur tiens le langage du bon sens, et que cela est vrai. On me questionne souvent sur des points qui frisent l'hérésie. Je leur dis que Moïse et les auteurs de l'Ancien Testament avaient des notions peu élevées de Dieu, mais pourtant les meilleures qu'on pût avoir de leur temps. Ils comprennent cela et croient ce que le Nouveau Testament leur enseigne sur Dieu. — Quant au Christ, ils sentent la beauté de son caractère quand ils voient en lui un homme ayant les mêmes besoins qu'eux, les mêmes épreuves, les mêmes tentations, les mêmes joies, les mêmes chagrins, et pourtant toujours supérieur à la tentation, sorti victorieux de chaque épreuve. Ils retrouvent en eux-mêmes des choses analogues.

    J'insiste principalement sur quelques grands points, savoir la noblesse de la nature humaine, l'idéal sublime que l'homme devrait se proposer, sa dégradation actuelle, ses inclinations basses, ses vains plaisirs, la nécessité d'être fidèle à ses convictions, quelles qu'elles soient, avec la certitude qu'à cette condition l'homme fait travailler pour lui la toute-puissance elle-même de Dieu, de même que le mécanicien emploie toute la puissance de la rivière pour faire tourner sa roue.

    J'insiste aussi sur la perfection et la providence de Dieu, sur l'exactitude et la beauté de ses lois physiques, morales, religieuses. Ma confiance dans la Bible s'est accrue. Ce n'est pas un livre scellé, c'est un livre ouvert. Je pense qu'il y a trois témoignages de Dieu dans la création : 1° les œuvres de la nature : elles ne le révèlent pas entièrement; nous ne pouvons encore résoudre toutes les contradictions qu'on y rencontre ; 2° la parole de nos semblables : j'entends par là toute la sagesse du passé, inclus les Écritures; il y a dans celles-ci des parties qui diffèrent beaucoup en degré, mais non en genre, des autres écrits; 3° les sentiments infinis de chaque âme individuelle. — A présent, j'appuie fort sur le premier témoignage, plus encore sur le second, mais surtout sur le troisième. Car tout homme peut avoir dans son cœur des révélations aussi splendides que celles d'un Moïse, d'un David et d'un Paul; j'ajouterais même qu'un Jésus, mais je ne pense pas que jamais homme ait eu une conscience de Dieu aussi parfaite que lui. »

    Les premiers temps du séjour de Parker à WestUoxbury furent d'une tranquillité parfaite. Ses idées, quoique neuves et hardies, étaient acceptées volontiers, son charmant caractère et son sérieux achevaient de lui gagner les cœurs. Peu à peu cependant l'idylle devait faire place au drame. Au fait on peut douter que Théodore Parker se fût contenté à la longue d'une existence aussi paisible. Son besoin d'activité, la conscience qu'il avait de ses talents et du bien qu'il pouvait faire à son pays, l'idée que, pour opérer une réforme théologique, c'est dans un centre d'hommes éclairés, préparés par leurs besoins moraux à l'œuvre réformatrice, qu'il faut travailler, tout concourait à lui inspirer le désir d'exercer ses forces sur un plus vaste théâtre que celui de West-Roxbury. On peut même signaler sur son journal quelques traces d'abattement, de mélancolie, évidemment engendrée par la monotonie et le genre relativement mesquin de la vie qui se déroulait à ses yeux. Mais un nuage orageux ne tarda pas à se former dans cette atmosphère trop calme.

    Depuis plus d'une année il avait dans un tiroir de son bureau deux sermons roulant sur les contradictions qu'on peut relever dans la Bible. Ce fut seulement après avoir consulté des amis et des personnes d'expérience, qui, pour la plupart, il est vrai, eussent préféré qu'il n'en fît rien, qu'il se décida à les prêcher. A sa grande surprise, à sa grande joie, il se trouva que ses paroissiens n'en furent nullement choqués, ceux-là même d'entre eux qui ne sympathisaient pas complètement avec lui. Il arrive souvent aux prédicateurs, sur la foi des conservateurs timorés qu'ils consultent, de se représenter la masse plus éloignée qu'elle n'est en réalité des vues libérales.

    Mais la rumeur fut grande parmi les unitaires bibliques. Puis Parker parla à mainte reprise de son espérance que l'avenir verrait naître d'autres Christs, encore supérieurs à celui que nous devons au passé. Je présume qu'ici son expression était plus paradoxale que sa pensée. C'était surtout sa foi dans le progrès futur du genre humain qu'il voulait exprimer par là, et comme s'il eût été jaloux de la perfection que le passé pouvait léguer à l'avenir. Peut-être qu'avec plus de réflexion il eût évité cette manière fâcheuse de formuler une vérité que ne renierait certes pas celui qui a pu dire : L'homme qui croit en moi fera les mêmes œuvres que moi, il en fera même de plus grandes (Jean, xiv, 12). Il y a dans le champ du génie et surtout de l'inspiration religieuse de ces grandeurs qui ne se mesurent pas, et qui par conséquent défient qu'on les dépasse. On doit aussi se demander si l'humanité n'a pas un chemin déterminé à parcourir dans son histoire ici-bas, et si en vertu des lois présidant à sa constitution intime, certaines grandeurs individuelles ne doivent pas demeurer sans rivales, quels que soient les progrès accomplis par la masse. Mais cette manière d'envisager une question, en soi purement spéculative et sans conséquence actuelle, fit qu'un grand nombre des coreligionnaires de Parker reculèrent d'effroi, et il commença d'être bien porté, dans les cercles aristocratiques de Boston, d'énoncer des jugements perfidement compatissants sur le pauvre incrédule de WestRoxbury. Autres griefs. Parker répandait l'idée que la divinité du christianisme repose tout entière sur sa valeur religieuse et morale, et que la preuve tirée des miracles est radicalement impuissante. Partout on voit les partisans du miracle réagir contre ces deux thèses avec une sorte de colère concentrée, tenant à ce que des miracles qui ne prouvent rien sont inutiles, et que des miracles inutiles, ils le sentent bien, et sont vite éliminés de la conscience et de l'histoire. Parker publiait une excellente critique du fameux livre de Strauss sur la Vie de Jésus, en montrant les qualités et les défauts avec autant d'impartialité que de pénétration, mais à peu près personne autour de lui ne comprenait ce qui avait amené et historiquement justifié l'entreprise du docteur allemand, de sorte qu'on ne savait aucun gré à Parker de la modération ni de la supériorité de son point de vue. Dans d'autres articles encore, il avait semé des idées allemandes sur la philosophie, l'immanence de Dieu dans le monde et dans l'histoire, les éléments mythiques de la Bible, idées qui le faisaient ranger parmi les panthéistes et les spinosistes par ceux qui n'avaient pas même une teinture des études spéciales nécessaires à une appréciation quelque peu éclairée de questions de ce genre. Déjà nombre de ses collègues avaient déclaré qu'ils ne lui céderaient plus leurs chaires. L'unitarisme américain, comme tant d'autres partis politiques et religieux parvenus à la puissance, n'osait pas aller jusqu'au bout du principe de foi libre qui fait sa vitalité. Après avoir tant souffert lui-même des mépris, de l'ignorance, de l'étroitesse des églises moins éloignées de la tradition, maintenant qu'il s'était creusé un lit profond et large, qu'il avait en quelque sorte forcé le respect et la considération des autres sectes, au lieu de travailler au développement de son principe libéral, il trouvait de meilleur goût, plus commode, d'emprunter à ses vieilles rivales les armes rouillées de leur intolérance. Il ne s'agissait pas tant de réfuter Parker que de le faire taire, et l'on s'imaginait ainsi maintenir la paix, sans voir qu'après tout on n'obtenait par là que le silence, et que, les questions une fois posées, il n'a jamais été donné au silence de les résoudre.

    Au surplus, dans l'Église protestante, en Amérique surtout, n'obtient pas le silence qui veut. Le fait même des procédés exclusifs dirigés contre Parker attirait, sur lui et sur les points de doctrine qu'il avait soulevés, l'attention de beaucoup de gens qui, autrement, n'eussent pensé ni à l'homme ni à sa théologie.

    Ce fut surtout un sermon prêché à Boston, le 13 mai 1841, qui mit le feu aux poudres. Il s'agissait de consacrer au saint ministère un jeune candidat. Parker, qui devait coopérer à cette cérémonie avec plusieurs de ses collègues, avait été chargé du discours de consécration,* (Voir les fragments traduits à la fin de cet ouvrage sous le titre : Ce qui passe et ce qui demeure dans le christianisme.) et il avait mis cette occasion à profit pour développer ses vues sur le christianisme, ses éléments transitoires et sa valeur permanente. Il avait rangé dans la première catégorie bien des choses que la théologie traditionnelle considérait au contraire comme les colonnes du temple, et malgré le soin qu'il avait pris de moins attaquer directement les croyances qu'il ne partageait plus que d'en montrer l'indifférence au point de vue d'une piété positive et réelle, les conservateurs se montrèrent fort sensitive, selon l'expression anglaise, impressionnables au plus haut degré, sur les matières traitées, et ne virent plus en Théodore Parker qu'un révolutionnaire des plus dangereux.

    Il en résulta une controverse violente, dans laquelle Parker, à peu près abandonné a lui-même, dut tenir tête à une foule d'attaques et d'injures fanatiques parties de tous les points de l'horizon. Que Parker, encore dans toute la vigueur de la jeunesse, avec la claire conscience de son bon droit, révolté des dénis de justice, des calomnies, du peu d'amour de la vérité dont faisaient preuve nombre d'anciens amis dont il eût attendu tout autre chose, enclin par caractère à riposter par le sarcasme et l'ironie, que Parker, dis-je, n'ait pas su toujours conserver dans ce débat le calme et la modération qu'on doit toujours désirer, c'est, ce qu'on ne peut contester. On sait d'ailleurs qu'en fait de discussions politiques et religieuses, la modération, rare partout, n'est pas précisément une vertu américaine. Après tout, ce n'est pas avec des compliments qu'on réforme une société religieuse. Il vient des instants où l'on est bien forcé de dire en face aux pharisiens ce qu'ils sont et de jeter au feu les bulles qui vous envoient brûler éternellement en enfer.

    Nous n'entrerons pas dans les détails, aujourd'hui sans intérêt, de cette controverse qui entretint pendant des mois la presse quotidienne et périodique du Massachusetts, sans compter d'innombrables brochures que, comme toujours en pareil cas, firent paraître des zélateurs empressés de rendre témoignage à leur parfaite ignorance des questions soulevées. Une sorte de terrorisme moral fut organisé contre Parker, la timidité des uns y contribua aussi bien que les passions surexcitées des autres. Il se trouva bientôt que toutes les chaires unitaires, à l'exception d'une dizaine au plus, furent fermées à Parker dans toute l'étendue de la Nouvelle-Angleterre.

    Ses paroissiens de West-Roxbury, qui suivaient ses prédications depuis déjà quatre ans et s'étaient aisément habitués à de prétendues hérésies facilitant, bien loin de la détruire, la vie religieuse et morale, lui étaient restés fidèles en dépit de toutes les démarches faites pour les éloigner de leur pasteur. On lui savait gré surtout de sa franchise. Citons, comme preuve à l'appui, les réflexions de l'un de ses diacres du nom de Farrington, excellent homme et dont nous aimerions bien voir se multiplier la race : « M. Parker, disait-il, distingue  entre la religion et la théologie. Il a raison. Nous aimons sa religion, c'est exactement celle qu'il nous faut, nous la comprenons, et cette religion est l'essentiel. Quant à sa théologie, nous ne sommes pas tout à fait au clair. Il y a dedans plus d'une chose qui diffère de ce que nous avions appris. Mais aussi on nous avait bien enseigné des choses quelque peu singulières. Plusieurs points de sa théologie sont justes, nous en sommes certains, le tout a le ton du sens commun, et si quelque chose sonne parfois étrangement à nos oreilles, pourtant nous sommes contents de l'entendre parler comme il pense. Car s'il se mettait à ne pas prêcher ce qu'il croit, j'aurais peur qu'il ne finît par prêcher ce qu'il ne croit pas. » * (Life and Correspondence, II, 30ô.) 

    On peut considérer cet honnête diacre comme l'organe de l'opinion moyenne de la petite paroisse. Mais on conçoit que les proportions que la lutte avait prises durent augmenter encore le désir de Parker de travailler sur un plus vaste champ à l'œuvre de réforme qu'il avait entreprise. A Boston les hommes de progrès et d'initiative, que n'effrayait pas la croisade prêchée contre un théologien plus laborieux que les autres et dont tout le crime était d'avoir franchement mis son enseignement religieux en harmonie avec son savoir et sa conscience, ne voulurent pas que cette voix courageuse fût étouffée. Ils tinrent une assemblée pour en délibérer et, à l'unanimité, adoptèrent la motion pure et simple :

    RÉsolu : Que le Rév. Théodore Parker sera entendu à Boston.

    Parker répondit à cet appel qui lui ouvrait la capitale intellectuelle et commerciale de la Nouvelle-Angleterre. Il vint donc et rencontra des sympathies qui dépassèrent son attente. Ce n'est jamais impunément que l'esprit obscurantiste réussit à dominer dans une société protestante. Les Églises issues de la réforme ont sans doute leurs étroitesses, leurs périodes de défaillance ou de stagnation ; mais leur origine ne peut être oubliée de tous leurs membres, le sentiment que leur raison d'être, leur unique justification clans l'histoire ; est la libre acquisition et la libre prédication de la foi religieuse, finit toujours par faire valoir ses droits, et c'est toujours à lui qu'appartient le dernier mot dans leurs débats intérieurs.

    Les conférences tenues à Boston dans l'hiver de 1841-1842 furent réunies par Théodore Parker en un volume intitulé Discussion de sujets religieux* (Discourse of Matters pertaining to Religion). C'est là qu'on peut trouver un exposé complet de ses idées théologiques. Nous tâcherons de les reproduire aussi brièvement que possible en analysant ce remarquable ouvrage*. (Il faut savoir que la première édition date de 1842 et que, sauf quelques changements peu importants, tenant surtout à ce que depuis lors Parker se prononça positivement contre l'authenticité du quatrième évangile, ses idées sont restées essentiellement les mêmes. On pourra juger du caractère véritablement avance de sa théologie, en voyant qu'il y a plus de vingt ans, le jeune théologien de la Nouvelle-Angleterre professait déjà des opinions et des vues dont l'apparition, récente encore parmi nous, a fait l'effet d'une nouveauté inouïe, et qui commencent seulement à se frayer un certain accès au milieu des cercles intelligents de la vieille Europe.) 

    Livre 1er. — De La Religion En GÉnÉral. — Toutes les institutions humaines sont provenues d'un principe inhérent à la nature humaine. Rien dans la société qui ne soit aussi en l'homme. La religion ne fait pas et ne saurait faire exception. Il est aussi irrationnel de l'attribuer aux artifices des prêtres et des princes, quoiqu'ils en aient bien souvent abusé, que de prendre l'art et les ruses des marchands pour la cause du commerce. Il y a donc en l'homme un principe religieux naturel.

    A ce principe religieux naturel qui, considéré de plus près, a pour contenu principal le sentiment d'un infini parfait dont nous dépendons, doit correspondre un objet adéquat. Nous ne pouvons concevoir une tendance sans objet. C'est pourquoi l'homme croit en Dieu par une intuition spontanée de sa raison. Les arguments ordinairement allégués pour prouver l'existence de Dieu peuvent confirmer, mais ils ne sauraient engendrer cette foi intuitive.

    Quant à la conception déterminée que nous nous formons de Dieu, elle est nécessairement inférieure à la réalité, le fini ne pouvant comprendre l'infini. De là tout à la fois la permanence, l'universalité de l'idée intuitive de Dieu tout le long de l'histoire, et les innombrables variétés des conceptions que les hommes se sont faites de Dieu. Les épouvantables abus que l'homme a si souvent commis au nom de la religion prouvent la profondeur et la puissance de cette tendance instinctive de la nature humaine bien plus encore qu'ils ne plaident contre elle.

    Il ne faut pas plus confondre la religion, qui est un fait, avec la théologie, qui est la science de ce fait, que les étoiles avec l'astronomie.

    Il y a trois grandes formes historiques de la religion : le fétichisme, le polythéisme et le monothéisme. Le premier consiste dans l'adoration des objets visibles. C'est un culte immédiat de la nature, ou plutôt de certains phénomènes de la nature qui éveillent dans l'esprit humain le sens du mystère, ou de la crainte, ou de la reconnaissance, etc. Il tend toutefois à généraliser les objets de l'adoration jusqu'à ce qu'il ait fait une divinité de chacune des grandes divisions de la nature visible : le ciel, la terre, la mer. Cette forme de religion n'a que très peu de valeur morale, si elle en a.

    Le polythéisme consiste dans l'adoration de plusieurs divinités issues de la personnification des forces matérielles et morales du monde, les premières cédant toujours plus de terrain à celles-ci. Il faut noter l'opulence de ses formes et de ses symboles, son charme puissant, surtout en Grèce, et sa tendance, plus ou moins inconsciente, soit vers le panthéisme, soit vers le monothéisme. A son ombre se constitue le sacerdoce, avec ses bienfaits relatifs et ses abus. La guerre est l'état normal de la nature et du genre humain, comme des divinités entre elles. L'esclavage est à l'origine un progrès sur la guerre d'anéantissement, et avec lui commence le travail, la production surabondante et, dès lors, le commerce. L'État et la religion sont un, que cette unité soit ou non fondée sur une théocratie. Le polythéisme tantôt arrête, tantôt favorise le développement moral. C'est surtout au point de vue de la moralité domestique et intérieure comme à celui de la moralité universelle ou humanitaire qu'il est en défaut. Il n'inspire guère que des vertus civiques.

    Avec le monothéisme apparaissent les grandes idées d'humanité, de droit égal pour tous, de liberté et d'idéal moral absolu. Car le Dieu unique doit être parfait en sagesse, en amour, en volonté. Mais là aussi, là surtout, il faut revenir à la distinction déjà faite entre l'identité de l'idée monothéiste à travers les âges et les nombreuses conceptions, si souvent inférieures, grossières même, que l'homme s'en est faites. Le monothéisme primitif des Hébreux est encore très incomplet et n'exclut nullement l'existence d'autres dieux que Jéhovah. Lorsque Jéhovah seul est regardé comme vrai Dieu, il s'en faut encore bien que le caractère qui lui est attribué soit celui de la perfection. L'Ancien Testament le représente sous des traits fort peu spirituels et vénérables. Mais, de Moïse à Jésus-Christ, la ligne du monothéisme toujours plus pur et plus élevé se prolonge jusqu'à ce qu'elle arrive à la conception du Père céleste.

    Il est certaines questions étroitement rattachées à la religion, celles, entre autres, de l'état primitif du genre humain et de l'immortalité. Quant à la première, tout concourt à prouver que les hommes, qu'ils descendent ou non d'un seul couple primitif (la solution de cette question obscure ne change rien au fait de l'unité spirituelle du genre humain), ont débuté sur la terre par un état extrêmement bas, tout voisin de l'animalité. Les mythes de l'Éden, de l'âge d'or et autres semblables, contredits par d'autres souvenirs encore plus anciens, s'expliquent par la tendance à idéaliser le passé, et ne répondent à rien de réel. Le royaume de Dieu n'est pas en arrière, il est en avant.

    Quant à la doctrine de l'immortalité, elle est presque aussi générale que la foi en Dieu, et dérive, comme celle-ci, de la tendance de la nature humaine vers l'infini. Il faut ici, de même qu'en parlant de la foi en Dieu, distinguer fortement entre l'idée et la conception de la vie future. Celle-ci, aussi bien que les arguments avancés pour la démontrer, peut être fort défectueuse. La foi en l'immortalité, d'abord très vague et parfois même indirectement niée dans plusieurs livres de l'Ancien Testament, va toujours en s'affermissant et en se précisant, surtout depuis la captivité. On peut suivre les marques d'un développement analogue chez les autres peuples. Si la doctrine de l'Église qui voue à l'éternelle damnation la grande masse des hommes était vraie, le don de l'immortalité fait par Dieu à notre race serait une malédiction bien plus qu'une prérogative.

    La religion, selon qu'elle tourne en superstition, en fanatisme, ou bien en piété réelle, en amour de Dieu, est ou la plus redoutable des puissances qui régissent la marche des choses humaines, ou le plus grand, le plus salutaire, le plus suave des bienfaits divins.* (Voir le morceau traduit à la fin du volume sous le titre de Joie religieuse.) 

    Livre II. — Relation Du Sentiment Religieux Avec Dieu. — Dieu infiniment parfait, voilà ce que le sentiment religieux requiert. Si, en disant que Dieu est personnel, on entend qu'il est supérieur aux limitations des êtres inconscients; si, en disant qu'il est impersonnel, on veut dire qu'il est supérieur aux limitations de notre personnalité, on a raison. Mais si, en se servant de ces deux termes, on prétend reporter sur lui les limitations de la personnalité ou celles de l'inconscience, on a tort. En tant que perfection infinie, nous devons attribuer à Dieu la toute-puissance, la toute présence (immanence), la justice, l'amour, la sainteté. La nature entière est donc une révélation de l'Être qui pénètre et dirige toutes choses. Les forces de la nature sont ses modes d'action. De là l'uniformité et la stabilité des lois de la nature.

    Mais Dieu est en l'homme non moins que dans la nature, et de même qu'à chaque besoin de l'être vivant Dieu fait correspondre dans la nature un objet qui le satisfasse, de même, à notre besoin religieux, il fournit une satisfaction naturelle. C'est la communion de l'âme avec Dieu par le moyen du sentiment religieux, de laquelle aussi dérive le phénomène de l'inspiration. Un tel point de vue écarte aussi bien ce déisme naturaliste qui sépare Dieu du monde, n'admet pas de rapport actuel entre l'homme et Dieu, et réduit la religion à une forme, peut-être utile, mais vide et glacée, que le supernaturalisme qui n'admet de révélation de Dieu à l'homme que moyennant le miracle. La vraie notion, celle du spiritualisme, admet l'action permanente de Dieu sur et dans l'âme humaine, action grâce à laquelle l'âme perçoit directement, intuitivement, les vérités rationnelles et morales. Mais l'inspiration, supposant la coopération de l'âme inspirée, diffère selon la race et selon l'individu, qui peut être plus ou moins richement doué, qui peut se servir avec plus ou moins d'énergie des facultés qu'il a reçues. La condition essentielle de l'inspiration, c'est que l'homme observe purement la loi de son être spirituel. Le meilleur, le plus sage, le plus religieux, est aussi le plus inspiré. C'est faute de religion ou de réflexion, que l'homme se croit si éloigné de Dieu qu'il a besoin de faire reposer sa foi et son espérance sur l'autorité d'une église ou d'un livre.

    Livre III. — Relation Du Sentiment Religieux Avec Le Christianisme. — Le christianisme est-il la religion absolue, c'est-à-dire l'amour parfait de Dieu et de l'homme, manifesté dans une vie où toutes les facultés humaines se développent harmonieusement? Pour répondre à cette question, il faut recourir aux enseignements de Jésus lui-même. Pour cela, il faut consulter les évangiles, qui ne prétendent aucunement à cette inspiration miraculeuse que la tradition réclame en leur faveur, et qui auraient tort d'y prétendre, puisqu'on fait ils se contredisent fréquemment. Cependant et malgré tout ce qu'il y a de légendaire et de mythique dans leurs récits, il faut bien admettre qu'un grand fait, une vie divine, un enseignement des plus élevés, sont à la source du courant traditionnel qu'ils ont recueilli. Laissons de côté le quatrième évangile qui n'est historique, ni en lui-même, ni dans l'intention de son rédacteur. Grâce aux synoptiques (trois premiers évangiles, ainsi nommés de leurs nombreux passages parallèles qu'on peut mettre en regard pour les comparer de plus près), malgré leurs divergences, nous pouvons reconstruire l'enseignement que Jésus rehaussa par sa noble vie, et qui consiste à montrer dans l'amour de Dieu et des hommes le commandement et le bien suprêmes. Pourtant on regrette de devoir constater, à côté d'un incomparable sentiment de la perfection divine, des assertions qui stipulent un enfer éternel, l'existence personnelle du diable, la fin prochaine du monde jointe au retour du Messie triomphant sur les nuées du ciel. Peut-être aussi serait-on en droit de lui reprocher certaines fautes, ' fort excusables, mais enfin certaines fautes. Mais il n'en est pas moins réel que le principe de la religion éternelle a été proclamé par lui et magnifiquement réalisé dans sa vie. La religion de l'esprit, supérieure aux rites, aux prêtres et aux dogmes, a donc fait son apparition avec lui, par lui et en lui. Il ne faut pas faire reposer l'autorité de la doctrine de Jésus sur des miracles qui sont, ou impossibles, ou attestés très insuffisamment. Les miracles de saint Bernard seraient plus admissibles que ceux du Christ s'il fallait se décider uniquement en pesant les témoignages. D'autre part, si l'on dit que c'est la doctrine qui prouve les miracles, on proclame par cela même leur inutilité. L'autorité de cette doctrine repose entièrement sur sa vérité.

    L'excellence de la doctrine de Jésus ressort, en particulier, de ce qu'elle autorise pleinement l'homme à s'avancer indéfiniment au delà du point où Jésus est resté lui-même. Tout ce qui s'accorde, avec la raison, la conscience et le sentiment religieux est essentiellement chrétien. La religion du Christ est donc une religion de liberté, celle du développement continu, de la poursuite incessante du meilleur et du plus parfait. — Une autre de ses supériorités, c'est qu'elle nous propose, non pas un système, mais une méthode de religion et de vie, savoir l'obéissance à la loi intérieure écrite par Dieu sur les tables de nos cœurs. — De plus elle est éminemment pratique et compte pour rien la confession du dogme, l'accomplissement du rite, en comparaison d'une vie sainte et aimante. C'est une religion de la vie quotidienne, du foyer domestique et de la place publique, de la solitude en pleine campagne et aussi de la participation à la marche simultanée du genre humain. Elle ne connaît rien d'une sainteté vicaire, et si elle nous montre un frère priant avec nous le Père céleste, elle ignore cet altorney, ce procureur plaidant avec Dieu, ou cet innocent, victime expiatoire de péchés qu'il n'a pas commis, l'un et l'autre forgés par la théologie traditionnelle.

    Autant qu'on peut reconstituer le portrait du Christ, toute part faite aux limitations et imperfections inévitables de son caractère, on doit s'incliner devant lui comme devant la plus grande âme qui ait passé sur la terre.

    La doctrine évangélique monta des bords du lac de Galilée à Jérusalem, à Antioche, à Éphèse, à Athènes, à Corinthe, à Rome, et triompha de tous ses ennemis. Mais, hélas ! ce ne fut pas sans perdre de sa pureté divine par son mélange avec le judaïsme, le paganisme et la politique. Mais elle est éternelle par son principe et elle éliminera dans son application continue les erreurs qui, dès les premiers jours, en ce Jésus lui-même qui la proclama et lui donna vie et puissance, purent se mêler avec elle.

    Livre IV. — Relation Du Sentiment Religieux Avec La Bible. — Les immenses et bienfaisants résultats de la diffusion de la Bible dans le monde doivent avoir une cause proportionnelle. Mais il ne faut pas la chercher ailleurs que dans la sublimité des enseignements que la Bible contient, et cela n'ôte pas le droit de constater et de repousser les éléments contradictoires, absurdes ou immoraux, qu'elle renferme aussi. Comme celle du christianisme en général, l'autorité de la Bible n'est autre que celle de la vérité qu'elle contient et qui se justifie elle-même devant la conscience humaine. Si la Bible doit disparaître au souffle de la critique, c'est qu'elle devait disparaître. Mais elle ne disparaîtra pas, à cause et dans la mesure de la vérité qui est en elle.

    Livre V. — Relation Du Sentiment Religieux Avec L'Église. — Jésus ne fonda pas d'église. Mais sa religion, comme toutes les religions, rapprocha ceux qui la possédaient, et la sympathie commune pour sa personne resserra singulièrement cette association religieuse. Au commencement la liberté trônait au sein des réunions chrétiennes. C'est peu à peu que, sur l'organisation républicaine, démocratique des premiers temps, se greffa la hiérarchie épiscopale. Avec Paul qui tâche d'émanciper la chrétienté des formes juives, s'opère, d'autre part, l'introduction d'un dogme défini, nécessaire, dans le christianisme. Peu à peu la servitude, soit vis-à-vis du prêtre, soit vis-à-vis du dogme formulé par le prêtre, devient la règle dans l'Église. De là les horreurs spirituelles et temporelles de l'Église du moyen âge et la légitimité de la Réforme. — Celle-ci a scindé d'une manière irrévocable l'unité extérieure de l'Église. Le catholicisme doit sa force et sa part de vérité à ce qu'il reconnaît la continuité de l'action révélatrice et rédemptrice de Dieu parmi les hommes; mais son erreur et sa faiblesse proviennent de ce qu'il prétend renfermer cette action divine dans les cadres de son clergé et dans les formes de sa doctrine; de là son intolérance, sa tyrannie, son effroi de l'examen indépendant, l'état arriéré des populations qui lui sont soumises. — Le mérite du protestantisme est donc d'avoir brisé ce joug intolérable et replacé l'individu dans la position où Jésus voulait qu'il fût, c'est-à-dire en la présence immédiate de Dieu. Son tort fut de vouloir renfermer toute vérité, toute inspiration dans la Bible, et comme celle-ci donnait lieu à plusieurs interprétations, de formuler des confessions de foi obligatoires. De là ses divisions. Ses diverses branches, du calvinisme le plus sombre à l'unitarisme le plus large, ont toutes leurs défauts et leurs qualités. Toutes sont trop étroites, trop esclaves de la lettre biblique. La critique nous délivrera de cette dernière servitude. L'avenir appartient au spiritualisme, qui se propose pour but suprême l'identité de volonté de l'homme avec Dieu, et qui subordonne tout, églises, cultes, formes religieuses, à la grande chose, seule nécessaire, à la seule religion qu'on puisse dire éternelle : Amour de Dieu et amour de l'homme.

    Nous devions à nos lecteurs cette analyse condensée de l'exposition, pleine de mouvement et d'éloquence, que Parker donna de ses doctrines à ses auditeurs de Boston. Que de fois n'avons-nous pas été tentés de substituer à notre sec résumé une traduction continue ! Il était également impossible de marquer, chemin faisant, l'incroyable quantité d'auteurs indiqués en note dans le livre et dont le nombre, presque effrayant, nous montre combien le théologien noté d'hérésie avait pris au sérieux son devoir de chercher la vérité avant de l'enseigner aux autres. Il ne s'agit pas en ce moment de faire une critique de ces vues religieuses. Si j'osais émettre un avis personnel, je dirais que sur Certains points, par exemple la genèse des mythologies, le caractère personnel du Christ, son enseignement proprement dit, en général la manière un peu trop hostile selon moi dont le passe de l'Église est envisagé, je ne saurais me ranger entièrement de l'avis de l'éminent orateur. Mais, ces réserves faites, je ne dissimulerai pas mes ardentes sympathies pour cet ensemble de belles et généreuses doctrines. Théodore Parker est dans la grande lignée des hommes de Dieu qui, chacun en son temps, ont combattu le bon combat de la piété jointe à la liberté. Les erreurs qu'il a pu mêler à ses vues si nobles et si grandes s'en iront. Mais la vérité, dont il a tâché de montrer à tous la splendeur éternelle, cette vérité que l'amour ardent et pur de la perfection qui est en Dieu et doit venir en l'homme est ce qu'il y a de plus beau, de plus nécessaire, au ciel et sur la terre, cette vérité ne périra pas, et nul ne peut contester à Parker la gloire d'en avoir été l'un des plus puissants prédicateurs.

     


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      DidierLe Roux

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  • THÉODORE PARKER SA VIE ET SES ŒUVRES ; Chapitre 2 : L'EDUCATION RELIGIEUSE

     

    THÉODORE PARKER

     

     

    SA VIE ET SES ŒUVRES

     

    Un Chapitre De I'histoire De L'abolition
    De L'esclavage Aux États-Unis

    Albert Réville 

     

     

     

    CHAPITRE II.

    L’ÉDUCATION RELIGIEUSE.

    La religion de la famille Parker. — L'unitarisme. — Ses avantages — Ses défauts. — Rupture définitive de Parker avec le calvinisme. — Timidités et hardiesses. — Ce qu'il fit à l'université. — Old Paulus. — De la grande condition du progrès religieux. — Ce que disaient de la Bible la tradition et la critique. —L'histoire des dogmes. — Les religions comparées. — Les miracles. — Le Christianisme essentiel. — La paroisse de West-Roxbury.

    Il nous faut revenir sur nos pas pour nous rendre compte des principes et du développement religieux de Théodore Parker.

    Ses parents, avons-nous dit, étaient de pieux unitaires. Leur unitarisme n'avait rien d'étroit ni de dogmatique. De tout ce que l'on sait de l'enfance de Parker il ressort que le dogme proprement dit tenait fort peu de place dans les conversations et dans les lectures de la famille. Le caractère froid et pratique du père, la disposition plus sentimentale et rêveuse de la mère, contribuaient également à éloigner de l'horizon domestique ce qui est ou purement théorique ou resserré dans d'étroites et infranchissables formules. On lisait donc la Bible, on se rendait exactement à l'église, mais on cherchait avant tout dans le livre sacré et dans la prédication hebdomadaire ce qui allait au cœur, ce qui éclairait la conscience, ce qui parlait de Dieu à l'âme, sans se préoccuper beaucoup du reste. Admirablement conseillé et dirigé sous le rapport moral, le jeune Théodore fut donc à peu près abandonné à lui-même quant aux doctrines religieuses; mais sa réflexion enfantine ne tarda pas à se porter sur ce domaine qui excitait son désir de savoir plus encore que tout le reste. II en résulta que ses croyances religieuses se formèrent en même temps que lui, non pas sans doute sans subir l'influence de la tradition environnante, ce qui eût été impossible, mais sans que jamais il vît en elles un joug pénible, sous lequel il faut se courber sans mot dire. « Ma tête, » a-t-il dit quelque part, « n'est pas plus naturelle à mon corps que ma religion à mon âme. » Dès qu'il commença à réfléchir, il ressentit une indicible horreur à l'idée des peines éternelles qu'il avait vues formulées dans un vieux catéchisme, et ce fut un délicieux soulagement pour lui quand il sut qu'il y avait d'excellents chrétiens qui n'y croyaient pas. Il écoutait avec ravissement ce que sa mère lui disait du beau caractère de Jésus. Ses bonnes amies, les fleurs et les étoiles, lui racontèrent de très bonne heure la gloire de Dieu. Il était surtout saisi par le sentiment de l'infinité de Dieu, et de tout temps il trouva une joie intense dans la pensée de cette omniprésence, de cette activité sans limites, qui pénètrent toutes choses et se révèlent à l'esprit religieux dans tous les phénomènes de l'univers. Du reste, ses idées d'adolescent sur la Bible, son inspiration, les miracles, n'avaient rien encore de bien défini et ne dépassaient pas le niveau moyen des croyances unitaires au sein desquelles il était élevé.

    Il est vrai que cette éducation unitaire était pour le jeune homme un privilège immense. De combien de préjugés et d'étroitesses n'était-il pas préservé par cela même! L'unitarisme aspirait à donner à l'homme une religion éclairée, moralisante, d'accord avec les institutions, les libertés, les besoins nouveaux de la société moderne. Il se rattachait par son culte, sa morale, son esprit général, à la grande Église réformée; mais, tout en fondant comme elle ses doctrines sur la Bible, il tâchait d'interpréter les livres saints de façon que les vieux dogmes irrationnels et contradictoires fussent éliminés de l'enseignement religieux. Rien dans l'unitarisme ne contrariait, tout favorisait au contraire le progrès social et politique. Il répandait une atmosphère bienfaisante de libéralisme progressif et de tolérance religieuse. Il n'avait aucune complaisance pour cette dévotion austère, monacale, supportable peut-être au sein des populations qui n'ont pas le travail productif en honneur; mais il maintenait avec fermeté les grands principes de la morale chrétienne qui doivent diriger une vie laborieuse, inspirer les vertus domestiques et sociales. Aussi était-ce dans ces rangs que se recrutaient les patrons les plus courageux et les plus influents des grandes améliorations publiques et des institutions philanthropiques. Tandis que, sur la question de l'esclavage par exemple, l'orthodoxie du Sud de l'Union, et en grande partie celle du Nord, devenaient de plus en plus les humbles servantes des intérêts égoïstes inféodés au maintien de cette horrible institution; tandis que, dans une superstitieuse adoration de la lettre biblique, oubliant que si la lettre de l'Évangile n'a rien de formel contre l'esclavage, son esprit le condamne péremptoirement, elles ne rougissaient pas de mettre ce régime barbare sous la protection des livres saints, — c'était surtout du sein de l'unitarisme que naissait le ferment abolitionniste, longtemps dédaigné, aujourd'hui la première puissance de l'Union. Cette Église unitaire large et progressive, libérale et sérieuse, voyait donc ses adhérents augmenter chaque jour en nombre dans la Nouvelle-Angleterre, et là où elle ne se substituait pas par voie de conquête aux autres églises, elle entretenait un loyer permanent de libéralisme et de réforme qui rayonnait sur les autres sociétés religieuses. C'est par là, par cette voie indirecte, que l'unitarisme a le plus agi sur l'état religieux en Amérique, et l'on se tromperait fort si l'on prenait le chiffre officiel de ses partisans pour la mesure exacte de ses progrès réels. Peu à peu un grand nombre d'églises universalistes, baptistes, presbytériennes, se laissaient pénétrer par le levain du libéralisme unitaire et se transformaient graduellement. Des prédicateurs d'un grand mérite, tels que Henri Ware et l'illustre Channing, accéléraient encore ce mouvement pacifique et compensaient, le second surtout, les défauts de la tendance unitaire par la chaleur communicative de leur talent et de leur cœur.

    Nous parlons de défauts : en effet, à côté de l'excellent esprit philanthropique et libéral qui distinguait le parti unitaire, il y avait des lacunes graves qui devaient se faire d'autant plus sentir que son influence grandissait. Sous le rapport théologique surtout, l'unitarisme était plus riche de bonnes intentions que de résultats. Beaucoup d'hommes éclairés, qui éprouvaient le besoin d'une religion simple et pratique et ne pouvaient plus supporter le joug de la vieille orthodoxie, respiraient à leur aise dans cette atmosphère plus douce et plus large. Reste à savoir si, en s'adoucissant, la religion ne s'était pas quelque peu affadie. Une certaine sécheresse, un rationalisme vulgaire et bourgeois laissaient parfois regretter les dogmes, irrationnels sans doute, mais imposants, grandioses, de l'orthodoxie traditionnelle. Le déisme, avec sa froide religiosité, perçait à chaque instant. Le mysticisme, cet élément inséparable de toute religion vivante, et parfaitement légitime tant que, se bornant à la sphère du sentiment, il ne prétend pas régenter arbitrairement la conscience et la raison, se trouvait quelque peu réduit dans l'unitarisme à l'état d'un ange dont on aurait coupé les ailes. La philosophie et la critique biblique lui faisaient absolument défaut comme à tout le protestantisme anglo-saxon de ce temps-là. C'était encore le sensualisme de Locke qui trônait dans les écoles théologiques de l'ancienne et de la nouvelle Angleterre. Comme un tel système réduit l'âme humaine à la plus complète passivité, comme il aboutit logiquement au matérialisme ou au scepticisme, et que pourtant il ne peut ni ne veut détruire les voix intérieures de l'âme qui réclament énergiquement des croyances, des devoirs, des espérances, ses partisans se réfugient ordinairement dans l'idée d'une révélation extérieure, miraculeuse, et s'imposant à l'homme avec l'arbitraire de l'autorité absolue. Aussi l'unitarisme, si libéral en matière de dogme, était-il resté très attaché au point de vue surnaturel et aux anciennes idées concernant l'origine et l'autorité miraculeuse des livres de la Bible. Il était tout aussi habile que l'orthodoxie à plier au gré de ses désirs les textes concordant mal avec ses doctrines particulières, et si le malheur eût voulu que le symbole d'Athanase se fût trouvé dans l'Écriture, ses théologiens eussent certainement entrepris de démontrer qu'il n'enseigne pas la Trinité.

    Telle était, avec ses avantages et ses inconvénients, la situation théologique dont Parker allait trouver à Cambridge les représentants les plus éminents. Au surplus, il avait pu étudier de près la vieille orthodoxie calviniste, qui était encore la croyance de la majorité et qui, chaque année, grâce à l'émigration d'Europe, aux Anglais surtout, recevait des renforts considérables, compensant amplement ses pertes. Dans son enfance et autour de la maison paternelle, il avait connu d'honorables partisans de la vieille foi des pères pèlerins. Pendant son séjour à Boston comme sous-maître, il suivit assidûment les prédications orthodoxes du fameux Lyman Beecher, alors dans tout l'éclat de son talent. « Une année de cette prédication, dit-il, acheva de tuer en moi tout le prestige que la théologie calviniste pouvait encore exercer sur mon esprit. » Les côtés sombres de cette doctrine, qui enseigne un Dieu prédestinant arbitrairement quelques hommes au salut et l'immense majorité du genre humain à l'éternelle damnation, lui furent toujours profondément antipathiques.

    Cependant il ne soupçonnait pas encore lui-même les -conséquences de la détermination qu'il avait prise de chercher la vérité religieuse en toute indépendance. En s'initiant chez le docteur Francis à la littérature et à la théologie allemandes, il avait été surpris et même souvent choqué de la liberté de parole et de pensée qui régnait en matière biblique dans ces parages inconnus, et qui contrastait si fortement avec le respect profond, méticuleux, facilement superstitieux, que l'Église unitaire, comme toutes les Églises protestantes américaines, professait pour la. Bible et son contenu tout entier. Lorsqu'il se mit à lire l'Introduction à l'Ancien Testament d'Eichhorn, c'est à genoux qu'il demanda à Dieu de ne pas être égaré, dans sa recherche de la vérité, par les raisonnements des incrédules. Nous avons, de ses croyances religieuses à cette époque, un résumé adressé par lui-même à l'un de ses neveux.

    Cambridge, 2 avril 1834.

    . . . Vous désirez savoir ce que je crois. Je crois en la Bible. Cela vous satisfait-il ? Non, direz-vous; tous les chrétiens professent la même croyance, et comme ils diffèrent entre eux!

    Je commence donc. Je crois qu'il y a un seul Dieu, existant de toute éternité, pour qui le passé, le présent et l'avenir sont également présents. Je crois qu'il est tout puissant, bon, miséricordieux, récompensant les bons et punissant les méchants dans cette vie et dans l'autre. Cette punition peut être éternelle.* (Dans cette confession de foi, évidemment inspirée par la crainte de froisser une âme en heurtant trop brusquement ses croyances, Parker entend par la possibilité des peines éternelles celle qui résulterait d'une persévérance volontaire et éternelle dans le péché.) Par conséquent je ne crois pas que les joies et les peines de la vie future soient corporelles. Des plaisirs matériels fatigueraient bientôt, et Dieu nous préserve de châtiments pires que ceux de la conscience.

    Je crois que les livres de l'Ancien et du Nouveau Testament ont été écrits par des hommes inspirés de Dieu, en vue de certains desseins; mais je ne crois pas qu'ils aient été toujours inspirés. Je crois que le Christ est le Fils de Dieu, conçu et né d'une manière miraculeuse, et qu'il est venu prêcher une meilleure religion par laquelle l'homme pût être sauvé.

    Cette religion, je le crois, procure à l'homme le bonheur suprême dans cette vie et lui promet l'éternelle félicité dans un autre monde. Je ne pense pas que nos péchés nous soient pardonnés parce que le Christ est mort. Je ne puis concevoir pourquoi ils le seraient pour cette raison, bien que nombre de grands et excellents hommes aient partagé cette croyance. Je crois que Dieu sait tout ce que nous ferons, mais ne nous détermine pas à faire quoi que ce soit.

    Comme on le voit, dans cette exposition de ses croyances, les doctrines orthodoxes sont adoucies, ou réduites à leur minimum, ou même complètement éliminées. La Trinité n'est plus représentée là que par la naissance miraculeuse de Jésus. L'inspiration de la Bible n'est pas constante, donc elle n'est pas absolue, d'où il suit que c'est à la conscience de l'homme qu'il appartient de décider, en lisant le volume sacré, quels sont les enseignements vraiment divins, quels sont ceux qui ne sauraient prétendre à cette prérogative. L'autorité dictatoriale de la Bible est donc virtuellement ruinée. Mais Parker ne s'avouait pas encore cela. On aura remarqué aussi le point de vue utilitaire, optimiste, de cette confession de foi : ceci est un trait que Parker devait à toute son éducation, à sa franche et forte nature : il le conservera, mais l'ennoblira toujours plus par un spiritualisme des plus élevés. Il faut suivre maintenant les transformations que subit sa foi religieuse à mesure que le champ de ses études s'élargit.

    A l'université, comme à Boston, comme à Waterlown, il fut le plus infatigable travailleur qu'on eût jamais vu. C'est au point qu'au bout de quelques mois il avait dépassé la plupart de ses professeurs eux-mêmes. Il excellait dans les exercices de discussion, mais ne promettait pas encore d'être le brillant orateur qu'il a été depuis, ce qui n'a rien d'étonnant. La prédication comme exercice, devant un auditoire imaginaire, est pour l'étudiant en théologie protestant ce que la messe blanche avec l'hostie non consacrée est pour le jeune lévite catholique. Parker a été un grand et puissant orateur à partir du jour où la prédication fut devenue pour lui une lutte, un combat à outrance. Le côté sarcastique de son caractère se déployait à l'aise dans ces exercices juvéniles. Un jour qu'il lui était échappé de dire sans façon le vieux Paul, old Paulus, en parlant de l'apôtre des Gentils, il répondit au professeur qui le blâmait de cette expression irrévérente qu'il avait bien raison, et continua de développer son thème en faisant allusion à plusieurs reprises au « gentleman de Tarse. »

    Mais il ne faudrait pas juger de ses dispositions réelles par cette boutade momentanée qui se rattachait chez lui à une antipathie croissante pour tout ce qui sentait le factice et le convenu. Il est telle manière de citer old Paulus qui dénote une étude plus approfondie, partant plus respectueuse des écrits du premier des réformateurs de l'Église, que bien des prosopopées en l'honneur du saint canonisé. On se familiarise aisément avec les grandeurs qu'on examine de près et beaucoup. Or, Parker examinait beaucoup, et de toujours plus près. Il lisait les pères, savourait avec délices la grande littérature mystique, s'initiait à l'histoire des dogmes et des religions antiques, s'entourait des meilleurs exégètes allemands, et avide d'élargir toujours plus le cercle de ses études, voyant le monde grandir à mesure qu'il le connaissait mieux, il parvenait à mener de front avec l'étude de la théologie celle d'une dizaine de langues mortes ou vivantes.* (On peut voir par les échantillons que son journal et sa correspondance contiennent de sa manière de parler les langues étrangères, qu'il avait voulu les connaître afin de pouvoir lire les grands auteurs dans l'original, et aussi de se faire une idée du problème, dont il comprenait déjà l'immense importance et qui fait l'intérêt de cette belle science moderne qu'on appelle la philologie comparée. Il se soucia peu de les parler correctement, pourvu qu'il pût se faire comprendre. C'est ainsi que racontant, Sa santé souffrait de nouveau des excès de travail lors de son premier voyage à travers la France, comment il dut prendre la diligence d'Avignon à Arles, en compagnie d'une énorme matrone qu'il appelle Madame Fumeau, il décrit en termes moitié anglais, moitié français, l'accident qui arriva à son parapluie laissé dans la voiture pendant qu'on passait le Rhône : Madame Fumeau se mit sur la ( s'assit dessus ) therefore, voilà ma parapluie cassée.) 

    Tel fut à peu près le cours que suivirent les idées de Parker, à mesure que les choses divines et humaines se révélèrent à son âme passionnée de vérité. Nous avons dit que l'unitarisme américain, fort en avant des autres églises au point de vue des dogmes proprement dits, se mouvait encore sur le même terrain qu'elles quant à l'idée d'une révélation extérieure, miraculeuse, imposant son autorité à la conscience et à la raison, et exclusivement contenue dans la Bible. C'était par des interprétations, tantôt fort légitimes, tantôt fort arbitraires, qu'il se flattait de faire taire les réclamations du sens moral et de l'intelligence éclairée. En fait la critique biblique, déjà complètement émancipée en Allemagne, était encore chez lui dans l'enfance. Parker, qui lisait les Allemands, ne tarda pas à se sentir à l'étroit dans les théories de ses professeurs qui prenaient toujours la Bible en bloc, comme un tout irréductible, sans se préoccuper autrement des circonstances qui avaient présidé à la rédaction, aux remaniements, à la réunion des livres qui la composent.

    La tradition lui disait : « La Bible est une, elle est la révélation de Dieu à l'humanité, c'est un livre surnaturel qui, de sa première à sa dernière ligne, est parole de Dieu. » — Mais voici ce que la critique lui apprenait. D'abord, quand il en serait ainsi, encore faudrait-il, pour que la Bible que le peuple lit actuellement fût un livre infaillible, que les traductions elles-mêmes le fussent, et quant aux savants qui peuvent la lire dans l'original, qu'ils ne fussent pas eux-mêmes très indécis et très partages sur le sens qu'il faut donner à nombre de passages importants. — Puis nous devrions posséder ce texte miraculeux dans son intégralité, sans l'ombre d'une variante, et c'est par dizaines de milliers que l'on compte aujourd'hui les variantes dans le texte biblique. — Mais surtout la tradition a-t-elle donc oublié que la Bible n'est, dans l'économie chrétienne, ni un fait primitif, ni un fait simple et irréductible? Telle que nous la possédons aujourd'hui, elle se compose de deux parties bien distinctes, l'Ancien et le Nouveau Testament : le premier, source régulatrice de la religion juive; le second, document de la religion chrétienne originelle. Mais le premier se compose de trente-neuf livres écrits par des auteurs différents espacés sur plusieurs siècles; le second, de vingt-sept livres, divers aussi par leur origine et leur but. Qui a réuni à deux reprises ces deux collections? On n'en sait rien pour l'Ancien Testament, qui n'était pas même rigoureusement clos quand Jésus vint au monde. On ne le sait pas davantage quant au Nouveau, dont le canon ne fut arrête avec précision qu'au 4ème siècle, après bien des variations et des tâtonnements, après que tel des écrits qui le composent actuellement eut été longtemps ignoré ou rejeté, et que tel autre, exclu aujourd'hui du canon, eut longtemps été en possession d'une autorité égale à celle des livres canoniques. Sur quelle inspiration miraculeuse les collecteurs du canon se sont-ils donc appuyés pour faire leur triage? Ils étaient faillibles comme nous. Comment donc soutenir l'infaillibilité d'un livre sorti d'une opération faite par des hommes sujets à l'erreur?

    Si du moins un examen attentif des livres canoniques justifiait complètement leur œuvre! Mais tant s'en faut qu'il en soit ainsi. Le canon traditionnel attribue à Moïse cinq livres évidemment composés de documents divers par la date et par l'esprit, dont le dernier raconte sa mort; au prophète Isaïe, des prédications qui doivent être scindées en deux groupes forts distincts et séparés l'un de l'autre par une période d'au moins cent cinquante ans ; au roi David, un très grand nombre de psaumes dont une grande partie, sinon la très grande majorité, lui est de beaucoup postérieure; à Daniel, qui est censé avoir vécu au temps de la captivité de Babylone, une série d'oracles visiblement rédigés sous le règne d'Antiochus Epiphane. — De même le Nouveau Testament actuel attribue à l'apôtre Paul l'épître aux Hébreux, qui ne peut être de lui, et à l'apôtre Pierre une seconde épître qui suppose que toute la première génération chrétienne était morte quand elle fut écrite (II Pierre, m, 3-9). Ce sont là les faits les plus saillants que la critique ait mis en lumière, et si positivement démontrés que les plus méticuleux, parmi ceux qui s'en sont sérieusement occupés, ont dû se rendre à la force de l'évidence. — Si maintenant, faisant abstraction des auteurs, nous passons au contenu de ces livres, pouvons-nous regarder comme une révélation divine continue ces récits ou ces enseignements où il est si facile de relever tant d'erreurs astronomiques, physiques, historiques; ces narrations qui se contredisent; ces miracles décidément impossibles, même pour ceux qui croient volontiers au miracle, et dont le caractère légendaire ou mythique s'impose à tout esprit non prévenu; ces idées grossières de Dieu représenté comme un être imparfait, colère, vindicatif et arbitraire? S'imagine-t-on d'ailleurs que la Bible contienne d'un bout à l'autre une seule et même doctrine? C'est ce que les unitaires pensent encore, et de là leurs tours de force en fait d'interprétation. Sur ce point ils n'ont rien à reprocher aux autres sectes chrétiennes qui toutes s'ingénient à tordre le sens des déclarations scripturaires jusqu'à ce qu'elles soient parvenues à les faire cadrer avec leurs dogmes particuliers. Mais, pour l'observateur attentif, cette unité de la doctrine biblique est une illusion. Pour nous borner au Nouveau Testament, autre est la doctrine des trois premiers évangiles, autre celle du quatrième; autre est l'enseignement de l'apôtre Paul, autre celui de l'épître de Jacques ou de l'Apocalypse. Qu'il ne soit donc plus question d'imposer aux chrétiens la doctrine de la Bible, car il y en a plusieurs. On conçoit comment, ces portes une fois percées dans le mur de clôture de l'enceinte consacrée, le flot de la critique ne tarde pas à tout envahir. L'histoire des dogmes chrétiens contribuera non moins puissamment à détacher le jeune théologien de la tradition dogmatique du passé. Elle a été déjà faite en Allemagne, et d'une main magistrale. Si l'unitaire y trouve d'amples confirmations des griefs de sa secte contre les dogmes de la Trinité, du péché originel, de la rédemption par le sang du Christ, s'il voit qu'elle a eu parfaitement raison de dire que le christianisme en lui-même est fort indépendant de ces doctrines, qu'il a vécu avant elles et par conséquent leur survivra, il doit reconnaître aussi que l'église de son choix n'a pas échappé plus que les autres à l'illusion qui leur a fait croire à toutes que l'antiquité chrétienne a été précisément ce qu'elles sont, et il devra se dire qu'il est vain de vouloir à tout prix se régler sur une église primitive qui a eu aussi sa part d'erreurs et de défauts graves. Le vrai christianisme, celui qui répond réellement à l'esprit et aux intentions du maître, est en avant, non pas en arrière de nous.

    Enfin l'étude des religions comparées, des mythologies, des peuples et des langues Vient poser au penseur une question rénovatrice de la théologie tout entière: Le christianisme, quelque supérieur qu'il soit à toutes les religions historiques, est-il tellement séparé de celles-ci par son origine miraculeuse que l'on doive le leur opposer purement et simplement comme la vérité à l'erreur, l'œuvre de Dieu à celle des hommes? Ou plutôt l'histoire des religions ne présente-t-elle pas des phénomènes que l'on peut dire, non pas égaux, mais semblables à ceux qu'on peut observer en étudiant les origines du christianisme? Zoroastre, Mahomet, Bouddha surtout, sont-ils jugés quand on les a relégués sans autre forme de procès dans la catégorie des imposteurs ou des hallucinés? Et quand on voit que l'on peut classer les religions comme les genres et les espèces de la nature vivante, quand on découvre la loi immanente de ce développement religieux de l'humanité qui s'est élevée peu à peu, sur ce domaine comme sur d'autres, de la matière à l'esprit, du fétichisme le plus enfantin à la conception la plus sublime de l'être divin, ne serait-il pas infiniment plus rationnel d'admettre que, non-seulement le christianisme et le judaïsme, mais encore tout le mouvement ascensionnel de l'humanité cherchant son Dieu est le déploiement imposant d'une seule et même loi de croissance? A ce point de vue, Jésus, fils de l'humanité attirée par Dieu, a prononcé le mot que la conscience humaine avant lui s'essayait à bégayer, mais en le prononçant il l'a rendu clair et facile pour tous.

    Telles étaient les idées, les doutes, les découvertes qui se croisaient dans l'intelligence de Théodore Parker durant son séjour à l'université. Déjà, de concert avec quelques amis, il rédigeait pour le Scriptural Interpréter des articles sur l'Ancien Testament où perçait l'influence que les critiques allemands commençaient à exercer sur ces esprits indépendants et sérieux. C'est ainsi, par exemple, qu'on démontrait comment le chapitre LII d'Isaïe n'est pas du tout une prédiction de la personne et de la mort de Jésus, mais une description idéale du juste ou du serviteur de l'Éternel, tel qu'il était pendant la captivité de Babylone. En général on faisait voir que les prophéties, rapportées de l'Ancien Testament à la personne de Jésus, manquaient de toute validité en tant que prédictions miraculeuses. Il y eut un cri de surprise et bientôt de terreur dans les rangs des vieux unitaires. Ils ne se demandèrent pas: Ces jeunes gens ont-ils tort ou raison? mais : Où allons-nous? Et qu'épargnera-t-on si l'on y va de la sorte?

    Il est clair que des arguments de cette force ne suffisaient pas pour faire reculer les hardis explorateurs. Du reste Parker n'avait pas organisé encore ses idées théologiques. Beaucoup de choses étaient encore chez lui à l'état chaotique. Par exemple, quant au surnaturel, il n'avait pas encore, ainsi qu'il le dit lui-même, l'idée de Dieu qu'il eut plus tard et qui, une fois acquise, lui rendit l'admission d'un miracle réel aussi impossible que celle d'un triangle rond. On peut seulement observer qu'à partir de cette époque, sa foi dans les miracles bibliques va toujours en diminuant. A mesure, en effet, qu'il promenait sur les pages de la Bible le flambeau d'une libre critique, il devait se convaincre toujours plus qu'il n'y avait pas un seul miracle suffisamment attesté pour qu'un homme pût se croire tenu de subordonner son expérience quotidienne au témoignage d'un écrivain peut-être inexact, peut-être mal renseigné, peut-être enfin trompé par son propre enthousiasme. Plein d'admiration pour les vertus héroïques et l'incomparable beauté morale du Christ, il se disait déjà que c'était leur ôter toute valeur que leur assigner pour cause une naissance et une nature extra-humaines. Cette naissance miraculeuse de Jésus est sans doute enseignée dans deux évangiles. Mais les deux autres, tout le reste du Nouveau Testament, n'en savent rien, et les évangiles eux-mêmes qui la rapportent contiennent d'autres données qui la démentent. Puis une grande idée s'emparait toujours plus de l'esprit de Parker, celle de la perfection absolue de Dieu, et elle devait lui servir désormais de pierre de touche pour apprécier les doctrines religieuses. Enfin, plongeant au fond de cette mer tumultueuse d'opinions de toute espèce qui s'entrechoquent et se réduisent mutuellement en poussière, son esprit judicieux et pratique cherche le fond résistant, permanent, sur lequel il faut jeter l'ancre, et il le trouve en ceci, qu'il n'est rien de meilleur pour un être quelconque, qu'il ne peut non plus y avoir pour lui d'obligation plus impérieuse que d'obéir à la loi de son être: donc, pour l'homme à la loi de la \nature spirituelle. Être bon et faire le bien dans la foi au Père céleste, c'est le sentiment chrétien proprement dit, il n'est rien de supérieur à cela au ciel ni sur la terre, et c'est le fondement sur lequel il faut toujours édifier. C'est aussi là-dessus qu'il veut construire.* (Il ne faudrait pas croire que le sentiment religieux chez Parker se trouvât desséché ou amoindri à la suite de cette investigation persévérante et libre. Nous aurons plus d'une fois l'occasion d'observer que ce qui fait l'originalité et la puissance de Parker, c'est cette réunion du mysticisme et du rationalisme, saisis l'un et l'autre par leur côté légitime. C'est en 1836 qu'il composa ces beaux vers : 

    Jésus, there is no doarer name than thine,

    Which time bas blazened on his mighly scroll ;

    No wreaths nor garlands ever did entwine

    So fair a temple of so vast a soûl.

    There every virtue set his triumph-seal ;

    Wisdom conjoined with strength and radiant grâce

    In a sweet copy Heaven to reveal

    And stamp perfection on a mortal face.

    Once thé earth wert Thou, before men's eyes,

    That did not halfThy beauteous brightness see,

    E'en as thé emmet does not read thé skies

    Nor our weak orbs look through immensity.

    Ce que nous essayons de traduire ainsi, en invoquant l'indulgence due à toute traduction de vers en une langue étrangère :

    Jésus, il n'est pas de nom plus précieux que le tien, — Ce nom que le temps a blasonné sur sa puissante voûte, — Et jamais frises ni guirlandes ne se sont déroulées — Autour d'un si beau temple que celui de ta grande âme. — Chez toi chaque vertu a posé le sceau de son triomphe. — La sagesse s'est alliée à la vaillance et à la grâce — Pour révéler le ciel dans une douce image — Et imprimer la perfection sur des traits mortels. — Tu passas jadis sur la terre devant les yeux des hommes — Qui m virent pas à moitié ta sublime splendeur, — Pas plus que la fourmi ne sait lire dans les cieux, — Et que nos faibles yeux ne pénètrent l'immensité.)

    Cependant les années du noviciat théologique touchaient à leur terme. Bientôt il put prêcher en qualité de candidat au saint ministère et se faire connaître dans plusieurs localités, en attendant qu'une paroisse vacante l'appelât comme pasteur à poste fixe. C'était en 1836. Il partageait son temps entre ces prédications itinérantes qui lui valaient déjà une certaine réputation, et ses travaux théologiques toujours poussés avec ardeur. C'est alors qu'il conçut le dessein de faire paraître une traduction de l'Introduction à l'Ancien Testament du professeur De Wette. C'était en ce temps le meilleur ouvrage de ce genre. Avec la candeur du jeune homme qui croit que le monde est comme lui disposé d'avance à se tourner vers la lumière, il en espérait beaucoup de bien en vue des progrès d'une saine théologie. Il voulait surtout briser par ce moyen, dans l'opinion des gens éclairés, cette bibliolâtrie qui enchaînait tant d'intelligences. Il dut avouer par la suite qu'il s'était bien trompé dans ses calculs. Mais, dans cet espoir, il se livrait avec sa fougueuse ardeur à ce travail de traduction, enrichissant d'ailleurs l'ouvrage allemand d'une masse de notes fournies par sa propre érudition et le rectifiant même quelquefois. Ce fut vers le même temps qu'il eut la douleur de perdre son vieux père. Sa douce et pieuse compagne l'avait de quelques années précédé dans la tombe. Leur souvenir resta comme embaumé dans le noble cœur de leur fils. On peut s'en apercevoir souvent dans ses discours religieux.

                 En 1837, la petite paroisse unitaire de WestRoxbury, située à peu de distance de Boston, fit choix de lui comme pasteur. La communauté se composait d'une soixantaine de familles, vivant pour la plupart dans une modeste aisance, quelques-unes riches et instruites. Les devoirs pastoraux n'étaient pas absorbants. Le pays était beau. La cure, d'une simplicité charmante, était enfouie dans la verdure, et, selon une coutume assez répandue dans les contrées protestantes, le pasteur avait le libre accès des jardins du voisinage. Son goût pour la méditation à travers champs ou au milieu des fleurs, qu'il aimait avec passion, trouvait là pleine satisfaction. Il pouvait aller aisément à Boston, et y profiter des derniers entretiens du docteur Channing, dont il fréquentait beaucoup la maison. Ses paroissiens écoutaient avec plaisir ses sermons pleins d'originalité, de poésie, d'applications à leur vie simple et honnête. Ce fut dans cette retraite parfumée qu'il alla s'établir avec sa chère Lydia, devenue la compagne de sa vie.

     


    Table des Matières.

    Retour : L'enfance Et La PremiÈre Jeunesse. 
     
    Suite : La crise religieuse.
       

      DidierLe Roux


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  • THÉODORE PARKER

     

     

    SA VIE ET SES ŒUVRES

     

    Un Chapitre De I'histoire De L'abolition
    De L'esclavage Aux États-Unis

    Albert Réville 

     

     

     CHAPITRE PREMIER.

    L'enfance Et La Première Jeunesse. 

    Naissance de Th. Parker. — Sa famille. — Son éducation domestique.— La petite tortue. — La petite fée. — Les lectures. — La Bible aux myrtilles. — Entrée au collège Harvard. — Temps durs à Boston. — Plus doux à Watertown. — L'aube des beaux jours se lève. — Miss Lydia.

     

    Théodore Parker naquit le 24 août 1810 dans l'état de Massachusetts, à Lexington, où sa famille, de la vieille roche puritaine, originaire du comté d'York et passée en Amérique depuis 1635, s'était fixée au commencement du xvième siècle. Son grand-père se distingua comme soldat lors de la guerre du Canada, à la prise de Québec, mais surtout dans la guerre de l'indépendance américaine. Il déploya même un véritable héroïsme au combat de Bunker's Hill, qui ouvrit la lutte sanglante d'où l'Union américaine devait sortir si glorieusement triomphante. Son père, qui avait cinquante ans en 1810, joignait, comme tant de cultivateurs de la Nouvelle-Angleterre1, une instruction solide à une grande habileté manuelle. Plus mécanicien encore que fermier, d'une force remarquable en mathématiques, il fabriquait pour le voisinage des roues de moulin, des pompes, des instruments d'agriculture. II était aussi grand lecteur, aimant beaucoup la Bible, bien que passablement sceptique sur le point des miracles, grand partisan de l'instruction populaire et tâchant de la développer le plus possible dans le cercle rustique dont il était un des oracles les plus écoutés. C'était un de ces hommes froids et forts, profondément honnêtes, qui n'hésitent jamais entre le devoir et l'intérêt, et dont le souvenir reste une bénédiction pour leurs enfants engagés à leur tour dans la bataille de la vie. Sa femme, non moins zélée dans l'accomplissement de ses devoirs, était pourtant d'un caractère très différent. Gracieuse, délicate, adroite comme une fée et charitable comme une sainte, tel est le portrait que nous en a laissé son fils qui la perdit jeune encore, et qui en avait conservé un délicieux souvenir. Bien souvent, dans ses rêves, il revit son bel œil bleu de puritaine, franc, pur, austère, mais tout brillant d'amour pour son Benjamin : car Théodore était le plus jeune de ses dix enfants.

    Les Parker étaient unitaires, comme tant d'autres descendants des pères pèlerins, à Boston et dans toute la Nouvelle-Angleterre. On sait que l'unitarisme est une branche du protestantisme dont le dogme principal est l'unité absolue de Dieu. Partant de là, les unitaires rejettent le dogme de la Trinité qui enseigne que Dieu est un, et pourtant existe en trois personnes distinctes, égales, co-éternelles. Ils ne reconnaissent donc que le Père pour Dieu, voient dans le Saint-Esprit sa puissance, son action, non pas une personne, et assignent au Fils un rang subordonné. En général, disons que leur théologie a quelque chose de moins tragique, de plus optimiste que les anciens systèmes protestants. Toutefois ce libéralisme dogmatique n'avait amené aucun changement notable dans la manière de vivre de la famille Parker, qui continuait à mener l'existence laborieuse et simple de ses ancêtres. Le ménage était besogneux. Les enfants étaient venus en grand nombre. La vieille grand-mère vivait encore, plus qu'octogénaire. Les enfants la voyaient descendre chaque jour à l'heure du dîner, venant solennellement occuper à table la place d'honneur qui lui était toujours réservée. Après quoi elle prenait son tricot, à moins que le jour ne fût un dimanche. Ce jour-là elle lisait sa vieille Bible in-/4°, édition d'Oxford, qu'elle tenait de son mari qui l'avait reçue en échange d'une charge de foin délivrée à Boston, » ou bien dans le PuritanHymn Book de Cambridge. C'était Théodore qui, deux fois par jour, devait porter dans sa chambre, à sa vénérable aïeule, le cordial dont elle avait l'habitude.

    Malgré toutes ces charges, une aisance relative régnait dans la maison, grâce à la vie sobre, au travail courageux du père, que ses fils aînés aidaient déjà, et à l'économie ingénieuse de la mère. Celle-ci était l'ange de cet intérieur, et si le père en représentait la prose correcte et régulière, elle en était la poésie. Elle aimait la prière silencieuse, intérieure; les poètes anglais faisaient sa lecture favorite ; elle chantait à ses enfants les ballades populaires et prenait le plus grand soin de leur éducation morale. Pendant les longues soirées d'hiver le père faisait à sa femme et à ses enfants des lectures instructives qu'il commentait avec clarté et bon sens. Un trait à noter, c'est que tout ce monde, les femmes comme les hommes, lisait .les journaux du pays. Tout cela respirait l'honnêteté, la décence, le respect de soi-même ; c'était la famille protestante d'autrefois, un peu repliée sur elle-même, mais avide de savoir, sympathique à la lumière, où le père est le prêtre, la mère le confesseur, du reste unie, paisible et contente.

    Ceux qui aiment à penser que les dispositions morales sont héréditaires, pourront trouver une confirmation de leurs vues dans cette esquisse de la famille Parker. Ils retrouveront en effet chez leur fils Théodore, à côté de l'érudition , que seul des siens il put acquérir, le sens pratique du père, les inclinations poétiques et mystiques de la mère, et même l'humeur guerroyante du grand-père.

    On comprend du reste que si l'entourage du jeune Théodore n'offrait pas à ses premières années de bien grandes ressources pour le développement de l'intelligence, il était impossible de vivre dans un milieu plus favorable à la formation du caractère. Ses parents cherchaient à développer systématiquement en lui les facultés dont l'usage contribue le plus à mûrir le jugement, savoir la comparaison, l'observation, l'habitude de se décider en se rendant compte des motifs déterminants. On lui apprit de bonne heure à consulter son propre sentiment religieux et moral. "L'esprit d'examen, dit-il, était encouragé en moi de toutes les manières et dans tous les sens." II pouvait lire tous les livres de la maison, mais il ne lui était pas permis d'en prendre un nouveau avant d'avoir montré qu'il comprenait ce qu'il avait lu dans le précédent. Ce qui achèvera de donner une idée de cette éducation forte et simple, c'est cette déclaration qu'il a faite lui-même : "Durant toute mon enfance, je n'entendis pas mes parents proférer un seul mot qui fût irréligieux ou superstitieux."

    Nous le laisserons encore raconter lui-même un incident de sa vie enfantine, dans lequel on discerne déjà ce qu'il sera plus tard, l'homme de la conscience impérieuse, indomptable.

    "J'étais encore un bambin en jupons, je n'avais pas plus de quatre ans. Par un beau jour de printemps, mon père me mena par la main à quelque distance de la ferme, mais il m'ordonna bientôt d'y revenir seul. Sur ma route se trouvait un petit étang, dont l'eau recouvrait en ce moment un assez large espace. J'aperçus une rhodora* (Je dois à une obligeante communication de M. le professeur Martins, de Montpellier, de savoir qu'il s'agit ici d'une plante américaine connue sous le nom de Rhodora du Canada. C'est une plante de la famille des Bruyères (Ericacées), voisine des Azalées, des Rhododendrons, des Kalmias, etc.) toute épanouie. C'est une fleur rare dans la contrée, et je me dirigeai de son côté. Arrivé là, je découvris une petite tortue tachetée qui se chauffait au soleil dans l'eau peu profonde où baignait la tige de cette belle plante. Aussitôt je levai mon bâton pour en frapper la pauvre bête; car bien que je n'eusse jamais tué la moindre créature, j'avais pourtant vu d'autres enfants s'amuser à détruire des oiseaux, des écureuils, et d'autres petits animaux, et j'avais envie de suivre leur mauvais exemple. Mais tout à coup quelque chose arrêta mon bras, et j'entendis en moi-même une voix claire et forte qui disait : 'Cela est mal!' Tout surpris de cette émotion nouvelle, de cette puissance inconnue qui, en moi et malgré moi, s'opposait à mes actions, je retins mon bâton en l'air jusqu'à ce que j'eusse perdu de vue la tortue et la belle fleur. Je courus à la maison et racontai la chose à ma mère, en lui demandant qui donc m'avait dit que c'était mal. Je la vis essuyer une larme avec son tablier et, me prenant dans ses bras, elle me dit : 'On appelle cela quelquefois la conscience, mais j'aime mieux l'appeler la voix du bon Dieu dans nos âmes. Si tu l'écoute et lui obéis, alors elle te parlera toujours plus clairement et te guidera toujours bien ; mais si tu fais la sourde oreille, si tu lui désobéis, elle deviendra peu à peu plus obscure et te laissera sans guide en pleines ténèbres.' Là-dessus elle me quitta, émue, troublée de ce qu'elle avait entendu, mais sans doute repassant tout cela dans son cœur maternel, tandis que je continuais de m'émerveiller et de réfléchir autant que peut le faire un pauvre enfant. Mais je puis affirmer qu'aucun événement dans ma vie ne m'a laissé d'impression aussi profonde et aussi durable." 

    C'est là un éveil vigoureux de la conscience chez un enfant, mais cet enfant est un petit Yankee qui, tout en admirant la voix intérieure qui lui parle, est tout près de trouver fort impertinente cette intervention d'un tiers dans ses affaires.

    A six ans il alla à l'école, où il semble qu'une certaine disposition à la raillerie le faisait un peu redouter de ses petits camarades. Il imitait avec une, rare perfection les manières, le langage, la tenue des autres : quelque chose de ce talent dangereux, fréquent chez les hommes richement doués sous le triple rapport de l'esprit, de l'imagination et de la sympathie, lui resta plus tard à l'Université et dans sa vie publique. Du reste, il devint fort, adroit, et protecteur en titre des petits opprimés. A sept ans, il eut, pour une petite fille du voisinage, une de ces inclinations enfantines, plus fréquentes qu'on ne pense, pour ainsi dire inconscientes, et dont le souvenir demeure suave et parfumé jusqu'au soir de la vie.

    "J'avais environ sept ans," écrivait-il un jour à un ami, M. George Ripley, "lorsqu'une toute jolie petite fille fit son apparition à notre humble école de village. Elle avait de sept à huit ans. Elle me fascinait au point que je ne pouvais plus regarder mes livres, et je fus grondé pour n'avoir pas su mes leçons : ce qui ne m'était jamais arrivé auparavant, et ce qui ne m'arriva plus après le départ de la petite fée. Elle ne resta qu'une semaine avec nous, et je pleurai amèrement quand elle s'en alla. Elle était si jolie! je n'osais pas lui parler, mais j'aimais à tourner autour d'elle comme un moucheron autour d'une fleur des champs. Elle s'appelait Narcissa. Elle est tombée dans l'océan des âges, et disparut avant que j'eusse atteint ma huitième année."

    Ce sont là, il est vrai, les indices d'une grande précocité, attestée d'ailleurs par l'étonnante rapidité de son développement physique et intellectuel. De très-bonne heure il dut partager son temps entre l'école et les travaux de la ferme. Le père Parker avait ses raisons pour mettre vite ses enfants à l'ouvrage. Cela n'empêcha pas Théodore d'être, dès l'âge de huit ans, un lecteur insatiable. Il avait peu de volumes à sa disposition, mais ce petit nombre valait bien des bibliothèques. Il avait la Bible, les poètes anglais, favoris de sa mère, quelques classiques latins et grecs, Homère, Plutarque, Virgile, qu'il lut d'abord dans des traductions, bientôt dans l'original. Car un ministre unitaire des environs, M. W. White, remarquant ses heureuses dispositions, lui donna des leçons de latin et de grec*( Le nom de Jésus, qu'il remarqua dans un naïf cantique latin, ne lui laissa pas de repos qu'il n'eût deviné le sens de la cantilène : 

    Dormi, Jesu ; mater ridet

    Quee tam dulcem somnura videt ;

    Dormi, Jesu blandule !

    Si non dormis, mater plorat ;

    Inter fila cantans orat.

    Blande, veni, somnule.) 

    De plus, Bon père avait des livres de mathématiques, de voyages, d'histoire naturelle, qu'il dévora de manière à les savoir par cœur. A dix ans il avait catalogué à sa manière la flore des environs. A douze, par une belle nuit, il remarqua lui-même à l'œil nu l'apparence de croissant propre à la planète Vénus. Aussitôt il cherche partout un livre d'astronomie et le lit avec rage. Il dépassait déjà, par son savoir précoce, la plupart des enfants élevés dans les villes, et, en véritable Américain, il trouvait toujours quelque procédé ingénieux pour parer aux inconvénients de sa position. Par exemple, il désirait ardemment avoir une Bible à son usage. Celle de la famille était peu portative et trop précieuse pour qu'on la lui abandonnât, et il n'avait pas un sou vaillant pour en acheter une. Mais il ne fut pas embarrassé pour si peu. Il alla cueillir des myrtilles dans la forêt voisine, les vendit au marché de Boston et amassa tout doucement la somme, heureusement peu élevée, qui suffit en Amérique pour solder l'achat d'un exemplaire du divin livre. Il trouva encore du temps pour apprendre le français et l'espagnol. C'est ainsi que s'écoula son adolescence.

    Cependant à mesure que les jeunes Parker grandissaient, les besoins du ménage allaient en diminuant, et à la seule condition de ne pas être à charge à ses parents, Théodore put aviser aux moyens de faire son chemin dans une carrière libérale. Un soir de l'été de 1830, il avait été absent toute la journée et ne rentra qu'à minuit. Se dirigeant aussitôt vers la chambre de son vieux père : "Père, lui dit-il, je suis entré aujourd'hui au collège Harvard." Ce collège est une sorte d'université fondée à Cambridge, non loin de Boston, et où les jeunes gens de la Nouvelle-Angleterre viennent en grand nombre prendre leurs degrés. Il avait employé la journée entière à passer l'examen requis des postulants à l'inscription. Le vieillard ne fut pas moins inquiet à l'ouïe de cette nouvelle qu'il ne l'avait été de l'absence prolongée de son fils. "Hé quoi! Théodore," lui dit-il, "tu sais que je ne suis pas en état de supporter de pareilles dépenses ! — Je le sais, père, mais mon intention est de pourvoir à mon entretien en donnant des leçons ou en ouvrant une école." Son plan était en effet de se tirer d'affaire en combinant le métier d'instituteur avec l'étude des matières traitées dans les cours académiques et en se présentant régulièrement aux examens.

     Ce plan était plus facile à concevoir qu'à exécuter. Il fallut toute son énergie opiniâtre, toute sa sobriété, toute son ardeur au travail pour venir à bout des innombrables obstacles qui se dressèrent sur sa route. Il vécut d'abord à Boston, sous-maître dans une école privée, gagnant de 75 à 80 francs par mois, consacrant la majeure partie de ses nuits à l'étude, ne fréquentant aucune maison amie, aucun lieu de divertissement, quelquefois découragé, mélancolique, désirant mourir, mais se relevant toujours de ses défaillances momentanées, reprenant le courage de son honnête et fière pauvreté, se souvenant peut-être de la vieille devise de sa famille : Semper aude. Sa santé souffrait rudement de ses excès de travail, et le malaise physique aggravait visiblement le malaise moral. Enfin, voyant qu'il n'arriverait jamais à ses fins à Boston, il se transporta à Watertown où, sans un sou, sans un élève, il ouvrit une école pour son propre compte. Il commença avec deux élèves, bientôt il en eut plus de cinquante. Car les enfants faisaient sous sa direction de merveilleux progrès, ce qu'ils devaient surtout à l'affection extraordinaire que le maître avait su leur inspirer. Il commençait donc à se réconcilier avec la destinée. La seule ombre à ce tableau fut la pression que les parents des enfants de son école exercèrent sur lui pour qu'il renvoyât une petite fille de couleur qui lui avait été confiée. On sait combien, à cet égard, le préjugé était puissant et l'est encore aux États-Unis. Parker s'est reproché toute sa vie d'avoir cédé à cette exigence. Mais il y allait, de l'existence de son école à peine fondée, de toutes ses espérances, et ses idées sur les devoirs de notre race envers les noirs n'avaient pas encore la fixité ni surtout l'énergie qu'elles acquirent depuis.

    Dû reste l'aube des beaux jours commençait à se lever pour lui. Toujours économe, dur envers lui-même jusqu'à la cruauté, il amassait sou à sou l'argent qui devait lui permettre d'aller étudier pour tout de bon à l'université. Le pasteur unitaire du lieu, M. Francis, homme intelligent et fort instruit, appelé par la suite à occuper une chaire professorale à Cambridge, lui avait ouvert en même temps sa maison et sa bibliothèque. Parker, qui avait appris l'allemand pendant son séjour à Boston, s'initia chez lui à la littérature et surtout à la théologie germaniques, choses pour ainsi dire inconnues dans ce temps en Amérique, non moins, au fait, que dans maint autre pays plus rapproché du Rhin. C'étaient seulement quelques esprits d'élite qui commençaient alors à deviner que dans les universités allemandes s'élaborait une science religieuse incomparable et destinée à transformer toutes les théologies officielles. Malgré ces nombreuses lectures, à côté des heures que, pour les motifs que l'on sait, il devait consacrer à la direction de son école, il trouvait encore, le moyen d'aller deux fois par semaine à Cambridge prendre des leçons d'hébreu. Bien mieux, il eut encore le temps de devenir amoureux et de le dire à la personne que cela devait intéresser le plus, miss Lydia Cabot, charmante jeune fille, d'une beauté remarquable, qui donnait aussi des leçons dans la petite ville et était sa collègue à l'école du dimanche*(On appelle ainsi dans les pays protestants des cours élémentaires de religion que des jeunes gens des deux sexes font le dimanche aux enfants de la paroisse pour les préparer à l'instruction religieuse donnée par le pasteur.-— La famille Cabot est une famille ancienne et honorée du Massachusetts : elle croit pouvoir rattacher ses origines au fameux navigateur Sébastien Cabot.) C'est encore un charmant incident de sa vie de jeune homme que l'entrevue qu'il eut avec son vieux père pour lui faire part de ses intentions matrimoniales. Il la raconte lui-même dans une lettre à sa fiancée :

    Watertown, mardi soir, 30 octobre 1833.

    J'ai été chez mon père. Il ne tarda pas à revenir de l'église. Je l'emmenai au jardin, et l'informai de la fatale affaire, comme il vous plaît d'appeler cela.

    Une larme brilla dans ses yeux vénérables. — 'Vraiment? dit-il.'— Vraiment, repris-je, et je tâchai de décrire quelques-unes de vos bonnes qualités. — II faudra attendre un bon bout de temps, observa-t-il.—Oui, mais nous sommes jeunes, et nous espérons obtenir votre approbation.— 'Oui, oui! la femme de votre choix me conviendra toujours; mais, Théodore, ajouta-t-il, et ses paroles s'enfoncèrent avant dans mon cœur, il vous faut être un homme de bien et un bon mari, et c'est une grande entreprise.' Je lui fis toute sorte de promesses, et puisse le ciel être témoin de ma fidélité à les tenir !" 

    Il y eut bien alors quelques moments de relâche dans les travaux de chaque jour. Il se trouva que les bords du Beaver Creek, les vieux chênes qui l'ombragent, les collines environnantes formaient le plus beau paysage des cinq parties du monde. Les fleurs cueillies dans les excursions champêtres ne furent pas rapportées au logis uniquement pour l'amour de la botanique. Mais la petite lampe de l'infatigable travailleur n'en demeura allumée que plus avant dans la nuit. Enfin Parker se vit en possession d'un petit capital tout juste suffisant pour passer le temps requis à l'université.

     

     

    Table des Matières.

    Chapitre 1 : L'ENFANCE ET LA PRIME JEUNESSE.
     
    Chapitre 2 : L'EDUCATION RELIGIEUSE.
     
    Chapitre 3 : LA CRISE RELIGIEUSE.
     
    Chapitre 4 : LE VOYAGE EN EUROPE
      
    Chapitre 5 : LE PASTEUR DE LA 28e CONGREGATION DE BOSTON.
    Chapitre 6 : REFORMATEUR AMERICAIN.
    Chapitre 7 : LA QUESTION DE L'ESCLAVAGE.
    Chapitre 8 : LES KIDNAPPERS.
    Chapitre 9 : LES DERNIERS JOURS D'UN JUSTE.
    Chapitre 10 : CET HOMME FUT UN PROPHETE.


    Fragments : CE QUI PASSE ET CE QUI DEMEURE DANS LE CHRISTIANISME.
    Fragments : LA JOIR RELIGIEUSE
    Fragments : LA VRAIE IDÉE D'UNE ÉGLISE CHRÉTIENNE
    Fragments : LES VIEILLARDS
    Fragments : LE DEVOIR D’OBÉIR A LA LOI DES ESCLAVES FUGITIFS.
    Fragments : LES PÉCHÉS CAPITAUX DU PEUPLE.
    Fragments :  LE TEXTE DU JOUR
    Fragments :  LA VÉRITÉ EN LUTTE AVEC LE MONDE.


    DidierLe Roux

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  • William Ellery Channing : Etude d'Ernest Stroehlin : Deuxième Partie ; L'Unitarisme après Channing. Conclusion
     

    William Ellery Channing : Etude d'Ernest Stroehlin : Deuxième Partie ; L'Unitarisme après Channing. ConclusionWilliam Ellery Channing ; étude d'Ernest Stroehlin ; Section : 2 .

     

     

     

     

    Channing Theologien .

     
    § 10. L'Unitarisme après Channing. Conclusion.

    Une crise était imminente au sein de l'Unitarisme, depuis la Révolution qui s'était opérée dans la Théologie moderne ; elle éclata aussitôt après la mort de Channing. Tant qu'il avait vécu, il lui avait été possible de la prévenir par sa modération et ses lumières et d'élever une voix conciliante et écoutée au milieu du soulèvement des passions religieuses. Comme Vinet, comme Arnold, comme Schleiermacher, il mourut juste à temps pour n'être pas obligé de se prononcer forcément dans le schisme qui sépara d'une manière irrévocable ses disciples.

    C'était en 1843, à l'époque où l'Amérique commençait à ressentir le contrecoup du mouvement littéraire et philosophique qui dans la première moitié du dix-neuvième siècle avait agité l'Ancien Monde. Les vieilles croyances furent discutées de la manière la plus franche et la plus hardie, tous les systèmes, les plus nobles et les plus profonds comme les plus bizarres et les plus absurdes, reçurent un accueil favorable et trouvèrent de chaleureux défenseurs. Pour répandre leurs idées, les novateurs fondèrent une Revue « The Dial » dans laquelle ils exposèrent les résultats de la critique contemporaine et développèrent à la fois les idées les plus sages et les plus élevées et les fantaisies les plus étranges. Une révolution aussi soudaine et aussi radicale ne pouvait manquer de troubler et d'irriter plusieurs personnes : une réaction était imminente, et les Orthodoxes essayèrent de combattre violemment la marche des esprits qu'ils ne pouvaient comprendre. Malheureusement, plusieurs ministres Unitaires se joignirent dans cette œuvre de compression à leurs anciens persécuteurs, et abandonnèrent les principes qui avaient fait leur force et leur gloire. Effrayés des découvertes de la Théologie allemande et des doutes qui se manifestaient dans le jeune clergé, froissés de voir nier l'inspiration absolue de la Bible, la composition surnaturelle des Livres Saints, la valeur Messianique des prophéties, la réalité de certains miracles de l'Ancien Testament, ils jetèrent le cri d'alarme, et au lieu de se demander : «Ces jeunes gens ont-ils tort ou raison ? » ils se dirent : «Où allons-nous et qu'épargnera-t-on si l'on procède de la sorte? » Les professeurs de l'Université d'Harvard, qui auraient dû réagir contre cette explosion de Podium theologicum et servir la cause de la tolérance et de la science indépendante, changèrent le système de leur enseignement et voulurent limiter les droits du libre examen. Un écrivain distingué, M. Norton, proclama que la masse des hommes doit accepter les opinions religieuses des théologiens comme elle accepte les affirmations scientifiques des astronomes, que les miracles de Jésus-Christ sont la seule preuve de la divinité de sa doctrine, et que la critique et la philosophie conduisent fatalement l'humanité à sa perte. La peur fit adopter, à des Chrétiens qui se disaient libéraux, les plus repoussantes maximes du Catholicisme !

    Au reste, les Orthodoxes et les Vieux Unitaires ne furent pas les seuls dans cette croisade contre les partisans de la Théologie moderne. Ils rencontrèrent de puissants auxiliaires dans la magistrature, le haut commerce, la presse périodique, dans tous ceux qui flattaient les passions populaires ou qui étaient dominés par le respect humain, l'ambition, la soif de réussir. Un Attorney général accusa de blasphème un ministre de la campagne, parce qu'il avait prouvé publiquement que Jésus de Nazareth n'avait accompli aucune des prophéties Messianiques. Un journaliste fut emprisonné pour avoir écrit contre la notion vulgaire de Dieu. Le gouverneur du Massachusetts proposa même à cet État de restreindre la liberté de la parole. Plus tard, ce furent les mêmes hommes qui accusèrent Emerson d'incrédulité et d'athéisme, et qui ne répondirent à ses hardies investigations et à ses brillantes recherches, que par les lieux communs d'une dogmatique surannée ou de puériles spéculations Apocalyptiques. Ce furent eux qui traitèrent Théodore Parker comme un lépreux de l'Église et de la société, et qui le poursuivirent pendant toute sa vie de leurs basses insultes et de leurs viles intrigues. Ce furent eux qui, pour la plupart, s'opposèrent aux travaux des Abolitionnistes et qui formèrent une ligue honteuse avec les partisans de l'esclavage, les uns déclarant que la Bible était infaillible, les autres que puisqu'elle prononce sur Cham et ses descendants une irrévocable malédiction et qu'elle ordonne aux serviteurs d'obéir à leurs maîtres, il est juste, naturel et légitime que les Noirs soient soumis aux Blancs. Aujourd'hui, les Anciens Unitaires sont complètement rentrés dans le giron de l'Orthodoxie, et ils ne diffèrent d'elle que sur des points insignifiants. Ils n'ont adopté aucun des résultats les mieux établis de la critique, sont revenus par des voies détournées et des explications arbitraires à quelques-uns des dogmes traditionnels repoussés par leurs prédécesseurs et n'ont pas craint de rétablir les Confessions de foi dans l'Église illustrée par Channing.

    Les Néo-Unitaires sont surtout répandus à Boston et dans le Massachusetts, et sont moins remarquables par leur quantité numérique que par la valeur des hommes qui se sont enrôlés sous leur drapeau. Ils ont eu en particulier la gloire de compter dans leurs rangs le penseur le plus original et le prédicateur le plus éloquent des États-Unis, Ralph Waldo Emerson et Théodore Parker. Le premier, que M. Emile Montégut a fait connaître au Public Parisien par un élégant article de la Hnvw. det Deux-Monde*, a doté sa patrie d'une philosophie indépendante et l'a initiée aux travaux et aux découvertes de la Théologie Allemande. Il fut élevé à l'école de Channing et devint l'un des plus célèbres ministres de l'Église Unitaire. Plus tard, il se démit de ses fonctions, mais il est resté toujours sympathique au Christianisme, et il a été l'un des plus dévoués et des plus chaleureux admirateurs de Théodore Parker. C'est un esprit pénétrant et inquisiteur, un écrivain fantasque et profond, un croyant qui a foi dans la vérité et dans le progrès matériel et moral, mais qui n'est enchaîné par aucun préjugé et par aucun système et qui repousse les conventions, les règles surannées, tout bagage inutile, tout fardeau du passé. Quant à Théodore Parker, dont le nom est familier à tous les Protestants de langue française depuis les beaux travaux de MM. Barckhausen et Albert Réville, il a été sans contredit le plus éminent pasteur des Néo-Unitaires, et il a joué dans son pays le rôle d'un Réformateur, en sorte que des publicistes Anglaise! Américains n'ont pas craint de le comparer à Luther. Disciple, lui aussi, de Channing, il suivit pendant son séjour à Harvard, les discours de l'illustre prédicateur de Federal Street qui était dans toute la force de son talent, et il fut détaché par lui des doctrines Orthodoxes ; mais il alla beaucoup plus loin que son maître et il s'éleva au-dessus des compromis timides et transitoires des premiers Unitaires. Il aborda le grand problème religieux qui agite les âmes à notre époque avec la droiture, la liberté, la science qui sont nécessaires à la solution d'aussi graves questions. Tout en acceptant franchement les résultats de la critique et de la spéculation modernes, il se pénétra toujours plus de l'éternelle vérité du Christianisme, et il confirma les enseignements de Jésus par le témoignage de la théologie la plus avancée. Son caractère fut à la hauteur de son intelligence, et il inspira à tous ceux qui le connurent, une profonde affection et une sincère estime par son équité, sa tolérance, sa mansuétude à l'égard de ses plus fougueux adversaires, son inépuisable charité, son infatigable dévouement pour les malheureux et les déshérités de ce monde. Il ne cessa, pendant tout son ministère, de protester contre les péchés de son peuple, et il se montra le courageux et persévérant Apôtre de l'instruction, de la tempérance, de l'affranchissement des Noirs. Parker est mort trop tôt pour avoir pu présenter ses doctrines sous une forme définitive, et l'on ne peut juger de son système d'après d'imparfaites exquises, mais on n'en doit pas moins admirer son œuvre et voir en lui l'un des plus éloquents et des plus héroïques défenseurs du progrès et de la liberté de conscience.

    Depuis la mort de leur brillant orateur, les Néo-Unitaires n'ont cessé de se développer et de compter dans leurs rangs les hommes les plus éminents de l'Union. L'un des plus récents voyageurs qui on visité l'Amérique, M. Ernest Duvergier de Hauranne, qui a dépeint avec tant d'esprit et de verve, les mœurs et la société des Yankees et qui par sa position se trouvait au-dessus de toutes les controverses sectaires, a consacré quelques pages aux Églises Américaines, et n'a point caché sa sympathie pour les libres croyants. Il parle avec émotion de la piété et des vertus de Charles Sumner, d'Horace Mann, de Wendell Philipps et d'autres disciples de Parker, admire leur largeur et leur indépendance, et remarque que pendant qu'en France on aurait voulu brûler la Vie de Jésus, de M. Ernest Renan, et que les évêques n'avaient répondu à l'auteur que par les plus grossiers pamphlets et les plus plates injures, l'on avait rendu hommage parmi les Unitaires à l'érudition et aux talents de l'illustre hérésiarque, et que l'on avait discuté ses opinions avec autant de calme que d'impartialité. « C'est peut-être aux yeux des fermes croyants, ajoute M. Duvergier de Hauranne avec une charmante ironie, la plus dangereuse forme de l'erreur, un piége caché, insidise diaboli, mais aux yeux du moraliste, c'est la plus innocente des philosophies, la plus bienfaisante même, si elle satisfait les doutes de quelques raisons inquiètes sans détruire en elles le sentiment religieux, si elle leur sert d'étape sur la pente de l'incrédulité sans les jeter dans la négation violente et hostile. Ils ne sont plus Chrétiens : c'est possible ; mais ils se disent Chrétiens, ils croient l'être et c'est encore l'être à demi. »

    Quelle ligne de conduite Channing aurait-il suivie dans ces controverses? se serait-il rangé parmi les novateurs et aurait-il accepté dans ce qu'ils ont d'incontestable, les résultats de la critique? aurait-il, par frayeur de l'inconnu, rétrogradé jusqu'aux confessions de foi, et se serait-il associé aux mesures d'intimidation et de contrainte adoptées par les partisans de la tradition? Pour nous, nous croyons qu'il était trop foncièrement libéral pour s'enrôler jamais parmi les partisans de la compression. Malgré le déplaisir que pouvaient lui causer des vues aussi foncièrement divergentes des siennes, il n'aurait jamais eu recours qu'à une libre et courtoise discussion avec ses adversaires, et il aurait fini par comprendre la légitimité de la théologie moderne. En tout cas, il aurait blâmé ceux de ses disciples qui s'opposèrent à l'esprit du siècle et qui remirent en honneur Ies dogmes de l'antique orthodoxie, et il n'aurait jamais consenti à assurer le triomphe de la vérité par l'imposition d'un symbole ou d'une formule quelconque.

    Sa position à l'égard des Néo-Unitaires est plus difficile à déterminer, et M. Emile de Bonnechose a pu soutenir avec quelque apparence de raison dans la Revue Chrétienne qu'il n'y avait aucun trait de ressemblance entre Channing et Parker.

    Le jeune pasteur de West-Roxbury se rendait souvent à Boston et il profita des derniers entretiens de l'illustre vieillard dont il fréquentait assidûment les soirées hebdomadaires, mais il rencontra peu d'adhérents dans ce petit cénacle et il y excita par ses premières témérités une vive indignation. Channing lui-même, tout en recommandant la tolérance et le support, voyait avec anxiété l'approche imminente d'une scission au sein de l'Unitarisme et il était trop âgé et trop affaibli par la maladie pour plier son esprit à de nouvelles idées.

    Si on les compare entre eux, sous le rapport théologique, le contraste est frappant et l'on comprend que l'on ait essayé d'accorder à l'un le titre de Chrétien, tout en excluant l'autre de l'Église. Channing fit toujours preuve, au milieu des plus âpres débats, d'une exquise modération, et il ne demanda qu'à se tailler, au milieu des murs ébréchés de la foi traditionnelle, un modeste réduit où il pût contempler paisiblement la miséricorde infinie de Dieu et la merveilleuse diversité du cœur humain. Parker, dans sa soif passionnée de la vérité, rompit brusquement avec les partisans du passé, entonna en intrépide pionnier le « go ahead » du Yankee et, selon la belle expression de M. Albert Réville, il marcha droit devant lui sans se préoccuper de la poussière qu'il soulevait en traversant tant de ruines, les yeux toujours fixés vers la lumière éternelle.

    Channing était un homme agréable et cultivé et possédait des connaissances générales, variées et étendues, mais il était étranger aux études critiques, peu versé dans les recherches exégétiques, mal informé des récents travaux de la Science Allemande, désireux, avant tout, d'adoucir, de pacifier, d'améliorer les âmes. Parker manquait, lui aussi, du génie spéculatif, et il se rendit coupable de bien des démonstrations heurtées et de bien des inconséquences; mais il avait une science théologique très vaste et du meilleur aloi, et il n'ignorait aucun des problèmes résolus ou débattus en Europe de l'autre côté du Rhin.

    Sous le rapport des croyances, la différence est encore plus complète. Channing, tout en regardant la religion comme un des besoins innés de notre être, admet le caractère surnaturel du Christianisme et insiste sur la nécessité d'une révélation extérieure. Parker enseigne qu'il y a dans l'âme un sentiment religieux qui est un élément essentiel et primordial de notre nature, et que la religion est un simple produit des facultés humaines, comme la science, l'art, la morale.

    Channing croit fermement au surnaturel et considère le miracle comme l'une des preuves les plus importantes du Christianisme, bien qu'il reconnaisse qu'il n'a plus aujourd'hui la même valeur qu'au siècle Apostolique. Parker rejette résolument toute intervention surnaturelle de la divinité et déclare qu'il lui est aussi impossible de croire à un miracle qu'à un triangle rond.

    Channing, bien qu'il ne se soit jamais expliqué clairement sur la nature et la valeur des prophéties, en parla toujours comme aurait pu le faire un docteur orthodoxe, et ne songea jamais à ébranler cette colonne de l'ancienne Apologétique. Parker ne conteste nullement le caractère sacré des prophètes et l'auguste mission dont ils furent revêtus, mais il les considère moins comme des devins et des diseurs d'oracles surnaturels que comme les représentants de la grande idée Monothéiste et les tribuns de Jéhovah qui protestaient contre les péchés du peuple et les abus du sacerdoce et de la royauté.

    Channing, pour la Christologie, en était resté au point de vue d'Anus et, tout en parlant en ternies éloquents de la sainteté et des vertus du Christ, il lui attribue une divinité métaphysique relative. Parker voit en Jésus un homme, le type le plus élevé de notre race, l'idéal auquel nous devons tous nous efforcer d'atteindre, mais il regarde sa supériorité comme purement morale, et il émet même quelques doutes sur son anamartésie et son omniscience.

    On le voit: le contraste est complet aux yeux d'un observateur superficiel, par des arguments spécieux, nier le lien qui unit entre eux les deux chefs les plus éminents de l'Unitarisme Américain. Mais, si les divergences sont saillantes, les ressemblances ne sont pas moins essentielles et le même esprit anime ces deux hommes partis en apparence de points si opposés.

    Et tout d'abord, dans le domaine purement théologique, tous deux conçurent Dieu comme un Père et insistèrent sur son infinie bonté et son inépuisable miséricorde. Tous deux firent preuve à l'égard de l'homme du même optimisme et virent en lui un être créé pour la perfection. Tous deux se formèrent de la vie future les notions les plus spiritualistes et combattirent les superstitions populaires sur le diable et le dogme barbare des peines éternelles.

    Tous deux virent dans la religion le principe et la tin suprême de la société et expliquèrent, par le développement ou le déclin des croyances religieuses, les progrès et les chutes des peuples. Pas de civilisation sans Christianisme, dit Channing dans son admirable discours sur la Liberté spirituelle; pas de bonheur pour une nation sans religion, s'écrie à son tour Parker, et il consacra sa vie tout entière à la propagation de cette généreuse doctrine. Tous deux cherchèrent à répandre des idées plus vraies et plus éclairées sur la piété, et la déclarèrent inséparable de la moralité. Ils condamnèrent également et ce mysticisme malsain qui est le produit d'une surexcitation de l'esprit et des sens et qui se complaît dans une dévotion verbeuse et romantique, et ce glacial traditionalisme qui matérialise la religion et la fait consister dans des habitudes de culte, dans des réunions, des lectures, des prières méthodiques qui ne valent point un libre élan de l'âme vers Dieu. La morale se résume pour eux dans le travail et la charité compris dans le sens le plus élevé de ces mots, et le Christianisme n'exige qu'une obéissance absolue à la Loi divine, un amour illimité de Dieu et des hommes, qui permet et commande l'action harmonieuse de toutes nos facultés et leur complet développement. L'Église ne doit pas reposer sur les dogmes ou les rites particuliers d'une secte, mais sur les principes universels et permanents du Christianisme et elle doit être assez large pour embrasser dans son sein tous les vrais disciples de Jésus dans le passé et dans l'avenir.

    Tous deux jouirent sur leurs contemporains d'une légitime influence et l'exercèrent toujours en faveur de la tolérance et de la diffusion des lumières. Channing fut l'ami et le conseiller des hommes les plus éminents de l'Union et prépara par ses discours et par ses écrits le triomphe de la cause libérale. Parker fut le directeur spirituel et le compagnon d'armes de Chase, de Seward, de Wendell Philipps, de Charles Sumner, d'Horace Mann, les encouragea, les consola, les approuva, les blâma quelquefois avec franchise, et fut toujours prêt à payer de sa propre personne et à rehausser ses belles prédications par son héroïque exemple. Qui mesurera la quantité d'esprit libéral répandue par les deux éloquents Apôtres dans leurs entretiens et leurs conférences ? Qui comptera les grains qu'ils ont semés dans une bonne terre et qui se sont épanouis au jour de la grande moisson ?

    Tous deux s'intéressèrent vivement à la solution des problèmes sociaux et, en leur qualité de pasteurs, ils se donnèrent la noble et périlleuse mission de combattre le mal sous toutes ses formes et de renverser tous les obstacles qui retardaient la victoire de la vérité et du progrès. Semblables aux prophètes de la Judée, ils déployèrent dans leur ministère le dévouement d'un tribun et la rigidité d'un censeur. Dans leurs poitrines brûlait ce feu sacré, cet ardent amour du bien, cette sainte haine du vice qui fortifie et réconforte les Réformateurs à l'heure des plus rudes combats et des plus douloureuses épreuves. Ils luttèrent contre l'ivrognerie qui fait de si cruels ravages parmi les peuples du Nord, la flétrirent par la peinture de ses hideux effets et, pour ajouter au poids de leurs paroles, ils entrèrent dans ces ligues contre les spiritueux, connues sous le nom de Sociétés de Tempérance. Ils cherchèrent à opposer une digue au flot toujours montant du Paupérisme, et montrèrent un zèle touchant pour le relèvement des pécheresses et des criminels. Ils travaillèrent au développement et à la propagation de l'instruction et demandèrent la réforme des écoles où l'on élève les classes supérieures des États-Unis. Ils déplorèrent le scepticisme contemporain et les conquêtes toujours plus nombreuses de l'incrédulité, mais au lieu d'en chercher la cause dans les intérêts et les passions des laïques et de déclamer contre le fol orgueil et la radicale corruption du siècle, ils en trouvèrent la source dans l'ignorance et les préjugés du clergé et lui reprochèrent de ne pas satisfaire les plus légitimes aspirations de la raison et de la conscience modernes.

    Tous deux intervinrent dans les questions politiques, et protestèrent avec une éloquence vengeresse contre la vénalité de la presse, l'ambition démesurée des Sénateurs et des Députés, l'avidité des Capitalistes qui servent le Dieu Dollar et l'adorent lui seul. Tous deux combattirent avec une invincible persévérance l'Esclavage, et furent des Abolitionnistes courageux et convaincus. Channing montra dans la lutte plus de calme et d'onction, mais il ne dévia jamais de la ligne de conduite qu'il s'était tracée, et il consacra à la défense des Nègres quelques-uns de ses meilleurs et de ses plus solides écrits. Parker attaqua le Sud avec un admirable désintéressement et une sainte véhémence, ne cessa du haut de la chaire de s'élever contre le grand péché de l'Amérique, et protégea les esclaves fugitifs au péril de sa vie.

    Tous deux, enfin, eurent cruellement à souffrir des intrigues sectaires et des aberrations de l'exclusivisme orthodoxe, et virent leurs intentions les plus pures, leurs paroles les plus nobles, leurs actes les plus généreux, leurs déclarations les plus sincères odieusement travestis par cette hypocrisie dévote qui ne pardonne pas à ceux qui la démasquent.

    Le dirai-je en terminant? Si étrange que cela puisse paraître au premier abord, Channing est le père spirituel de Théodore Parker, et il a activement concouru à la révolution qui s'est opérée dans le sein du Protestantisme. Du moment que la vérité religieuse se justifie par son accord avec les besoins les plus intimes de notre âme, on en conclut que cela seul dans la religion est vrai qui est religieux, que cela seul est religieux qui répond à de pieux désirs ou qui produit de saintes émotions. Dès lors le miracle ne conserve plus la même valeur. Si légitime que soit pour plusieurs théologiens l'importance du surnaturel, il n'est plus comme dans l'ancienne Apologétique la pierre de l'Angle sur laquelle repose tout l'édifice. Le Christianisme n'est pas divin, parce qu'il nous a été révélé d'une manière extraordinaire, et qu'il descend comme la colombe prophétique des cieux entr'ouverts. Il est divin, parce qu'il est bienfaisant et qu'il répond à nos aspirations les plus élevées ; il est divin, parce qu'il a donné à ceux qui erraient la vérité, aux pécheurs la sainteté. La méthode de Channing aboutit directement au Rationalisme contemporain. Sans doute, il n'a point prévu un semblable résultat, et il aurait été effrayé de toutes les conséquences qui ont été tirées de son système, mais personne n'a travaillé dans un sens plus contraire à ses intentions ; personne, par les coups qu'il a portés à la théorie orthodoxe, n'a contribué d'une manière plus efficace à l'avènement de la critique moderne.

    Comme Arnold, comme Schleiermacher, comme Vinet, le pasteur de Boston assista à l'aurore d'une ère nouvelle, et il doit être regardé comme l'un des plus éminents précurseurs de la Théologie Moderne. Par quelques-uns des arguments de son Apologétique, par son attachement à quelques-uns des articles de la dogmatique traditionnelle, il appartient au passé, et on ne saurait recourir à son autorité dans les débats actuels. Par son subjectivisme, par son respect pour la raison et la conscience humaines, par la largeur de ses vues, par son amour de la vérité, par sa foi dans le progrès il appartient à l'avenir, et l'œuvre à laquelle il a travaillé sera éternelle. Ses vrais disciples ne sont pas ceux qui adoptent servilement toutes ses maximes et qui n'opposent aux doutes des chercheurs et aux découvertes de la science que d'impuissantes formules et une théologie surannée. Ce sont ceux qui s'inspirent de son esprit, et qui suivent la voie qu'il a si glorieusement ouverte. Peut-être les accusera-t-on d'incrédulité, peut-être évoquera-t-on contre eux le spectre du scepticisme, mais ils ne sauraient être effrayés par de semblables reproches. Le véritable sceptique n'est pas celui qui se voue tout entier à la conquête de la vérité, et qui se montre d'autant plus exigeant en fait de preuves qu'il la vénère davantage. Comme le dit excellemment M. Edmond Scherer: «Le véritable sceptique est l'homme de parti pris, celui dont en chaque question le siége est fait, celui qui a pris une position une fois pour toutes, et qui ne songe plus qu'à la défendre, l'homme qui regarde à l'utilité sociale, morale ou religieuse des idées plutôt qu'à leur conformité avec les faits. Soyons-en sûrs: ce qu'il y a de moins sérieux encore dans notre société frivole, ce qu'il y a de moins sain et de moins sincère, c'est précisément ce dogmatisme qui s'attribue si volontiers le monopole de la sincérité et du sérieux. »

     

     

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      DidierLe Roux


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  • William Ellery Channing : Etude d'Ernest Stroehlin : Deuxième Partie ; Critique du système théologique de Channing 

    William Ellery Channing : Etude d'Ernest Stroehlin : Deuxième Partie ; Critique du système théologique de ChanningWilliam Ellery Channing ; étude d'Ernest Stroehlin ; Section : 2 .

     

     

     

     

    Channing Theologien .

     
    § 9. Critique du Système théologique de Channing.

    L'Unitarisme, à l'époque où vivait Channing, avait affranchi ses adhérents de bien des erreurs et de bien des superstitions, et il possédait une incontestable supériorité sur l'antique Orthodoxie puritaine. Il aspirait à donner à l'homme une religion élevée et moralisante, en harmonie avec les institutions et les besoins nouveaux de la société moderne, favorisait les réformes politiques et sociales, et répandait une bienfaisante atmosphère de franc libéralisme et de tolérance éclairée. Tout en prenant pour base de ses doctrines comme les autres communions protestantes l’Écriture Sainte, il s'efforçait d'interpréter la Bible, de manière à éliminer du Symbole les vieux dogmes illogiques et contradictoires, et il avait peu à peu abandonné ou rejeté dans l'ombre la Trinité, le péché originel, la corruption radicale de l'homme, l'expiation vicaire, les peines éternelles et les autres articles fondamentaux du Calvinisme. Channing, par la largeur de ses vues et la chaleur communicative de son talent, contribua pour une forte part à ce mouvement progressif du Protestantisme, et il s'efforça toujours de concilier le Christianisme avec les exigences de sa raison et de sa conscience. Cependant, malgré l'étendue de ses connaissances et son sincère amour de la vérité, nous ne pouvons nous dissimuler que son système présente de graves lacunes, et que sous le rapport théologique il est plus riche en bonnes intentions qu'en heureux résultats.

    Comme la plupart des écrivains anglo-saxons, Channing affecte un suprême dédain pour les spéculations métaphysiques, et dans sa crainte des rêveries abstruses et des théories aventureuses, il n'ose point rompre avec la routine et les préjugés du vulgaire. Il en resta toute sa vie à l'enseignement incomplet et superficiel de l'Université, et il ne connut, en fait de philosophie, que l'École Écossaise, École agréable et modérée qui combattit avec succès le Matérialisme, et qui fit, dans le domaine de la psychologie, d'ingénieuses découvertes, mais qui est dépourvue d'originalité et de profondeur et qui, dans le champ de la métaphysique, n'a abordé la solution d'aucun problème important.

    De là, dans l'ensemble des conceptions de Channing, une réelle sécheresse, un rationalisme borné et mesquin, un bon sens grossier et prosaïque qui fait parfois regretter les dogmes erronés mais imposants de l'orthodoxie traditionnelle. Quand l'on compare ces sages et honnêtes doctrines aux hardies hypothèses et aux majestueuses constructions des âges antiques ou de l'époque moderne, quand l'on songe à la splendide théologie des Augustin, des Origène, des St. Thomas d'Aquin, des Calvin, des Schleiermacher, l'on ne peut se défendre d'un sentiment de surprise et de tristesse, et l'on est désappointé de se trouver en face d'un respectable gentleman, aimable, vertueux, dévoué, mais sans enthousiasme, sans grandeur, sans poésie.

    Cette absence de haute culture philosophique se trahit dans toutes les œuvres de Channing, et est l'un des côtés faibles de son système, mais elle ne se montre nulle part plus visiblement que dans son Anthropologie et sa Christologie.

    Comme Rousseau, le pasteur de Boston admet que primitivement l'homme fut une créature excellente : actuellement, il le croit trop rapproché du sublime modèle que son noble cœur avait rêvé. Pour lui, le péché n'est plus un mal réel et profond dont nous ne saurions trop nous exagérer l'importance ; c'est un arrêt dans notre développement qui sera surmonté au temps voulu, et il n'est besoin pour la pleine expansion de nos facultés que de plus de courage dans la lutte et de plus de confiance en nos propres forces. Sans nul doute Channing a raison de prétendre qu'il reste encore en nous comme dans tous les autres êtres un reflet des perfections de l’Éternel, et de combattre le dogme de la perversité native et absolue du genre humain ; il a tort de se laisser entraîner par son optimisme et d'oublier qu'en chacun de nous l'ange commence par l'animal. Le péché est plus qu'un retard dans notre marche ascensionnelle vers le bien, c'est un recul volontaire; ce n'est point simplement le résultat de notre faiblesse, c'est le produit de notre libre détermination. N'y a-t-il pas dans notre vie des moments où nous choisissons de notre plein gré le mal, et où nous violons la loi morale malgré les plus clairs avertissements de notre conscience, n'y a-t-il pas des heures où nous nous plongeons de gaieté de cœur dans le désordre, et où nous nous détournons de Dieu pour satisfaire nos plus honteuses passions? Rejetons la théologie traditionnelle et craignons par une idée exagérée de sa misère d'ôter à l'homme tout ressort pour l'action et toute aspiration vers l'idéal ; mais n'affaiblissons point, avec le sentiment du péché, le sentiment de notre responsabilité, et n'oublions point que par nous-mêmes et livrés à nos seules ressources nous sommes incapables de sainteté et de dévouement.

    C'est de ce manque de saine psychologie et de haute métaphysique que découlent également les erreurs christologiques de Channing. Le pasteur unitaire adopte, en leur ôtant quelque peu de leur sécheresse, les conceptions d'Arius et il ne s'élève point au-dessus de cette théologie sagace, mais vulgaire et sans portée spéculative. Son Christ flotte entre ciel et terre, et n'a ni la grandeur du Dieu de la dogmatique ecclésiastique, ni la vérité et la beauté du Jésus de la critique moderne. Bien que Channing insiste sur la réalité de l'humanité du Sauveur, et qu'il dépeigne en termes éloquents ses souffrances et ses vertus, il est encore à ses yeux un être surnaturel qui est supérieur aux auges, mais qui ne possède qu'une divinité relative. Or, en Christologie, il n'y a pas de milieu. Ou bien, comme l'ont compris Athanase et les champions d'une rigide orthodoxie, il faut faire résider la divinité de Jésus dans son essence, et voir en lui le Verbe Eternel qui a de tout temps coexisté dans le sein du Père, et qui est descendu du Ciel pour porter le fardeau de nos fautes et pour obtenir par son abaissement et ses tourments volontaires notre justification et notre pardon. Ou bien il est le Fils de Dieu dans le sens religieux et moral, parce qu'il fut dans une parfaite et constante union avec son Père, et nous devons-le considérer comme un ami et un frère, comme un être de notre race, quoique unique et incomparable, comme celui qui par sa vie et par sa mort demeure à jamais notre idéal, et dont la parole sera toujours la nourriture des âmes affamées et altérées de justice. Channing eut le mérite de s'opposer à l'ancienne formule Trinitaire, et de repousser une doctrine aussi choquante pour le bon sens que pour une conscience éclairée; il eut le tort de ne pas se représenter d'une manière assez intime la complète union en Jésus du divin et de l'humain, et de ne pas le regarder comme un homme semblable à nous pour toute chose, sauf pour le péché.

    En même temps qu'il manque de philosophie, Channing manque aussi de critique. Il était instruit et cultivé, mais il n'était ni spécialement versé dans les études théologiques ni exactement informé des récentes découvertes de la science. Ses connaissances étaient variées et étendues, mais elles étaient de seconde main et étaient dépourvues de profondeur et d'originalité. En particulier il ne possédait à aucun degré cette pénétration exquise, ce sentiment délicat des nuances, cette sûreté dans les recherches, ce don merveilleux d'intuition historique qui ont été si richement départis à l'Allemagne, et qui aujourd'hui encore sont à peu près totalement étrangers aux penseurs Anglo-Saxons.

    Dans toutes les sectes Américaines, dans les plus progressives comme dans les plus rétrogrades, la Bible demeurait entourée d'une superstitieuse vénération, et elles avaient substitué au pape de Rome un pape de papier qui n'était ni moins despotique ni moins arbitraire. L'Unitarisme lui-même, qui était relativement si hardi en fait de dogmes, et qui niait sans scrupule la Trinité, la divinité métaphysique de Jésus-Christ, la corruption radicale de l'homme, l'expiation vicaire, les peines éternelles, n'avait pas su s'affranchir sur ce point des préjugés traditionnels et était demeuré, en fait de critique, d'une timidité excessive. Il restait très attaché aux notions concernant l'inspiration littérale, l'infaillibilité et l'authenticité des Livres Saints et se montrait tout aussi habile que ses adversaires, à plier au gré de ses secrets désirs, les textes qui ne pouvaient concorder avec ses doctrines favorites. L'Écriture était dictée miraculeusement depuis le premier verset de la Genèse jusqu'au dernier verset de l'Apocalypse, et ne devait rien contenir qui puisse choquer notre raison et notre conscience; aussi si le malheur eût voulu qu'il s'y trouvât le symbole d'Athanase, l'on aurait certainement prouvé qu'il ne parlait pas de la Trinité.

    Channing, par son spiritualisme et la largeur de ses vues, semblait appelé à réagir contre ce méticuleux formalisme, et à initier ses compatriotes au mouvement commencé avec tant d'éclat par Herder, Lessing, Semmler et les Rationalistes du dix-huitième siècle, mais il connaissait mal l'Allemagne, ne la comprenait qu'à demi, et n'avait ni la flexibilité ni la puissance intellectuelles qui doivent présider aux discussions critiques. Si mécontent qu'il fût de la théologie d'Oxford, il n'en connut pas d'autre et il continua à se servir avec une parfaite sécurité des procédés de l'ancienne Apologétique. Selon lui, les Apôtres furent subitement transformés par l'effusion du Saint-Esprit, et ils possédèrent des dons surnaturels qui depuis ont été refusés aux chrétiens les plus éminents, la primitive Église nous présente un idéal auquel notre époque doit s'efforcer de revenir, et le premier siècle fut un âge d'or auquel a soudainement succédé une complète altération de la vérité.

    Bien qu'il n'aborde jamais dans ses Traités les problèmes relatifs à la composition des Livres Saints, les quelques passages qui y font allusion, dénotent la plus parfaite ignorance à cet égard. Ainsi, il ne se doute pas qu'il y a des errata dans le Nouveau Testament, que plusieurs livres n'ont pas été composés par les auteurs dont ils portent les noms, que les Évangiles Synoptiques sont dans un désaccord à peu près constant avec le quatrième, que l'on ne peut assimiler la doctrine de Paul avec celle de Jacques, celle du bouillant prophète de l'Apocalypse avec celle du mystique auteur du quatrième Évangile.

    Quant aux arguments invoqués par Channing contre l'incrédulité, ils sont d'une étrange faiblesse, et ne diffèrent en rien de ceux employés par les Lardner et les Paley dans leurs controverses avec les Déistes anglais du dix-huitième siècle. Bien qu'il insiste avec raison sur les preuves internes du Christianisme et qu'il voie dans son accord avec les plus hautes aspirations de notre être, le signe le plus convaincant de sa divinité, il regarde encore la prophétie et le miracle comme deux des principaux soutiens de la foi, et il considère comme irréfutable le fameux dilemme d'après lequel les Apôtres n'ont pu être ni trompeurs ni trompés.

    Toutes les autres difficultés sont résolues par lui d'une manière aussi peu satisfaisante, et il n'a point su s'élever au-dessus de l'ingénieuse et puérile Apologétique de ses prédécesseurs.

    Toute cette partie de la théologie de Channing a singulièrement vieilli et elle ne peut répondre ni aux besoins actuels de l'Église ni aux objections des libres-penseurs. Maintenant que l'on a rassemblé avec plus de soin les documents authentiques du Christianisme, qu'on les a examinés avec plus d'impartialité, qu'on en a fixé le sens avec plus d'exactitude,les recherches historiques ont fait un immense progrès et une révolution s'est opérée dans la science. Non seulement l'on a négligé les écrits de seconde main pour remonter directement aux sources, l'on a adopté une méthode nouvelle qui interroge les témoignages avec sagacité, qui les compare patiemment entre eux, qui en détermine avec précision l'importance. Après s'être attaquée à l'histoire et à la mythologie profanes et après avoir dissipé à son contact les superstitions et les légendes traditionnelles comme les vapeurs de la vallée se dissipent au lever du soleil, la critique a abordé l'histoire sacrée et a établi que le Christianisme était une religion historique. Elle a enseigné que les livres de l'Ancien et du Nouveau Testament n'étaient point tombés du Ciel, mais qu'ils avaient eu une origine humaine, des auteurs différents, des destinées toutes terrestres. Elle a déclaré que les dogmes n'étaient point immuables comme l'affirmaient les partisans de la théologie ecclésiastique, et elle a raconté leur naissance, leurs fluctuations, leurs changements, leur disparition, leur valeur toute relative. Elle a montré que nous ne devions point, par un inintelligent respect, nous abstenir de tout jugement sur ces faits, mais que nous devions les étudier avec la même liberté et la même rigueur que toute autre histoire et tout autre livre. Le résultat de tous ces travaux n'a point été seulement de rectifier certaines thèses, de renverser certaines opinions reçues. Toutes les questions ont été déplacées, le point de vue a complètement changé, le fond même de la théologie a été entièrement renouvelé.

    La Bible restera toujours le Livre fortifiant et consolateur, le Livre par excellence. Elle demeurera la lumière des esprits et le pain des âmes, mais on a dégagé son contenu des fausses théories qui l'obscurcissaient, et elle ne servira plus de nourriture à une piété formaliste On ne la constituera plus en code et en oracle; on ne revendiquera plus l'inspiration absolue pour chaque mot du Livre, pour les points voyelles du texte hébreu ; on ne s'imaginera plus entendre la voix de la divinité dans le Cantique des Cantiques, on lire les destinées du monde dans l'Apocalypse. Au lieu de chercher dans les Saints Livres des thèses pour toutes les sciences, on y trouvera ce qui est nécessaire au salut; au lieu de travailler à mettre ses enseignements d'accord avec les plus récentes découvertes de l'astronomie ou de la géologie, l'on admirera les grandes vérités religieuses et les sublimes leçons morales qui y sont renfermées ; au lieu de la parcourir sous une influence dogmatique et de l'interpréter d'une manière littérale et exclusive, l'on écoutera avec ravissement la parole toujours jeune et toujours nouvelle du Fils de l'Homme et l'on se confiera en la puissance de l'Esprit, L'Esprit de la Bible est l'Esprit même de Dieu, l'Esprit qui a été promis aux siens par le Maître et qui a fondé le Royaume. C'est lui qui a soutenu les Apôtres et les Prophètes; c'est lui qui a animé les Augustins, les Origène, les Thomas Kempis, les Jean Huss, les Luther, les Calviris, les Schleiermarcher, les Channing, les Vinet ; c'est lui qui, dans tous les temps et dans toutes les Églises, dirigera les grands serviteurs de l'Éternel.

    Quant au surnaturel, rien ne prouve mieux le changement qui s'est opéré dans la théologie contemporaine. Jusqu'au siècle dernier, tout le monde admettait les miracles et ils répondaient à toutes les objections. Aujourd'hui, grâce aux progrès des études historiques, à une connaissance plus exacte des Livres Saints et de leur composition, à des travaux approfondis sur les religions comparées, au prodigieux développement des sciences naturelles, à la transformation de la philosophie, à une psychologie plus saine et plus judicieuse, la question a complètement changé et le surnaturel est attaqué et défendu par de tout autres arguments que ceux des incrédules et des apologètes du dix-huitième siècle. On ne peut, de nos jours, combattre efficacement l'irréligion et le fanatisme qu'en reconnaissant franchement les droits de la critique et revenir aux anciennes controverses, s'escrimer contre le Déisme et le Rationalisme, serait s'engager dans une bataille moderne avec des armes du Moyen Age.

    Cependant, ne nous montrons pas injustes envers le pasteur de Boston. Esprit essentiellement pratique, peu versé dans les discussions de l'Ecole, préoccupé, avant tout, de l'amélioration des classes ouvrières et de la réforme de h société ; il connut peu les doutes, les aspirations, les inquiétudes du chercheur et ne prévit ni la nécessité ni la grandeur de la crise que nous traversons. Il fit plus et mieux que cela : il mit en pratique et fit aimer la religion de Jésus et ne se résigna jamais à l'opposition radicale proclamée entre la science et la foi, entre la pensée et la vie. Bien qu'il fût convaincu de l'excellence des preuves traditionnelles et qu'il conservât dans son système plusieurs fragments de l'antique Orthodoxie, il fit reposer son Apologétique sur de tout autres fondements et établit la divinité du Christianisme par son accord avec la conscience humaine. Bien qu'il fût effrayé des résultats de la critique et qu'il fût parfois choqué de l'indépendance et de la hardiesse de ses adeptes, il n'eut jamais recours contre eux à la persécution et à l'anathème, et il 's'efforça de communiquer à ses disciples le même esprit de paix et de concorde. Ne serait-il point à souhaiter qu'à notre époque de trouble et de divisions nous montrassions toujours la même tolérance et le même respect pour nos adversaires, que nous ne poursuivîmes que la vérité et que nous eûmes une aussi inébranlable confiance dans le progrès?

    Si Channing ne se distingua ni par sa pénétration ni par sa profondeur, il fut au plus haut degré remarquable par son bon sens. Conformément au génie de sa race, il fut un esprit droit et ferme plutôt qu'un esprit délicat et compréhensif, et il suppléa par la vigueur et la justesse naturelle de son intelligence à son manque de flexibilité et de spéculation philosophique. Dans sa lutte avec l'orthodoxie il ne se livra ni à un minutieux examen des textes ni à de subtiles discussions métaphysiques; il fit comparaître devant le tribunal de sa raison les formules traditionnelles et il rejeta résolument les dogmes absurdes et contradictoires que les Puritains regardaient comme l'essence du Christianisme. C'est ainsi que, malgré les déclarations expresses du Calvinisme, il se refusa à voir en l'homme un être entièrement corrompu et voué à une éternelle damnation, que tous les arguments des Scholastiques, Catholiques et Protestants ne purent lui faire admettre l'expiation vicaire et qu'en dépit des Pères et des Conciles il considéra les Symboles de Nicée et d'Athanase comme d'arides et bizarres produits d'une théologie orgueilleuse et d'une dialectique pédantesque. Son système, s'il n'est pas téméraire de donner ce nom à l'ensemble de ses vues, fut un système à la Franklin et brilla par sa clarté, son honnêteté, son caractère simple et pratique. C'était celui qui convenait à de robustes Anglo-Saxons peu familiarisés avec les problèmes critiques et les discussions ontologiques, mais éminents par la droiture de leur cœur et l'énergie de leur sens moral.

    Ce vigoureux bon sens, qui fut son principal auxiliaire dans la démolition de la théologie ecclésiastique, l'inspira d'une manière encore plus heureuse dans sa conception de la vie chrétienne et donna à sa piété sa physionomie modérée et virile. Elle lui fit repousser également, comme contraires à la conscience et à l'enseignement du Maître, et cette religion sèche et intellectualiste qui fait dépendre le salut de la pureté des croyances et qui ne répond aux aspirations infinies de l'âme humaine que par de stériles Credos et de perpétuels syllogismes, et cette religion sentimentale et vaporeuse qui se complaît en d'énervantes extases et qui ôte à l'homme toute activité et toute ardeur pour le bien. Nul n'a dépeint en termes plus vifs et plus piquants, et n'a combattu avec une plus sévère franchise que Channing et cette dévotion farouche et atrabilaire qui ne voit dans le monde que le Royaume de Satan, et dans les bénédictions de la vie que les pièges et les séductions du Malin, et ce glacial traditionalisme qui réduit la foi à un système dont il s'agit de bien posséder le mécanisme et de bien répéter le mot d'ordre, et cet illuminisme extravagant qui fait passer soudainement le fidèle du plus sombre désespoir à la confiance la plus orgueilleuse, et qui répugne autant à la raison qu'à une conscience éclairée. Nul n'a trouvé des paroles plus nobles et plus chaleureuses pour décrire cette mâle et fortifiante piété du cœur qui imprime le cachet de la religion à toutes nos actions et à toutes nos pensées, et qui a pour base l'amour de Dieu et l'amour du prochain. Ce sera l'éternelle gloire du pasteur de Boston d'avoir conçu le Christianisme sous sa forme la plus pure et la plus spiritualiste, alors qu'il était de toute part obscurci par les superstitions et les préjugés, et d'avoir protesté avec une éloquence vengeresse contre l'ignorance, la corruption, les servitudes qui s'opposent à notre développement individuel et social.

    Cependant, si vraies et si excellentes que soient les théories de Channing, elles prêtent néanmoins le flanc à la critique et on peut leur reprocher à bon droit leur terre à terre et leur utilitarisme un peu grossier. Ce qu'il y a de tendre, de vague, d'insaisissable dans l'âme humaine est par trop négligé ; il n'y a plus de place pour la contemplation, l'enthousiasme, la poésie ; le mysticisme, qui est parfaitement légitime lorsqu'il est limité à la sphère du sentiment et qu'il ne prétend point dominer la raison et la conscience, est réduit à l'état d'un ange dont on aurait coupé les ailes.

    Je ne puis non plus approuver la sévérité excessive avec laquelle Channing et les Unitaires en général condamnèrent les Revivais si fréquents en Angleterre et en Amérique. Certes, je n'ai aucun goût pour ces conversions en masse, tantôt réfléchies et sincères, tantôt aussi fébriles et factices. Le plus souvent il s'associe à ces tentatives de régénération spirituelle un accroissement de fanatisme et de ferveur pour les dogmes orthodoxes et l'on s'imagine qu'il est du devoir de tout bon Chrétien, non seulement de se corriger de ses défauts, mais de se montrer plus intolérant que jamais à l'égard de ceux qui s'écartent du Credo traditionnel. Le plus souvent aussi, l'on prend des sensations nerveuses pour un redoublement de la foi et l'on dédaigne l'équité, la charité, la bienveillance pour le prochain à mesure que s'opère le prétendu changement. Quelquefois même, dans l'excès du zèle, l'on va jusqu'à supplier Dieu d'amener les hérétiques aux opinions favorites de la secte, ou, s'ils se montrent absolument réfractaires à l'action de la grâce, de les retrancher d'un monde où ils n'apportent que dangers et tentations pour leurs semblables et comme le firent les Puritains de Boston à l'égard de Théodore Parker, l'on organise des prières pour demander à l'Éternel la conversion ou la mort du pécheur.

    Malgré ces graves déficits, un historien sagace et impartial aurait tort de ne pas discerner les éléments sérieux qui se trouvent dans des mouvements aux apparences parfois bizarres et grotesques. Le tort de l'Orthodoxie a été de déclarer cette forme de conversion la seule saine et la seule vraie, mais on ne peut méconnaître sa réalité, surtout dans les classes où l'imagination et le sentiment l'emportent sur la raison. Tant que dans les masses de l'Angleterre et de l'Amérique ne régnera pas une notion plus éclairée de la religion et du salut des âmes, tant qu'une Orthodoxie formaliste maintiendra une opposition absolue entre la vie ordinaire et la vie dévote, entre le monde et Dieu, elles ne comprendront le Christianisme que sous la forme d'une transformation radicale de leurs habitudes et d'une brusque et complète rupture avec le passé. Pendant la plus grande partie de leur vie, elles s'abandonneront sans frein à leurs instincts les plus grossiers et n'écouteront que la voix de leurs intérêts et de leurs plaisirs, mais qu'il survienne une crise redoutable dans le commerce, un profond bouleversement dans le monde politique, une grande calamité sociale, et l'on assistera à un retour soudain et passionné aux antiques coutumes puritaines, à une existence austère et monacale, à l'implacable condamnation des joies les plus nobles et des délassements les plus légitimes. Ne proscrivons aucune forme de la piété et sachons comprendre la raison d'être de manifestions qui ont pu avoir d'heureux résultats, mais travaillons, avant tout, à l'instruction et au relèvement des classes inférieures et efforçons-nous d'épurer et de vivifier l'idéal religieux qui gît au cœur même de notre nature et qui a trouvé sa plus parfaite réalisation dans la personne de Jésus de Nazareth.

    Nous pourrions multiplier ces critiques de détail, mais à quoi bon? Ce n'est point un professeur de théologie systématique qu'il faut chercher en Channing ; c'est un Réformateur, un prophète de l'avenir. C'est bien moins, une doctrine qu'on doit lui demander que des consolations, du courage, de la foi, de l'espérance. Peu importe que son enseignement présenté de graves lacunes, et qu'il n'ait pas su complètement se dégager des opinions et des préjugés de son époque, puisqu'il a été pendant toute sa carrière le fervent Apôtre du spiritualisme et qu'il a combattu avec une infatigable énergie les dogmes et les institutions qui lui paraissaient contraires à la vérité et au progrès. Peu importe que son Apologétique ne puisse être conservée dans toutes ses parties, et qu'il s'appuie avec trop de confiance sur des arguments vieillis, puisqu'en dernier ressort il s'adresse à notre conscience, et qu'il justifie le Christianisme par son accord avec les besoins les plus élevés de notre âme.

    D'ailleurs, quand l'on songe à l'étroitesse et au fanatisme de la plupart de ses contemporains, aux erreurs auxquelles il dut s'opposer, aux superstitions qu'il eut à dissiper, on ne saurait trop admirer sa persévérance dans la lutte, son indépendance à l'égard de la discipline et de la routine ecclésiastiques, son inaltérable mansuétude vis-à-vis de ses plus fougueux adversaires. Dieu était représenté par le Calvinisme comme le Dieu des vengeances, qui ne veut le bonheur que de quelques êtres arbitrairement élus, et qui nous condamne pour la plus légère transgression à d'atroces et perpétuels tourments. Channing le conçut sous les traits du Père Céleste, dont l'infinie bonté s'étend à toutes les créatures, et qui les comble de ses plus précieuses bénédictions. L'homme était représenté comme un être entièrement corrompu qui était incapable de faire le bien, et qui violait par tous ses actes la loi divine. Channing, avec un optimisme quelque peu exagéré, reconnut qu'il avait été créé pour la perfection, et qu'il était tenu de réaliser sa destinée. Christ était un être étrange qui possédait deux natures entièrement différentes, et on se le figurait dans l'œuvre de la Rédemption, tantôt comme un procureur plaidant avec Dieu, tantôt comme une innocente victime qui expiait sur la croix les fautes qu'elle n'avait pas commises. Channing, tout en lui attribuant une divinité métaphysique inférieure et mal définie, insista sur son humanité et ses vertus, et l'appela notre Rédempteur parce qu'il nous ouvrait par sa vie et par sa mort la voie du salut, et qu'il intercédait pour nous comme un frère bien-aimé auprès de notre Créateur. L'Enfer et le Ciel étaient dépeints de la manière la plus charnelle, et l'on envoyait sans scrupule l'immense majorité des hommes dans les flammes de la Géhenne. Channing déclara que l'homme ne pouvait ni être sauvé sans une intime union avec Dieu, ni être maudit avec l'approbation de sa conscience, et il admit pour les pécheurs les plus endurcis la possibilité de la repentance et du pardon.

    Mais ce qui désigne par-dessus tout le pasteur de Boston à la sympathie et à la reconnaissance des hommes éclairés, c'est d'avoir compris et proclamé la liberté religieuse dans toute son étendue, de ne s'être asservi à aucun symbole, de n'avoir reçu le mot d'ordre d'aucun parti. Dès son entrée dans le ministère, il protesta contre l'intolérance, l'exclusivisme, l'oppression soit physique, soit morale, et, loin d'accabler ses adversaires de sarcasmes et d'anathèmes, il se proposa toujours d'examiner leurs objections avec une scrupuleuse exactitude, et de les discuter avec une sereine modération. Il reconnut dans l’Église les droits de la libre recherche, et voulut qu'elle fût large, parce qu'il savait que tout édifice qui repose sur l'intimidation et la contrainte périt tôt ou tard misérablement. Le salut, soit de l'homme, soit de la société, ne dépend ni des dogmes, ni des rites, ni des sacerdoces, ni des livres. Il dépend du Christ en nous, du cœur honnête et droit, de l'âme affectueuse et tendre, de la volonté persévérante et dévouée. L'Église, vraiment universelle, est celle qui est assez belle et assez hospitalière pour réunir dans son sein tous les grands serviteurs de Dieu, tous les vaillants soldats du présent et de l'avenir, toux ceux qui ont aimé Jésus n'importe dans quel temps, ni dans quelle secte. Cette Église viendra: déjà les antiques préjugés se dissipent, les barrières réputées autrefois infranchissables commencent à s'abaisser, la persécution des prophètes ne saurait retarder d'un moment le triomphe de la cause qu'ils ont soutenue, et Channing sera béni par tous les hommes de cœur comme l'un de ses plus éloquents prédicateurs et l'un de ses plus héroïques champions.

    « L'arbre se reconnaît à ses fruits, dit la maxime évangélique. » Les théories les meilleures et les plus élevées ne se vulgarisent, ne pénètrent dans la foule, ne la subjuguent que lorsqu'elles s'incarnent dans un homme éminent dont les actes sont la traduction des paroles. Channing ne fut pas seulement un écrivain distingué, un aimable et onctueux moraliste, un penseur consciencieux et éclairé, un orateur persuasif et sympathique. Il fut un Chrétien dans la plus vraie et la plus vaste acception de ce mot, et sa vie ne fut qu'un splendide commentaire de ses généreuses doctrines. La tendresse de son âme était égale à la force de son caractère, sa sensibilité était essentiellement virile, parce qu'elle n'était nullement personnelle, son activité était aussi sainte que féconde, son intelligence était large, ouverte au progrès, trop droite pour ne jamais sacrifier la vérité à aucun système. Comme l'a dit excellemment. Bunsen, Channing était un personnage de l'antiquité avec un cœur chrétien : homme comme un Grec, citoyen comme un Romain, fervent comme un Apôtre. Comment sans une foi ardente aurait-il pu supporter les déceptions, les ingratitudes, les douleurs de toute espèce auxquelles on doit se résigner, lorsqu'on voue son existence à l'enseignement, à la défense, à la propagation d'une grande idée? Comment, sans un profond amour pour Dieu et une incessante communion avec Jésus, aurait-il trouvé tant de paroles cordiales et édifiantes, fourni un aliment incomparable aux âmes languissantes et minées par le doute, rendu le courage, la paix, le bonheur, la vie, aux faibles, aux mélancoliques, aux affligés, aux blessés de ce monde ? Une semblable mission n'est possible que lorsque l'on aime ses frères et que l'on croit au pouvoir de la vérité. Aussi nous a-t-il paru bon de faire une étude attentive des principes et de l'œuvre de l'illustre Réformateur américain, et de nous retremper dans sa parole pleine de consolation et d'espérance. Au milieu de notre société contemporaine, où le succès et les jouissances matérielles tiennent la plus grande place dans nos préoccupations, alors que les édifices et les traditions séculaires s'écroulent de toutes parts et menacent d'ensevelir sous leurs décombres leurs partisans et leurs adversaires, l'on aime à entendre des voix jeunes et désintéressées qui nous enseignent à nous confier au progrès et à poursuivre l'idéal, malgré les obstacles et les anathèmes ; l'on se sent plus fort dans le commerce de ces héros chrétiens, qui n'obéirent qu'à leur conscience, et n'eurent d'autres passions que la sainteté, la vérité, la liberté.

     

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    Suite: L'Unitarisme après Channing. Conclusion.
     

     

     

     
      DidierLe Roux


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  • William Ellery Channing : Etude d'Ernest Stroehlin : Deuxième Partie ; Eschatologie de Channing 

    William Ellery Channing : Etude d'Ernest Stroehlin : Deuxième Partie ; Eschatologie de ChanningWilliam Ellery Channing ; étude d'Ernest Stroehlin ; Section : 2 .

     

     

     

     

    Channing Theologien .

     
    § 8. Eschatologie de Channing.

    Channing croyait à la vie future de toutes les forces de son âme et la regardait comme l'un des principes essentiels du Christianisme; aussi en parla-t-il souvent dans les discours qu'il prononça devant ses auditeurs de Federal Street et chercha-t-il à leur en donner des notions plus rationnelles et plus élevées que celles qui avaient alors cours dans l'Orthodoxie américaine. Bien qu'il n'ait jamais entrepris de démontrer scientifiquement l'immortalité de l'âme, il a consacré plusieurs pages éloquentes à la défense de cette thèse, et nous pouvons ranger sous trois chefs principaux les arguments qu'il emploie contre les incrédules.

    Tout d'abord, il invoque le témoignage de la nature et déclare que l'on ne peut conclure de l'universelle destruction de tous les êtres organisés à notre propre anéantissement sans violer les distinctions les plus élémentaires entre la matière et l'esprit. En effet, quand on considère un végétal ou un animal, on reconnaît qu'il ne lui faut qu'un temps relativement bref pour accomplir sa destinée. Il n'en est pas de même dans le monde de l'esprit: nos facultés, nos aspirations, nos projets ne connaissent point de bornes ; à chaque pas que nous faisons en avant, nous avons l'espoir d'une plus noble conquête, et plus nous nous élevons, plus nous sentons notre affinité avec le Créateur.

    En deuxième lieu, le monde de la matière est contenu dans d'étroites limites et il n'a besoin que d'un court espace de temps pour réaliser son plein développement. Au contraire l'expansion indéfinie de l'esprit, loin d'être en contradiction avec les lois de la Création, est en pleine harmonie avec elles, et plus un homme a de vie intellectuelle et morale, plus il exerce d'influence autour de lui. En progressant il produit sans cesse des fruits nouveaux en beauté, en vérité, en sainteté et contient en lui des germes de puissance plus admirables que ceux qu'il a jamais manifestés. Les choses matérielles existent pour autrui, non pour elles- mêmes ; leur disparition ne cause aucun dommage. L'homme ne peut supporter l'idée d'une ruine totale, parce qu'il se souvient du passé et qu'il prévoit l'avenir. Le progrès ne peut être arrêté à son origine; la pensée et la vertu ne peuvent être radicalement supprimées ; la raison, la conscience, la volonté ne peuvent complètement s'éteindre, et plus l'homme est uni à Dieu, plus il a horreur du néant. On parle, il est vrai, de destruction de la matière, mais nous sommes victimes d'une erreur de langage. Rien ne périt entièrement, et les éléments décomposés se réunissent pour former de nouvelles combinaisons plus brillantes et plus utiles que les précédentes. Au contraire, si l'âme pouvait être anéantie, ce serait un mal irréparable, parce que nous avons notre individualité propre, et que nous ne pouvons transmettre à d'autres nos talents et nos affections. ' Channing a également recours à la psychologie, et il se base sur la nature morale de l'homme pour établir son immortalité. Le mal provient en effet d'une noble cause, de la liberté morale. Si nous péchons, c'est parce que nous sommes des êtres responsables; si nous sommes exposés à la tentation, c'est parce que nous pouvons en triompher et aspirer à la perfection. Lors même que nous sommes le plus dégradés, nous conservons par la menace d'un châtiment la notion d'une vie future, et nous sentons que, si pendant cette vie nous demeurons impunis, nous ne pourrons toujours nous soustraire aux jugements de Dieu. Enfin, nos transgressions si énormes et si abondantes soient-elles, loin de diminuer notre confiance dans les forces et l'avenir de l'humanité, ne servent qu'à mettre dans une plus éclatante lumière la piété et la sainteté. L'homme, qui au milieu de tant d'influences corruptrices demeure fidèle au devoir et à la vérité, est supérieur à celui qui atteindrait le but sans passer par la tentation, et nous jouirons pleinement dans le Ciel du bonheur que nous n'avons pu goûter sur la terre.

    Channing insiste en dernier lieu sur la preuve scripturaire et attache une grande importance à la résurrection du Christ. Quel fait plus propre à dissiper nos doutes, que l'histoire de cet homme qui, après avoir subi le plus ignominieux des supplices et avoir été déposé sans espoir dans le sépulcre, est animé, trois jours après, d'une vie nouvelle et reparaît au milieu des siens pour attester le triomphe de l'humanité sur le Prince de la Mort. Le Christianisme nous a le premier révélé l'immortalité, non qu'auparavant cette doctrine nous fût inconnue, mais parce qu'il l'a entièrement transformée. Avant Jésus, elle demeurait à l'état d'hypothèse, de vague espérance ; depuis sa résurrection elle est devenue une glorieuse certitude ; avant lui elle ne raffermissait point notre vertu et favorisait quelquefois nos plus honteuses passions ; après lui, elle est une doctrine essentiellement morale et donne du courage et des forces à celui qui veut lutter contre ses mauvais penchants et mener une vie conforme à l'Évangile.

    Le mérite de l'Eschatologie de Channing ne consiste point seulement dans cette argumentation en faveur de l'immortalité de l'âme, si intéressante et si vigoureuse qu'elle soit. Sauf quelques incrédules de bas étage qui professaient l'Athéisme pour justifier leur immoralité et qui ne jouissaient d'aucun crédit, nul ne songeait, dans la Nouvelle-Angleterre, à mettre en doute le dogme d'une vie future. Ce qu'il importait, c'était de le dégager de sa forme grossière et surannée, et de le concevoir selon le spiritualisme évangélique. Or, aujourd'hui encore, l'Orthodoxie américaine maintient obstinément, jusque dans leurs moindre détails, les symboles traditionnels, en dépit des conquêtes les plus solidement établies de la science moderne et des plus claires affirmations de la conscience, et rien n'est plus choquant que le matérialisme des Spurgeon, des Ward-Beecher et d'autres éminents prédicateurs anglo-saxons. L'enfer est toujours considéré par eux comme le séjour local de Satan et des démons, et les impies y sont en proie à d'horribles tourments corporels qui ne doivent point avoir de fin. Le Ciel est conçu de la manière la plus charnelle, et l'on invoque les brillantes et poétiques descriptions de l'Apocalypse en faveur du Réalisme le plus vulgaire et le plus repoussant. Les justes jouissent, grâce à un acte auquel ils n'ont point eu de part, d'une parfaite félicité comme les pécheurs subissent, pour la transgression d'Adam, une damnation éternelle.

    Les premiers en Amérique, les Unitaires eurent la gloire de protester contre d'aussi barbares doctrines et de réaliser, sur ce point comme sur tant d'autres, un considérable progrès. Channing, en particulier, ne cessa de protester contre les erreurs de la théologie contemporaine, et conçut la vie future sous sa forme la plus édifiante et la plus élevée. Pour lui, l'Enfer n'est point un lieu étranger à la terre, et nous n'avons point à redouter des châtiments physiques. L'Enfer commence dès ici-bas pour ceux qui sont en guerre avec Dieu, et il consiste dans la misère et l'endurcissement amenés par le péché. La Rédemption a pour but notre délivrance spirituelle ; Jésus n'est pas venu dans ce monde pour arracher les coupables aux flammes de la Géhenne : il est venu pour nous guérir de nos maux et pour nous affermir dans la foi, la sainteté et l'amour. Une fois que l'homme a vaincu ses passions, une fois qu'il obéit aux prescriptions de sa conscience et qu'il conforme ses actes à la parole divine, il n'a plus à se préoccuper d'enfer et de jugement, et Channing appliquerait volontiers à chacun de nous les belles paroles de M. Renan sur Jésus : « Aucun ange ne le réconforta, si ce n'est celui de sa bonne conscience ; aucun Satan ne le tenta, si ce n'est celui que chacun de nous porte en son cœur. »

    De même nous ne devons point nous représenter le Ciel comme un paradis matériel dans lequel nous serons subitement transportés et où des jouissances d'un ordre supérieur seront à la disposition de ceux qui en obtiendront l'entrée. La Vie Céleste commence dès ici bas et se développe pour tout homme dans la mesure où il accomplit avec fidélité la tâche qui lui est imposée et où il est pénétré du Saint-Esprit, mais tant que dure l'existence actuelle, une lutte inévitable et douloureuse entre nos inclinations égoïstes et nos plus nobles penchants nous empêche de posséder pleinement le salut. Le bonheur, qui n'est que faiblement entrevu ici-bas, se réalisera de la manière la plus complète et la plus glorieuse dans l'éternité. Toutes nos facultés recevront leur entier déploiement, la vérité nous apparaîtra sans voiles, nos plus pures aspirations seront pleinement satisfaites, nous serons unis à nos frères par une universelle sympathie, et selon le mot sublime de l'Apôtre, Dieu sera tout en tous.

    Channing croit au salut final de toutes les créatures spirituelles et il repousse avec vivacité le dogme des peines éternelles tel que le formule la théologie Ecclésiastique. Comment, en effet, des êtres finis pourraient-ils être condamnés pour une faute passagère à un supplice irrémissible? Comment concilier le perpétuel malheur d'une créature quelconque avec la miséricorde de Dieu? Pourquoi l'action du Créateur serait-elle toujours impuissante ? Comment la félicité des Élus pourrait-elle être sans mélange, s'ils avaient le sentiment que les êtres qui leur sont le plus chers subissent d'effroyables tourments sans aucun espoir de pardon? Cela est aussi contraire à la perfection de Dieu qu'à une saine anthropologie, et l'idée d'un rétablissement final, d'une à àהoxactaotaorç  הacטtשׁט est des plus consolantes pour l'humanité. 

    Quant à la forme de notre nouvelle existence, quant au bonheur qui nous est réservé dans les célestes parvis, Channing n'a garde de tomber dans les bizarres rêveries et les fantastiques aberrations qui sont si fréquentes dans la théologie anglo-saxonne, et il se distingue dans ses vues Eschatologiques par sa sobriété et son spiritualisme. Selon lui, notre suprême félicité consistera dans la contemplation de Dieu. Sur la terre nous ne pouvons le connaître qu'imparfaitement, et les notions que nous nous formons de Lui sont toujours entachées d'erreur. Là-haut nous le verrons face à face, nous l'admirerons dans toutes ses œuvres, nous serons avec Lui dans une communion immédiate. Rien ne pourra désormais nous séparer de Jésus-Christ, et nos rapports avec Lui surpasseront ce que nous pouvons concevoir de plus tendre et de plus sublime. Loin d'être accablés par sa grandeur, nous serons animés par Lui d'une nouvelle vie, et nous nous épanouirons sous sa bienfaisante influence, comme la nature au printemps se transforme sous les rayons du soleil. Nous ferons mieux que de sympathiser avec notre Rédempteur : nous serons ses collaborateurs dans son auguste mission, et nous contribuerons avec Lui à l'avancement du Royaume de Dieu. Le Ciel n'est point un lieu d'oisive extase et de béatitudes stériles, et notre union avec le Christ ne serait point parfaite si nous ne travaillions pas de concert avec Lui à la régénération de nos semblables.

    Enfin, nous entrerons dans la glorieuse société des Rachetés, et nous vivrons avec tous les grands serviteurs de Dieu et les plus illustres bienfaiteurs de l'humanité. Nos relations ne seront plus souillées par notre égoïsme et nos mauvaises passions, nous jouirons de la sainte liberté des enfants de Dieu, et nous trouverons notre bonheur à favoriser les progrès de ceux qui sont moins avancés que nous dans la connaissance des choses divines.

    De si radieuses perspectives remplissent Channing d'un noble enthousiasme, et il s'écrie dans un pieux transport : « Le ciel est une glorieuse réalité. Nous devrions toujours en sentir l'attraction. S'il y avait ici-bas un pays qui réunît tout ce qu'il y a de beau dans la nature et tout ce qu'il y a de grand en fait de vertu et de génie, et qui comptât au nombre de ses citoyens les patriotes, les poètes, les philosophes, les philanthropes les plus célèbres de notre époque, avec quelle ardeur nous traverserions l'Océan pour visiter cette contrée! L'attrait du ciel n'est-il pas mille fois plus grand ! Là vivent les aînés de la création, ces fils de l'aurore qui firent entendre des chants de joie à la création de notre espèce ; là sont les grands et les bons de tous les temps et de tous les climats; les amis, les bienfaiteurs, les libérateurs de l'humanité ; le patriarche, le prophète, l'apôtre, le martyr, les véritables héros de la vie publique et plus encore de la vie privée, le père, la mère, l'époux, l'épouse, l'enfant, tous inconnus de l'histoire, mais qui ont marché sous les yeux de Dieu dans toute la beauté de l'amour et du sacrifice. Là sont ceux qui ont jeté dans nos cœurs les fondements de la vertu et de la charité, les écrivains qui nous ont inspiré de purs et nobles sentiments, les amis dont le courage a illuminé nos demeures et donné de la force et du calme à nos cœurs. Ils sont là-haut réunis à l'abri de tous les orages vainqueurs du mal, et ils nous disent: Venez avec nous dans notre éternelle félicité, unissez-vous à nos chants de louange, partagez notre adoration, notre amitié, notre progrès, notre amour. Ils nous disent : Cultivez maintenant dans votre vie terrestre cet esprit et cette vertu du Christ qui sont le commencement et l'aurore du Ciel, et bientôt, avec une amitié plus qu'humaine, nous vous accueillerons dans notre immortalité. Cette voix vous parlera-t-elle en vain? Est-ce que notre amour du monde, est-ce que la persévérance dans le péché nous sépareront de la société du Ciel par un gouffre que nous ne franchirons jamais ? »

     

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    Suite : Critique du système théologique de Channing.
     

     

      
      DidierLe Roux

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