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THÉODORE PARKER SA VIE ET SES ŒUVRES ; Chapitre 3 : LA CRISE RELIGIEUSE
THÉODORE PARKER
SA VIE ET SES ŒUVRES
Un Chapitre De I'histoire De L'abolition
De L'esclavage Aux États-UnisAlbert Réville
CHAPITRE III.
LA CRISE RELIGIEUSE.
Enseignement religieux de Parker. — Un nuage orageux se forme. — Les hérésies du pasteur unitaire. — L'unitarisme parvenu. — Un sermon incendiaire. — Parker mis à l'index. — Un diacre modèle. — La Résolution de Boston. — Les conférences. — De la religion en général. — Dieu. — L'immortalité. — Jésus-Christ. — La Bible. — Les églises. — La vérité nécessaire.
Nous traduirons ici un fragment d'une lettre adressée par Théodore Parker, le 10 août 1838, à l'un de ses amis, M. W. Silsbee. On y verra un exposé, tracé par lui-même, de sa méthode comme prédicateur, et des vues religieuses auxquelles il était parvenu.
« Dans mes entretiens religieux, je dis à mes paroissiens que la religion est aussi nécessaire à leur âme que le pain à leur corps, la lumière à leurs yeux, la pensée à leur esprit. Je leur demande de regarder dans leurs cœurs pour voir s'il n'en est pas ainsi. Ils me disent que je leur tiens le langage du bon sens, et que cela est vrai. On me questionne souvent sur des points qui frisent l'hérésie. Je leur dis que Moïse et les auteurs de l'Ancien Testament avaient des notions peu élevées de Dieu, mais pourtant les meilleures qu'on pût avoir de leur temps. Ils comprennent cela et croient ce que le Nouveau Testament leur enseigne sur Dieu. — Quant au Christ, ils sentent la beauté de son caractère quand ils voient en lui un homme ayant les mêmes besoins qu'eux, les mêmes épreuves, les mêmes tentations, les mêmes joies, les mêmes chagrins, et pourtant toujours supérieur à la tentation, sorti victorieux de chaque épreuve. Ils retrouvent en eux-mêmes des choses analogues.
J'insiste principalement sur quelques grands points, savoir la noblesse de la nature humaine, l'idéal sublime que l'homme devrait se proposer, sa dégradation actuelle, ses inclinations basses, ses vains plaisirs, la nécessité d'être fidèle à ses convictions, quelles qu'elles soient, avec la certitude qu'à cette condition l'homme fait travailler pour lui la toute-puissance elle-même de Dieu, de même que le mécanicien emploie toute la puissance de la rivière pour faire tourner sa roue.
J'insiste aussi sur la perfection et la providence de Dieu, sur l'exactitude et la beauté de ses lois physiques, morales, religieuses. Ma confiance dans la Bible s'est accrue. Ce n'est pas un livre scellé, c'est un livre ouvert. Je pense qu'il y a trois témoignages de Dieu dans la création : 1° les œuvres de la nature : elles ne le révèlent pas entièrement; nous ne pouvons encore résoudre toutes les contradictions qu'on y rencontre ; 2° la parole de nos semblables : j'entends par là toute la sagesse du passé, inclus les Écritures; il y a dans celles-ci des parties qui diffèrent beaucoup en degré, mais non en genre, des autres écrits; 3° les sentiments infinis de chaque âme individuelle. — A présent, j'appuie fort sur le premier témoignage, plus encore sur le second, mais surtout sur le troisième. Car tout homme peut avoir dans son cœur des révélations aussi splendides que celles d'un Moïse, d'un David et d'un Paul; j'ajouterais même qu'un Jésus, mais je ne pense pas que jamais homme ait eu une conscience de Dieu aussi parfaite que lui. »
Les premiers temps du séjour de Parker à WestUoxbury furent d'une tranquillité parfaite. Ses idées, quoique neuves et hardies, étaient acceptées volontiers, son charmant caractère et son sérieux achevaient de lui gagner les cœurs. Peu à peu cependant l'idylle devait faire place au drame. Au fait on peut douter que Théodore Parker se fût contenté à la longue d'une existence aussi paisible. Son besoin d'activité, la conscience qu'il avait de ses talents et du bien qu'il pouvait faire à son pays, l'idée que, pour opérer une réforme théologique, c'est dans un centre d'hommes éclairés, préparés par leurs besoins moraux à l'œuvre réformatrice, qu'il faut travailler, tout concourait à lui inspirer le désir d'exercer ses forces sur un plus vaste théâtre que celui de West-Roxbury. On peut même signaler sur son journal quelques traces d'abattement, de mélancolie, évidemment engendrée par la monotonie et le genre relativement mesquin de la vie qui se déroulait à ses yeux. Mais un nuage orageux ne tarda pas à se former dans cette atmosphère trop calme.
Depuis plus d'une année il avait dans un tiroir de son bureau deux sermons roulant sur les contradictions qu'on peut relever dans la Bible. Ce fut seulement après avoir consulté des amis et des personnes d'expérience, qui, pour la plupart, il est vrai, eussent préféré qu'il n'en fît rien, qu'il se décida à les prêcher. A sa grande surprise, à sa grande joie, il se trouva que ses paroissiens n'en furent nullement choqués, ceux-là même d'entre eux qui ne sympathisaient pas complètement avec lui. Il arrive souvent aux prédicateurs, sur la foi des conservateurs timorés qu'ils consultent, de se représenter la masse plus éloignée qu'elle n'est en réalité des vues libérales.
Mais la rumeur fut grande parmi les unitaires bibliques. Puis Parker parla à mainte reprise de son espérance que l'avenir verrait naître d'autres Christs, encore supérieurs à celui que nous devons au passé. Je présume qu'ici son expression était plus paradoxale que sa pensée. C'était surtout sa foi dans le progrès futur du genre humain qu'il voulait exprimer par là, et comme s'il eût été jaloux de la perfection que le passé pouvait léguer à l'avenir. Peut-être qu'avec plus de réflexion il eût évité cette manière fâcheuse de formuler une vérité que ne renierait certes pas celui qui a pu dire : L'homme qui croit en moi fera les mêmes œuvres que moi, il en fera même de plus grandes (Jean, xiv, 12). Il y a dans le champ du génie et surtout de l'inspiration religieuse de ces grandeurs qui ne se mesurent pas, et qui par conséquent défient qu'on les dépasse. On doit aussi se demander si l'humanité n'a pas un chemin déterminé à parcourir dans son histoire ici-bas, et si en vertu des lois présidant à sa constitution intime, certaines grandeurs individuelles ne doivent pas demeurer sans rivales, quels que soient les progrès accomplis par la masse. Mais cette manière d'envisager une question, en soi purement spéculative et sans conséquence actuelle, fit qu'un grand nombre des coreligionnaires de Parker reculèrent d'effroi, et il commença d'être bien porté, dans les cercles aristocratiques de Boston, d'énoncer des jugements perfidement compatissants sur le pauvre incrédule de WestRoxbury. Autres griefs. Parker répandait l'idée que la divinité du christianisme repose tout entière sur sa valeur religieuse et morale, et que la preuve tirée des miracles est radicalement impuissante. Partout on voit les partisans du miracle réagir contre ces deux thèses avec une sorte de colère concentrée, tenant à ce que des miracles qui ne prouvent rien sont inutiles, et que des miracles inutiles, ils le sentent bien, et sont vite éliminés de la conscience et de l'histoire. Parker publiait une excellente critique du fameux livre de Strauss sur la Vie de Jésus, en montrant les qualités et les défauts avec autant d'impartialité que de pénétration, mais à peu près personne autour de lui ne comprenait ce qui avait amené et historiquement justifié l'entreprise du docteur allemand, de sorte qu'on ne savait aucun gré à Parker de la modération ni de la supériorité de son point de vue. Dans d'autres articles encore, il avait semé des idées allemandes sur la philosophie, l'immanence de Dieu dans le monde et dans l'histoire, les éléments mythiques de la Bible, idées qui le faisaient ranger parmi les panthéistes et les spinosistes par ceux qui n'avaient pas même une teinture des études spéciales nécessaires à une appréciation quelque peu éclairée de questions de ce genre. Déjà nombre de ses collègues avaient déclaré qu'ils ne lui céderaient plus leurs chaires. L'unitarisme américain, comme tant d'autres partis politiques et religieux parvenus à la puissance, n'osait pas aller jusqu'au bout du principe de foi libre qui fait sa vitalité. Après avoir tant souffert lui-même des mépris, de l'ignorance, de l'étroitesse des églises moins éloignées de la tradition, maintenant qu'il s'était creusé un lit profond et large, qu'il avait en quelque sorte forcé le respect et la considération des autres sectes, au lieu de travailler au développement de son principe libéral, il trouvait de meilleur goût, plus commode, d'emprunter à ses vieilles rivales les armes rouillées de leur intolérance. Il ne s'agissait pas tant de réfuter Parker que de le faire taire, et l'on s'imaginait ainsi maintenir la paix, sans voir qu'après tout on n'obtenait par là que le silence, et que, les questions une fois posées, il n'a jamais été donné au silence de les résoudre.
Au surplus, dans l'Église protestante, en Amérique surtout, n'obtient pas le silence qui veut. Le fait même des procédés exclusifs dirigés contre Parker attirait, sur lui et sur les points de doctrine qu'il avait soulevés, l'attention de beaucoup de gens qui, autrement, n'eussent pensé ni à l'homme ni à sa théologie.
Ce fut surtout un sermon prêché à Boston, le 13 mai 1841, qui mit le feu aux poudres. Il s'agissait de consacrer au saint ministère un jeune candidat. Parker, qui devait coopérer à cette cérémonie avec plusieurs de ses collègues, avait été chargé du discours de consécration,* (Voir les fragments traduits à la fin de cet ouvrage sous le titre : Ce qui passe et ce qui demeure dans le christianisme.) et il avait mis cette occasion à profit pour développer ses vues sur le christianisme, ses éléments transitoires et sa valeur permanente. Il avait rangé dans la première catégorie bien des choses que la théologie traditionnelle considérait au contraire comme les colonnes du temple, et malgré le soin qu'il avait pris de moins attaquer directement les croyances qu'il ne partageait plus que d'en montrer l'indifférence au point de vue d'une piété positive et réelle, les conservateurs se montrèrent fort sensitive, selon l'expression anglaise, impressionnables au plus haut degré, sur les matières traitées, et ne virent plus en Théodore Parker qu'un révolutionnaire des plus dangereux.
Il en résulta une controverse violente, dans laquelle Parker, à peu près abandonné a lui-même, dut tenir tête à une foule d'attaques et d'injures fanatiques parties de tous les points de l'horizon. Que Parker, encore dans toute la vigueur de la jeunesse, avec la claire conscience de son bon droit, révolté des dénis de justice, des calomnies, du peu d'amour de la vérité dont faisaient preuve nombre d'anciens amis dont il eût attendu tout autre chose, enclin par caractère à riposter par le sarcasme et l'ironie, que Parker, dis-je, n'ait pas su toujours conserver dans ce débat le calme et la modération qu'on doit toujours désirer, c'est, ce qu'on ne peut contester. On sait d'ailleurs qu'en fait de discussions politiques et religieuses, la modération, rare partout, n'est pas précisément une vertu américaine. Après tout, ce n'est pas avec des compliments qu'on réforme une société religieuse. Il vient des instants où l'on est bien forcé de dire en face aux pharisiens ce qu'ils sont et de jeter au feu les bulles qui vous envoient brûler éternellement en enfer.
Nous n'entrerons pas dans les détails, aujourd'hui sans intérêt, de cette controverse qui entretint pendant des mois la presse quotidienne et périodique du Massachusetts, sans compter d'innombrables brochures que, comme toujours en pareil cas, firent paraître des zélateurs empressés de rendre témoignage à leur parfaite ignorance des questions soulevées. Une sorte de terrorisme moral fut organisé contre Parker, la timidité des uns y contribua aussi bien que les passions surexcitées des autres. Il se trouva bientôt que toutes les chaires unitaires, à l'exception d'une dizaine au plus, furent fermées à Parker dans toute l'étendue de la Nouvelle-Angleterre.
Ses paroissiens de West-Roxbury, qui suivaient ses prédications depuis déjà quatre ans et s'étaient aisément habitués à de prétendues hérésies facilitant, bien loin de la détruire, la vie religieuse et morale, lui étaient restés fidèles en dépit de toutes les démarches faites pour les éloigner de leur pasteur. On lui savait gré surtout de sa franchise. Citons, comme preuve à l'appui, les réflexions de l'un de ses diacres du nom de Farrington, excellent homme et dont nous aimerions bien voir se multiplier la race : « M. Parker, disait-il, distingue entre la religion et la théologie. Il a raison. Nous aimons sa religion, c'est exactement celle qu'il nous faut, nous la comprenons, et cette religion est l'essentiel. Quant à sa théologie, nous ne sommes pas tout à fait au clair. Il y a dedans plus d'une chose qui diffère de ce que nous avions appris. Mais aussi on nous avait bien enseigné des choses quelque peu singulières. Plusieurs points de sa théologie sont justes, nous en sommes certains, le tout a le ton du sens commun, et si quelque chose sonne parfois étrangement à nos oreilles, pourtant nous sommes contents de l'entendre parler comme il pense. Car s'il se mettait à ne pas prêcher ce qu'il croit, j'aurais peur qu'il ne finît par prêcher ce qu'il ne croit pas. » * (Life and Correspondence, II, 30ô.)
On peut considérer cet honnête diacre comme l'organe de l'opinion moyenne de la petite paroisse. Mais on conçoit que les proportions que la lutte avait prises durent augmenter encore le désir de Parker de travailler sur un plus vaste champ à l'œuvre de réforme qu'il avait entreprise. A Boston les hommes de progrès et d'initiative, que n'effrayait pas la croisade prêchée contre un théologien plus laborieux que les autres et dont tout le crime était d'avoir franchement mis son enseignement religieux en harmonie avec son savoir et sa conscience, ne voulurent pas que cette voix courageuse fût étouffée. Ils tinrent une assemblée pour en délibérer et, à l'unanimité, adoptèrent la motion pure et simple :
RÉsolu : Que le Rév. Théodore Parker sera entendu à Boston.
Parker répondit à cet appel qui lui ouvrait la capitale intellectuelle et commerciale de la Nouvelle-Angleterre. Il vint donc et rencontra des sympathies qui dépassèrent son attente. Ce n'est jamais impunément que l'esprit obscurantiste réussit à dominer dans une société protestante. Les Églises issues de la réforme ont sans doute leurs étroitesses, leurs périodes de défaillance ou de stagnation ; mais leur origine ne peut être oubliée de tous leurs membres, le sentiment que leur raison d'être, leur unique justification clans l'histoire ; est la libre acquisition et la libre prédication de la foi religieuse, finit toujours par faire valoir ses droits, et c'est toujours à lui qu'appartient le dernier mot dans leurs débats intérieurs.
Les conférences tenues à Boston dans l'hiver de 1841-1842 furent réunies par Théodore Parker en un volume intitulé Discussion de sujets religieux* (Discourse of Matters pertaining to Religion). C'est là qu'on peut trouver un exposé complet de ses idées théologiques. Nous tâcherons de les reproduire aussi brièvement que possible en analysant ce remarquable ouvrage*. (Il faut savoir que la première édition date de 1842 et que, sauf quelques changements peu importants, tenant surtout à ce que depuis lors Parker se prononça positivement contre l'authenticité du quatrième évangile, ses idées sont restées essentiellement les mêmes. On pourra juger du caractère véritablement avance de sa théologie, en voyant qu'il y a plus de vingt ans, le jeune théologien de la Nouvelle-Angleterre professait déjà des opinions et des vues dont l'apparition, récente encore parmi nous, a fait l'effet d'une nouveauté inouïe, et qui commencent seulement à se frayer un certain accès au milieu des cercles intelligents de la vieille Europe.)
Livre 1er. — De La Religion En GÉnÉral. — Toutes les institutions humaines sont provenues d'un principe inhérent à la nature humaine. Rien dans la société qui ne soit aussi en l'homme. La religion ne fait pas et ne saurait faire exception. Il est aussi irrationnel de l'attribuer aux artifices des prêtres et des princes, quoiqu'ils en aient bien souvent abusé, que de prendre l'art et les ruses des marchands pour la cause du commerce. Il y a donc en l'homme un principe religieux naturel.
A ce principe religieux naturel qui, considéré de plus près, a pour contenu principal le sentiment d'un infini parfait dont nous dépendons, doit correspondre un objet adéquat. Nous ne pouvons concevoir une tendance sans objet. C'est pourquoi l'homme croit en Dieu par une intuition spontanée de sa raison. Les arguments ordinairement allégués pour prouver l'existence de Dieu peuvent confirmer, mais ils ne sauraient engendrer cette foi intuitive.
Quant à la conception déterminée que nous nous formons de Dieu, elle est nécessairement inférieure à la réalité, le fini ne pouvant comprendre l'infini. De là tout à la fois la permanence, l'universalité de l'idée intuitive de Dieu tout le long de l'histoire, et les innombrables variétés des conceptions que les hommes se sont faites de Dieu. Les épouvantables abus que l'homme a si souvent commis au nom de la religion prouvent la profondeur et la puissance de cette tendance instinctive de la nature humaine bien plus encore qu'ils ne plaident contre elle.
Il ne faut pas plus confondre la religion, qui est un fait, avec la théologie, qui est la science de ce fait, que les étoiles avec l'astronomie.
Il y a trois grandes formes historiques de la religion : le fétichisme, le polythéisme et le monothéisme. Le premier consiste dans l'adoration des objets visibles. C'est un culte immédiat de la nature, ou plutôt de certains phénomènes de la nature qui éveillent dans l'esprit humain le sens du mystère, ou de la crainte, ou de la reconnaissance, etc. Il tend toutefois à généraliser les objets de l'adoration jusqu'à ce qu'il ait fait une divinité de chacune des grandes divisions de la nature visible : le ciel, la terre, la mer. Cette forme de religion n'a que très peu de valeur morale, si elle en a.
Le polythéisme consiste dans l'adoration de plusieurs divinités issues de la personnification des forces matérielles et morales du monde, les premières cédant toujours plus de terrain à celles-ci. Il faut noter l'opulence de ses formes et de ses symboles, son charme puissant, surtout en Grèce, et sa tendance, plus ou moins inconsciente, soit vers le panthéisme, soit vers le monothéisme. A son ombre se constitue le sacerdoce, avec ses bienfaits relatifs et ses abus. La guerre est l'état normal de la nature et du genre humain, comme des divinités entre elles. L'esclavage est à l'origine un progrès sur la guerre d'anéantissement, et avec lui commence le travail, la production surabondante et, dès lors, le commerce. L'État et la religion sont un, que cette unité soit ou non fondée sur une théocratie. Le polythéisme tantôt arrête, tantôt favorise le développement moral. C'est surtout au point de vue de la moralité domestique et intérieure comme à celui de la moralité universelle ou humanitaire qu'il est en défaut. Il n'inspire guère que des vertus civiques.
Avec le monothéisme apparaissent les grandes idées d'humanité, de droit égal pour tous, de liberté et d'idéal moral absolu. Car le Dieu unique doit être parfait en sagesse, en amour, en volonté. Mais là aussi, là surtout, il faut revenir à la distinction déjà faite entre l'identité de l'idée monothéiste à travers les âges et les nombreuses conceptions, si souvent inférieures, grossières même, que l'homme s'en est faites. Le monothéisme primitif des Hébreux est encore très incomplet et n'exclut nullement l'existence d'autres dieux que Jéhovah. Lorsque Jéhovah seul est regardé comme vrai Dieu, il s'en faut encore bien que le caractère qui lui est attribué soit celui de la perfection. L'Ancien Testament le représente sous des traits fort peu spirituels et vénérables. Mais, de Moïse à Jésus-Christ, la ligne du monothéisme toujours plus pur et plus élevé se prolonge jusqu'à ce qu'elle arrive à la conception du Père céleste.
Il est certaines questions étroitement rattachées à la religion, celles, entre autres, de l'état primitif du genre humain et de l'immortalité. Quant à la première, tout concourt à prouver que les hommes, qu'ils descendent ou non d'un seul couple primitif (la solution de cette question obscure ne change rien au fait de l'unité spirituelle du genre humain), ont débuté sur la terre par un état extrêmement bas, tout voisin de l'animalité. Les mythes de l'Éden, de l'âge d'or et autres semblables, contredits par d'autres souvenirs encore plus anciens, s'expliquent par la tendance à idéaliser le passé, et ne répondent à rien de réel. Le royaume de Dieu n'est pas en arrière, il est en avant.
Quant à la doctrine de l'immortalité, elle est presque aussi générale que la foi en Dieu, et dérive, comme celle-ci, de la tendance de la nature humaine vers l'infini. Il faut ici, de même qu'en parlant de la foi en Dieu, distinguer fortement entre l'idée et la conception de la vie future. Celle-ci, aussi bien que les arguments avancés pour la démontrer, peut être fort défectueuse. La foi en l'immortalité, d'abord très vague et parfois même indirectement niée dans plusieurs livres de l'Ancien Testament, va toujours en s'affermissant et en se précisant, surtout depuis la captivité. On peut suivre les marques d'un développement analogue chez les autres peuples. Si la doctrine de l'Église qui voue à l'éternelle damnation la grande masse des hommes était vraie, le don de l'immortalité fait par Dieu à notre race serait une malédiction bien plus qu'une prérogative.
La religion, selon qu'elle tourne en superstition, en fanatisme, ou bien en piété réelle, en amour de Dieu, est ou la plus redoutable des puissances qui régissent la marche des choses humaines, ou le plus grand, le plus salutaire, le plus suave des bienfaits divins.* (Voir le morceau traduit à la fin du volume sous le titre de Joie religieuse.)
Livre II. — Relation Du Sentiment Religieux Avec Dieu. — Dieu infiniment parfait, voilà ce que le sentiment religieux requiert. Si, en disant que Dieu est personnel, on entend qu'il est supérieur aux limitations des êtres inconscients; si, en disant qu'il est impersonnel, on veut dire qu'il est supérieur aux limitations de notre personnalité, on a raison. Mais si, en se servant de ces deux termes, on prétend reporter sur lui les limitations de la personnalité ou celles de l'inconscience, on a tort. En tant que perfection infinie, nous devons attribuer à Dieu la toute-puissance, la toute présence (immanence), la justice, l'amour, la sainteté. La nature entière est donc une révélation de l'Être qui pénètre et dirige toutes choses. Les forces de la nature sont ses modes d'action. De là l'uniformité et la stabilité des lois de la nature.
Mais Dieu est en l'homme non moins que dans la nature, et de même qu'à chaque besoin de l'être vivant Dieu fait correspondre dans la nature un objet qui le satisfasse, de même, à notre besoin religieux, il fournit une satisfaction naturelle. C'est la communion de l'âme avec Dieu par le moyen du sentiment religieux, de laquelle aussi dérive le phénomène de l'inspiration. Un tel point de vue écarte aussi bien ce déisme naturaliste qui sépare Dieu du monde, n'admet pas de rapport actuel entre l'homme et Dieu, et réduit la religion à une forme, peut-être utile, mais vide et glacée, que le supernaturalisme qui n'admet de révélation de Dieu à l'homme que moyennant le miracle. La vraie notion, celle du spiritualisme, admet l'action permanente de Dieu sur et dans l'âme humaine, action grâce à laquelle l'âme perçoit directement, intuitivement, les vérités rationnelles et morales. Mais l'inspiration, supposant la coopération de l'âme inspirée, diffère selon la race et selon l'individu, qui peut être plus ou moins richement doué, qui peut se servir avec plus ou moins d'énergie des facultés qu'il a reçues. La condition essentielle de l'inspiration, c'est que l'homme observe purement la loi de son être spirituel. Le meilleur, le plus sage, le plus religieux, est aussi le plus inspiré. C'est faute de religion ou de réflexion, que l'homme se croit si éloigné de Dieu qu'il a besoin de faire reposer sa foi et son espérance sur l'autorité d'une église ou d'un livre.
Livre III. — Relation Du Sentiment Religieux Avec Le Christianisme. — Le christianisme est-il la religion absolue, c'est-à-dire l'amour parfait de Dieu et de l'homme, manifesté dans une vie où toutes les facultés humaines se développent harmonieusement? Pour répondre à cette question, il faut recourir aux enseignements de Jésus lui-même. Pour cela, il faut consulter les évangiles, qui ne prétendent aucunement à cette inspiration miraculeuse que la tradition réclame en leur faveur, et qui auraient tort d'y prétendre, puisqu'on fait ils se contredisent fréquemment. Cependant et malgré tout ce qu'il y a de légendaire et de mythique dans leurs récits, il faut bien admettre qu'un grand fait, une vie divine, un enseignement des plus élevés, sont à la source du courant traditionnel qu'ils ont recueilli. Laissons de côté le quatrième évangile qui n'est historique, ni en lui-même, ni dans l'intention de son rédacteur. Grâce aux synoptiques (trois premiers évangiles, ainsi nommés de leurs nombreux passages parallèles qu'on peut mettre en regard pour les comparer de plus près), malgré leurs divergences, nous pouvons reconstruire l'enseignement que Jésus rehaussa par sa noble vie, et qui consiste à montrer dans l'amour de Dieu et des hommes le commandement et le bien suprêmes. Pourtant on regrette de devoir constater, à côté d'un incomparable sentiment de la perfection divine, des assertions qui stipulent un enfer éternel, l'existence personnelle du diable, la fin prochaine du monde jointe au retour du Messie triomphant sur les nuées du ciel. Peut-être aussi serait-on en droit de lui reprocher certaines fautes, ' fort excusables, mais enfin certaines fautes. Mais il n'en est pas moins réel que le principe de la religion éternelle a été proclamé par lui et magnifiquement réalisé dans sa vie. La religion de l'esprit, supérieure aux rites, aux prêtres et aux dogmes, a donc fait son apparition avec lui, par lui et en lui. Il ne faut pas faire reposer l'autorité de la doctrine de Jésus sur des miracles qui sont, ou impossibles, ou attestés très insuffisamment. Les miracles de saint Bernard seraient plus admissibles que ceux du Christ s'il fallait se décider uniquement en pesant les témoignages. D'autre part, si l'on dit que c'est la doctrine qui prouve les miracles, on proclame par cela même leur inutilité. L'autorité de cette doctrine repose entièrement sur sa vérité.
L'excellence de la doctrine de Jésus ressort, en particulier, de ce qu'elle autorise pleinement l'homme à s'avancer indéfiniment au delà du point où Jésus est resté lui-même. Tout ce qui s'accorde, avec la raison, la conscience et le sentiment religieux est essentiellement chrétien. La religion du Christ est donc une religion de liberté, celle du développement continu, de la poursuite incessante du meilleur et du plus parfait. — Une autre de ses supériorités, c'est qu'elle nous propose, non pas un système, mais une méthode de religion et de vie, savoir l'obéissance à la loi intérieure écrite par Dieu sur les tables de nos cœurs. — De plus elle est éminemment pratique et compte pour rien la confession du dogme, l'accomplissement du rite, en comparaison d'une vie sainte et aimante. C'est une religion de la vie quotidienne, du foyer domestique et de la place publique, de la solitude en pleine campagne et aussi de la participation à la marche simultanée du genre humain. Elle ne connaît rien d'une sainteté vicaire, et si elle nous montre un frère priant avec nous le Père céleste, elle ignore cet altorney, ce procureur plaidant avec Dieu, ou cet innocent, victime expiatoire de péchés qu'il n'a pas commis, l'un et l'autre forgés par la théologie traditionnelle.
Autant qu'on peut reconstituer le portrait du Christ, toute part faite aux limitations et imperfections inévitables de son caractère, on doit s'incliner devant lui comme devant la plus grande âme qui ait passé sur la terre.
La doctrine évangélique monta des bords du lac de Galilée à Jérusalem, à Antioche, à Éphèse, à Athènes, à Corinthe, à Rome, et triompha de tous ses ennemis. Mais, hélas ! ce ne fut pas sans perdre de sa pureté divine par son mélange avec le judaïsme, le paganisme et la politique. Mais elle est éternelle par son principe et elle éliminera dans son application continue les erreurs qui, dès les premiers jours, en ce Jésus lui-même qui la proclama et lui donna vie et puissance, purent se mêler avec elle.
Livre IV. — Relation Du Sentiment Religieux Avec La Bible. — Les immenses et bienfaisants résultats de la diffusion de la Bible dans le monde doivent avoir une cause proportionnelle. Mais il ne faut pas la chercher ailleurs que dans la sublimité des enseignements que la Bible contient, et cela n'ôte pas le droit de constater et de repousser les éléments contradictoires, absurdes ou immoraux, qu'elle renferme aussi. Comme celle du christianisme en général, l'autorité de la Bible n'est autre que celle de la vérité qu'elle contient et qui se justifie elle-même devant la conscience humaine. Si la Bible doit disparaître au souffle de la critique, c'est qu'elle devait disparaître. Mais elle ne disparaîtra pas, à cause et dans la mesure de la vérité qui est en elle.
Livre V. — Relation Du Sentiment Religieux Avec L'Église. — Jésus ne fonda pas d'église. Mais sa religion, comme toutes les religions, rapprocha ceux qui la possédaient, et la sympathie commune pour sa personne resserra singulièrement cette association religieuse. Au commencement la liberté trônait au sein des réunions chrétiennes. C'est peu à peu que, sur l'organisation républicaine, démocratique des premiers temps, se greffa la hiérarchie épiscopale. Avec Paul qui tâche d'émanciper la chrétienté des formes juives, s'opère, d'autre part, l'introduction d'un dogme défini, nécessaire, dans le christianisme. Peu à peu la servitude, soit vis-à-vis du prêtre, soit vis-à-vis du dogme formulé par le prêtre, devient la règle dans l'Église. De là les horreurs spirituelles et temporelles de l'Église du moyen âge et la légitimité de la Réforme. — Celle-ci a scindé d'une manière irrévocable l'unité extérieure de l'Église. Le catholicisme doit sa force et sa part de vérité à ce qu'il reconnaît la continuité de l'action révélatrice et rédemptrice de Dieu parmi les hommes; mais son erreur et sa faiblesse proviennent de ce qu'il prétend renfermer cette action divine dans les cadres de son clergé et dans les formes de sa doctrine; de là son intolérance, sa tyrannie, son effroi de l'examen indépendant, l'état arriéré des populations qui lui sont soumises. — Le mérite du protestantisme est donc d'avoir brisé ce joug intolérable et replacé l'individu dans la position où Jésus voulait qu'il fût, c'est-à-dire en la présence immédiate de Dieu. Son tort fut de vouloir renfermer toute vérité, toute inspiration dans la Bible, et comme celle-ci donnait lieu à plusieurs interprétations, de formuler des confessions de foi obligatoires. De là ses divisions. Ses diverses branches, du calvinisme le plus sombre à l'unitarisme le plus large, ont toutes leurs défauts et leurs qualités. Toutes sont trop étroites, trop esclaves de la lettre biblique. La critique nous délivrera de cette dernière servitude. L'avenir appartient au spiritualisme, qui se propose pour but suprême l'identité de volonté de l'homme avec Dieu, et qui subordonne tout, églises, cultes, formes religieuses, à la grande chose, seule nécessaire, à la seule religion qu'on puisse dire éternelle : Amour de Dieu et amour de l'homme.
Nous devions à nos lecteurs cette analyse condensée de l'exposition, pleine de mouvement et d'éloquence, que Parker donna de ses doctrines à ses auditeurs de Boston. Que de fois n'avons-nous pas été tentés de substituer à notre sec résumé une traduction continue ! Il était également impossible de marquer, chemin faisant, l'incroyable quantité d'auteurs indiqués en note dans le livre et dont le nombre, presque effrayant, nous montre combien le théologien noté d'hérésie avait pris au sérieux son devoir de chercher la vérité avant de l'enseigner aux autres. Il ne s'agit pas en ce moment de faire une critique de ces vues religieuses. Si j'osais émettre un avis personnel, je dirais que sur Certains points, par exemple la genèse des mythologies, le caractère personnel du Christ, son enseignement proprement dit, en général la manière un peu trop hostile selon moi dont le passe de l'Église est envisagé, je ne saurais me ranger entièrement de l'avis de l'éminent orateur. Mais, ces réserves faites, je ne dissimulerai pas mes ardentes sympathies pour cet ensemble de belles et généreuses doctrines. Théodore Parker est dans la grande lignée des hommes de Dieu qui, chacun en son temps, ont combattu le bon combat de la piété jointe à la liberté. Les erreurs qu'il a pu mêler à ses vues si nobles et si grandes s'en iront. Mais la vérité, dont il a tâché de montrer à tous la splendeur éternelle, cette vérité que l'amour ardent et pur de la perfection qui est en Dieu et doit venir en l'homme est ce qu'il y a de plus beau, de plus nécessaire, au ciel et sur la terre, cette vérité ne périra pas, et nul ne peut contester à Parker la gloire d'en avoir été l'un des plus puissants prédicateurs.
DidierLe Roux
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