• THÉODORE PARKER SA VIE ET SES ŒUVRES ; Chapitre 4 : LE VOYAGE EN EUROPE

    THÉODORE PARKER SA VIE ET SES ŒUVRES ; Chapitre 4 : LE VOYAGE EN EUROPE
     

    THÉODORE PARKER

     

    SA VIE ET SES ŒUVRES

     

    Un Chapitre De I'histoire De L'abolition
    De L'esclavage Aux États-Unis

    Albert Réville 

     

     

     

    CHAPITRE IV.

    LE VOYAGE EN EUROPE.

    Mort de Channing. — L'association des ministres unitaires. — L'exclusivisme religieux en Amérique. — La santé de Parker est compromise. — Départ pour l'Europe. — La France. — Florence. — Rome. — Venise. — Prague. — Berlin. — Heidelberg. — Wittenberg. — Tubingue. — Une vocation.

     

     

    On concevra sans peine que, si cette exposition complète de ses vues religieuses recruta des partisans à Parker au sein de la société bostonienne, elle ne fit qu'aigrir ses adversaires et augmenter leur nombre. Le vénérable Channing, un peu surpris par cette irruption de vues nouvelles qui dépassaient les siennes, mais trop foncièrement libéral pour s'enrôler dans le parti de la compression, était mort au moment où Parker venait de publier ses conférences de Boston (automne de 1842). Parker sentit vivement sa perte. Peut-être Channing seul eût-il été en état d'élever une voix conciliante et écoutée au milieu des passions théologiques soulevées. Il fut question d'exclure le pasteur de West-Roxbury de l'association des ministres unitaires de Boston, et dans une séance, à laquelle il assistait, il dut repousser pendant plusieurs heures des accusations aigres-douces, évidemment dictées par le désir de le pousser à une démission volontaire. Quelques membres pourtant témoignèrent quelque sympathie pour sa position et son caractère. Il n'y tint plus et fondit en larmes. Voici ce qu'il écrivait quelques jours après à l'un de ses amis, présent à la séance :

    Vous-vous trompez un peu, mon cher ami, sur la cause de mes larmes l'autre nuit. Ce n'était pas que vous ou d'autres m'eussiez dit des choses dures. Tous auraient pu m'en dire aussi long qu'ils auraient voulu, je n'en eusse pas cligné l'œil. Ce sont les bonnes choses qu'ont dites B. et G., et ce que votre figure montrait que vous alliez dire vous-même, voilà ce qui m'a fait pleurer. J'eusse pu rendre argument pour argument, coup pour coup, bienveillance pour malveillance, toute la nuit durant. Mais, du moment que quelqu'un prend mon parti et prononce un mot de sympathie, je ne suis plus un homme, je pleure comme une femme...

    Mais laissons ce sujet pénible. J'ai toujours su les risques que je courais en émettant des opinions contraires à la théologie courante. Je n'ai pas oublié George Fox, ni Priestley, ni même Abélard, ni saint Paul. Non pas que je me compare à ces nobles hommes, si ce n'est en ceci que chacun d'eux fut destiné à rester seul, et que je le suis aussi. Je sais ce que Paul ressentait quand il écrivait : "A mon premier interrogatoire, personne ne m'a assisté." Mais je sais aussi ce que signifie cette parole d'un plus grand que Paul : "Cependant je ne suis pas seul; car le Père est avec moi." Si je mourais demain, je pourrais dire :

    I hâve the richest, best of consolations,

    The thought that I hâve given,

    To serve thé cause of Heaven,

    The freshness of my early inspirations.* (J'ai la plus riche, la meilleure des consolations, — La pensée que j'ai donné — Pour servir la cause de Dieu — La fraîcheur de mes premières inspirations.) 

    Je me soucie peu du résultat que cela aura pour moi personnellement. Toute destinée m'est indifférente, pourvu que j'aie l'occasion de faire mon devoir. Sans doute ma vie sera extérieurement une vie de tristesse et de séparation d'avec d'anciens associés (je ne peux plus dire amis). La société, je le sais, va me regarder avec défiance et les ministres avec haine; peu m'importe. Intérieurement, ma vie est et doit être une vie de paix profonde, d'une satisfaction, d'un bien-être tel que toutes mes paroles ne sauraient en décrire le charme. Il n'est pas de peine terrestre qui me trouble au delà d'un moment, pas de désappointement qui soit capable de me rendre chagrin, triste ou soupçonneux. Tous les maux extérieurs, je les secoue comme la neige tombée sur mon manteau. Je n'eusse jamais pensé que je serais aussi heureux dans cette vie que je l'ai été ces deux dernières années. Le côté destructeur de l'œuvre que je me sens appelé à faire est pénible, mais il est léger quand je pense à la grande tâche de la construction. Ne pensez pas que je sois flatté, comme on le dit, de voir que la foule vient m'entendre. La pensée que je fais ce que je sais être mon devoir est pour moi une riche récompense, je n'en connais pas d'aussi grande. Pourtant j'ai, de plus, la satisfaction de savoir que j'ai réussi à réveiller l'esprit de religion, de foi en Dieu, chez vingt ou vingt-cinq hommes qui, auparavant, n'avaient ni foi, ni religion, ni espérance. Cela seul, et l'expression de leur gratitude (soit de vive voix, soit par lettres, soit par l'entremise d'un ami) compense pour moi tout ce que les ministres du monde entier pourraient dire ou faire contre moi. Mais pourquoi parler de cela? Seulement pour vous montrer que je ne suis pas près de me laisser abattre. Plusieurs de mes ancêtres, il y a deux ou trois cents ans, donnèrent leurs têtes pour leur religion! Je ne suis pas appelé à une pareille épreuve, et je peux bien porter ma croix plus légère.

    Tous ceux qui, éprouvant le besoin de la sympathie dans leur vie quotidienne, se sont vus placés dans l'alternative de perdre cette joie profonde ou de manquer au devoir, comprendront ce qu'il y a de résignation dans ce langage résolu. Cette fermeté lui était nécessaire. Depuis lors et pendant les années qui suivirent son installation à Boston, il fut en butte à une opposition qui aurait découragé tout autre que lui. Les accusations, les injures, les menaces dévotes, la haine de la majorité du peuple ameutée par ses dénonciateurs, tombèrent sur lui comme une avalanche. Des insultes lui furent adressées en public par des hommes qui se vantaient naguère de son amitié. On pria tout haut, dans mainte réunion pieuse, pour qu'il fût ou converti ou puni d'en haut. On refusa, et ceci est caractéristique des mœurs américaines, de s'asseoir sur le même canapé, à la même table, de monter dans le même omnibus. On le traita on lépreux de l'Église et de la société. Pendant un certain temps, il y eut contre lui une véritable coalition de la presse, patronnée par des coteries riches et puissantes. On refusait partout ses travaux. Il ne put pendant plusieurs mois trouver dans toute l'Union un seul libraire qui consentît à imprimer ses premiers ouvrages. C'est un éditeur swedenborgien de New York qui prit enfin sur lui de tenter l'aventure. Non seulement l'Académie de Boston n'osa jamais lui ouvrir ses rangs, où il eût sans contredit occupé l'une des premières places, mais encore, quand il voulut s'intéresser à quelques œuvres de philanthropie chrétienne, il dut le faire en secret, par des tiers, en se cachant comme pour une mauvaise action.

    Rien n'éteignit son courage, et vraiment il y a quelque chose qui fortifie dans la vue de cet homme, qui n'a que son caractère et sa conviction pour résister à toutes les forces sociales réunies contre lui, et qui finit par conjurer leur opposition. N'étant lié que par sa conscience, au-dessus de tout soupçon d'intérêt personnel, n'étant inféodé à aucun parti politique ou religieux, il fut fort, pourrait-on dire, de ce qui était sa faiblesse. Il continua à mener de front l'activité pastorale et le travail de cabinet le plus absorbant. Il travaillait en moyenne quinze heures par jour, se tenant au courant de tous les progrès de la science européenne. Critique, exégèse, linguistique, philosophie, archéologie, ethnologie comparée, statistique, il voulait tout connaître et communiquer à ses concitoyens, dans son langage clair et pénétrant, le fruit de ses veilles laborieuses. C'est peu de temps après ses conférences de Boston que parut sa traduction de l'Introduction à l'Ancien Testament du professeur De Welte, enrichie, comme nous le savons, de notes et d'éclaircissements considérables. De plusieurs côtés on commençait à lui demander de venir se faire entendre. Quand on l'avait entendu, il était rare qu'on ne le priât pas de revenir, et, comme il ne voulait pas que ses paroissiens en souffrissent, c'est aux dépens de ses nuits qu'il parvenait à tenir tête pendant le jour aux exigences de la situation. A la fin sa santé, qui avait déjà souffert de ses excès de travail à l'Université, se trouva fortement ébranlée, et ses amis furent unanimes à lui conseiller une année de repos et un voyage en Europe. Ce devait être pour lui un moyen tout à la fois de rétablir sa santé et d'agrandir encore le cercle de ses connaissances.

    L'année qu'il consacra à ce voyage fut, a-t-il dit lui-même, la plus profitable de sa vie. L'Europe l'intéressa au plus haut degré. Il fit à Londres la connaissance de plusieurs hommes distingués dans les sciences et dans la théologie, entre autres du professeur Newman. Paris et la France eurent ensuite leur tour. Notre caractère, nos mœurs, nos monuments, tout, jusqu'aux noms baroques de plusieurs de nos rues, est noté avec une précision surprenante sur son journal de voyage. Voici comment il résume le jugement qu'il porte sur nous, dans une lettre écrite sur un ton humoristique à l'un de ses amis :

    «Après tout, il y a chez les Français une certaine unité de caractère qui a son mérite. Ils sont toujours gais : gais dans leurs affaires, gais dans leur religion. Leurs églises moines ont un style particulier et toute leur architecture, du moins à partir de Delorme, est gaie. Le Français danserait volontiers devant le Seigneur comme le roi David. »

    A Paris il entendit MM. Damiron, Lenormant et Jules Simon. Ce dernier, encore jeune, lui sembla réaliser, selon ses propres expressions, le beau idéal du professeur faisant son cours. « Jamais, dit-il, je n'ai lu ni entendu d'exposition de doctrines plus lucides que celle de M. Simon, retraçant les idées de Plotin sur la Divinité, bien qu'il me parût pécher un peu sous le rapport de l'exactitude. » Son amour de la clarté lui rendait nos bons auteurs particulièrement chers. Il avait beaucoup profité, disait-il, « de la brillante mosaïque de M. Cousin. »

    II passa ensuite en Italie, visita Gênes, Pisé, Florence. Qui lui eût dit alors que, seize ans plus tard, il viendrait exhaler son dernier soupir dans la ville des Médicis!

    Extraits de son journal :

    Florence. — La première fois que je visitai la belle église de Santa-Croce, c'était par un jour triste et pluvieux. Ne sachant que faire, j'entrai dans cette maison des trépassés. Pendant que je copiais des inscriptions, les prêtres chantaient leur office, et, de temps à autre, l'orgue soupirait une musique qui semblait descendre du ciel. C'était triste, doux, caressant l'âme.

    N'est-il pas curieux que Galilée ait dû être enterré dans cette église et y avoir son monument? Car c'est dans ce cloître que résidait le tribunal qui l'a persécuté. Ainsi va le monde. Les fils de saint François, à qui le pape confia le pouvoir inquisitorial en Toscane, se réunissaient dans le cloître de Santa-Croce. Aujourd'hui le grand-duc de Toscane est heureux de conserver la moindre relique de Galilée, jusqu'à son doigt qui se trouve à la bibliothèque Laurentienne...

    J'ai maintenant visité la plupart des merveilles de cette charmante ville. Je dois dire que les grandes peintures de Raphaël, la Vierge à la chaise, le Jules II, le Léon X, la Fornarina, m'ont impressionné plus que je n'osais l'espérer. La première fois que j'entrai au palais Pitti, je ne savais pas ce que je devais regarder, quand tout à coup mes yeux tombèrent sur la Madone. Quelle peinture! Dieu du ciel, quelle peinture. Et quel génie! J'en dois dire autant des grandes œuvres du Titien, la Madeleine, les Deux Vénus. Mais le Laocoon, la Vénus de Médicis, l'Apollon ne m'ont pas saisi autant que je m'y serais attendu. Les statues en général sont restées un peu au-dessous de ce que je m'étais imaginé.

    Nous pouvons reconnaître à ce dernier trait l'ami de la vie et du mouvement. La statuaire est toujours plus abstraite, plus impersonnelle que la peinture. C'est précisément ce qui fait sa supériorité aux yeux de ses partisans.

    Pouzzole et Baies. — Mémento la jeune fille près du Cento Camarelli, qui filait à la mode antique, cette jolie fille dont Freeman examina les superbes dents, à la beauté de laquelle je donnai un demi-carlin, et qui s'agenouilla pour que nous pussions bien voir son collier.

    Puis il gagne Rome « la veuve de deux antiquités. »

    II n'est pas de cité, excepté Jérusalem et Athènes, qui soit aussi riche que Rome en souvenirs. Deux fois la capitale du monde, la première fois par la puissance païenne, physique; la seconde, par la puissance chrétienne, spirituelle! Les deux fois elle a fait le désert autour d'elle...

    Que j'aime à errer le long des rues de Rome, à m'asseoir aux lieux où fut le Forum! Alors, je songe aux armées qui sortaient de la petite ville pour conquérir le monde. Quelles traces ces sombres géants ont laissées sur la terre'.... Mais quel contraste quand on voit cette foule de mendiants et de vauriens! Ô cité du crime depuis les jours de Romulus jusqu'à ceux d'à présent! Toi qui lapides les prophètes! Le sang des martyrs est sur toi de tes premiers à tes derniers jours...

    Nous sommes allés voir Sainte-Marie-Majeure. C'est une église extrêmement riche, mais elle n'a rien d'imposant. Ce n'est pas une architecture religieuse. Il me semble que l'unitarisme moderne aimerait ce style-là : il est clair, actuel, l'œuvre de cerveaux logiques et démonstratifs, complètement libre de mysticisme...

    Nous sommes allés à la prison Mamertine où mourut Jugurtha, ainsi que les complices de Catilina. C'est là aussi que Paul fut prisonnier. Le concierge montre une source qui jaillit, dit-il, tout exprès pour saint Pierre (lequel passa dans ces murs neuf mois avec saint Paul) et qui lui servit à baptiser quarante-neuf soldats, tous morts martyrs. Une pierre gravée raconte le même événement. J'ai goûté de cette eau. Absurdité à part, c'est quelque chose de s'asseoir dans le donjon où Paul fut prisonnier.

    Dimanche, 3 mars 1844. — Nous avons été présentés au pape en compagnie de quelques autres Américains. Il était debout, en simple habit de moine, le dos appuyé contre une sorte de table. Il causa avec M. Greene, notre introducteur. Il bénit quelques rosaires apportés par les Américains. Nous restâmes environ vingt minutes. Sa figure était bienveillante, et il nous regardait d'un air affable. On parla de l'état de Rome, de la langue anglaise en Amérique, du fameux cardinal polyglotte de la propagande * (Le cardinal Maio). Le pape fit un signe, et nous nous retirâmes.

    Un fait à noter, et qui a de nombreux parallèles. Parker fut un moment amadoué par les manières exquises, la politesse raffinée des hauts dignitaires de l'Église de Rome. Il les trouva charmants, presque séduisants. Non pas que ses tendances et ses idées religieuses en eussent reçu le moindre choc, mais on le voit pourtant, dans ses notes et dans ses lettres datées des premiers jours de son passage à Rome, enclin à une indulgence, rare chez lui, pour les défenseurs et les soutiens d'un système, à ses yeux très funeste. Sa première désillusion lui vint d'un Romain qu'il interrogea sur la moralité du clergé indigène. « Un dixième des prêtres, lui fut-il répondu, se compose d'hommes consciencieux et purs; quant aux autres... » Au lieu d'achever, le Romain fit un mouvement d'épaules : « Les murs ont des oreilles,» ajouta-t-il, et il se tut. Lors même que la proportion indiquée se ressentirait très probablement des rancunes, datant déjà de loin, de la population romaine contre le gouvernement clérical, une telle déclaration devait faire ouvrir les oreilles toutes grandes à Parker, à qui un jeune, néophyte américain venait d'affirmer que l'état moral du clergé romain était celui d'une pureté immaculée.

    Venise. — J'ai découvert le secret du coloris des peintres vénitiens. Ils l'ont trouvé dans le ciel, dans la mer, sur les maisons et les habitants de leur ville. Je me lève chaque jour une heure ou deux avant le soleil, et j'attends cette pourpre splendide qui, du point où le soleil se lève, rayonne dans toutes les directions, puis disparaît dans la clarté du jour. Le silence solennel de la cité des lagunes n'est interrompu que par les pêcheurs allant en mer et dressant leurs blanches voiles contre la pourpre de l'horizon. Les cloches nombreuses ne font qu'ajouter au silence général...

    Venise est un songe de la mer. La science de l'Occident et la fantaisie de l'Orient semblent s'être donné la main pour la construire. Un Grec aurait pu dire que Neptune, enivré de nectar et d'Amphitrite, s'endormit dans les abîmes de la mer et songea. Venise serait son rêve pétrifié. Le soleil colore étrangement les murs de ses palais et de ses églises. On dirait que leur richesse, en s'enfuyant, a doré leurs murailles.

    Prague. — Un garçon de dix-neuf ans environ me conduisit au vieux cimetière juif, allé Priedhof. C'est un petit enclos d'un ou deux arpents, entouré de vieilles maisons, de vieux murs, tout plein de tombeaux. Les pierres touchent les pierres. Il y a de longues inscriptions en hébreu. La terre est pleine d'ossements Israélites. De vieux sureaux ont atteint une prodigieuse grosseur. Ce sont les patriarches de l'endroit. Quelques-uns avaient un pied de diamètre. Le guide me dit qu'ils étaient vieux de six cents ans, et je peux bien le croire. Là sont les tombeaux de doctes rabbins, de bons lévites, de nobles aussi : car, dans ce pays, les juifs s'assoient à côté des princes. Je n'avais jamais vu de cimetière juif auparavant, et ce terrain me fit une impression que je n'avais jamais ressentie. J'ai une sympathie innée pour ce peuple mystérieux, opprimé depuis des siècles, toujours vivace pourtant. Je pensai aux services qu'il a rendus au genre humain et à la récompense qu'il en a reçue! Abraham, Isaac et Jacob, Moïse et les prophètes me vinrent en mémoire, et aussi celui qui fut le point culminant de l'hébraïsme, la fleur de sa nation. Je n'oublierai jamais les sentiments que j'éprouvai en déposant pieusement une pierre sur la tombe d'un patriarche mort depuis mille ans, et je cueillis une feuille du sureau dont les racines plongeaient dans ses cendres.

    Berlin. — Entendu W. sur la logique. Il insista longtemps sur la Beatimmtheit (détermination). Quand il lui fallait toucher à quelque chose de bien profond, il se mettait le bout de l'index entre les yeux, sur l'organe de l'individualité, et l'abaissait ensuite graduellement tout le long du nez. Il descend si profondément au dessous de la nature des choses qu'il faut quitter, non seulement ses habits, mais encore toute sa Sinnlichkeit (l'être sensible), sa mémoire, son sens commun, son imagination, ses affections. Alors on devient un blosser Geisl (un pur esprit), et l'on peut s'enfoncer, s'enfoncer, dans la mer de la philosophie. — Mémento le jeune étudiant, à face de poudingue, qui tâcha de saisir la distinction entre Dasein et réalité sans y parvenir...

    Entendu Schelling *(Schelling était entré depuis quelque temps dans sa dernière manière, c'est-à-dire dans sa tentative manquée d'abattre l'hégélianisme et de restaurer l'orthodoxie luthérienne.) sur la philosophie de la révélation (0ffenbarung's Philosophie)... Il a environ soixante-dix ans. Il est petit, cinq pieds au plus, regard doux, nez court et un peu relevé, cheveux d'un blanc de neige, front large, grande bouche, teint pâle, yeux bleus, jadis très brillants. Sa voix est faible. Il a perdu quelques dents, ce qui fait que son articulation n'est plus très distincte. L'auditoire se compose de cent cinquante à deux cents personnes... Il me semble regrettable qu'il ait ouvert ce cours. La plupart de ses auditeurs, m'a-t-on dit, n'y viennent que par curiosité, pour voir un homme illustre et sourire à l'ouïe de ses doctrines. D'autres n'y viennent même que pour se moquer des sénilités d'un homme qui vient "aplatir la tête au grand serpent du scepticisme, comme si c'était un saucisson de Gœttingue." Bien peu, à présent, adoptent ses idées; on respecte pourtant un homme qui a tant fait pour la philosophie. Mais les hégéliens le regardent comme un ennemi du libéralisme, appelé à Berlin pour aider au maintien de l'ordre de choses existant.

    Il entendit encore à Berlin MM. Vatke, Michelet, Twesten, Steffens, etc. A Halle il fit la connaissance de M. Tholuck, et à Heidelberg il se lia d'amitié avec MM. Schlosser et Gervinus. Ce dernier, qui n'avait encore que vingt-cinq ans, venait d'être appelé à l'université. Nous trouvons, dans le journal de Parker, un aperçu dont la situation théologique de l'heure actuelle atteste la finesse et la perspicacité. C'est en 1844 qu'il écrivait ce qui suit :

    Gervinus pense que l'influence de Strauss est finie. Ullmann en dit autant. Je crois qu'ils se trompent. La première influence, celle du tapage, est finie, cela n'est pas douteux. Mais ce qu'il a mis de vérité dans son livre est tombé au fond de la théologie allemande, et la réformera. Il en fut de même des doutes si fièrement exprimés dans les fragments de Wolfenbûttel. On prend souvent une cessation de moyens pour une cessation de la fin. Strauss n'organise pas de parti; son action n'est donc pas visible. Mais ses idées ne sont ni mortes, ni inactives, je m'imagine. Elles feront leur chemin, après tout. Peu à peu, ce qu'elles ont de faux sera éliminé et oublié. Alors paraîtra la vérité de son livre.

    Quelques jours après il était à Wittemberg.

    Nous entrâmes dans l'église par la porte où Luther afficha ses quatre-vingt-quinze thèses. J'en achetai un exemplaire dans l'église même. C'est une brochure de seize pages. Quel changement depuis ce jour-là! Et quand cette œuvre finira-t-elle? La nuit vint. Je me promenai devant cette porte et m'abandonnai au cours de mes pensées. L'étoile du soir scintillait au ciel. Quelques rares passants allaient et venaient. Un air doux tombait sur ma tête. Je sentis l'esprit du grand réformateur. Trois siècles et un quart! Et quel changement! Dans trois siècles et un quart, on dira que la religion protestante a fait peu de chose jusqu'au moment où nous sommes, en comparaison de ce qui a été fait depuis lors. Oui, si cette œuvre est de Dieu ! * (Sur la place du Marché, à Wittemberg, est une statue de bronze de Luther avec cette inscription :

    It's Gollnwerk, so wird's beslelim; It's Menschenwerk, wird's untergelien. C'est-à-dire :

    Si cette œuvra est de Dieu, elle subsistera ;
    si c'est l'œuvre de l'homme, elle disparaîtra.)
     

     

    En allant à Tubingue, il fit route avec un jeune homme qui s'intitulait Bekleidung's-Kunst-Assessor (assesseur clans l'art de l'habillement), pour ne pas dire garçon tailleur. Il voyageait, disait-il, en vue des xslhelischen Angelegenheiten seines Herzms (intérêts esthétiques de son cœur). Il allait sans doute voir sa promise.

    A Tubingue il vit les professeurs Ewald et Baur. Il fut enchanté de l'accueil que lui fit le premier, dont il ne faut pas juger les manières par le style injurieux de ses ouvrages de controverse. A Baie il fut cordialement accueilli par le professeur De Wette. Il visita également l'Université de Bonn, et de retour en Angleterre, il eut la bonne fortune de se rencontrer en petit comité avec Garlyle, Sterling et enfin M. Martineau, l'éminent prédicateur unitaire, pour lequel il prêcha.

          Le temps du retour était venu. Comme on l'a pu remarquer, au milieu des surprises et des enchantements de son voyage en Europe, le sentiment de sa mission comme théologien réformateur ne l'avait pas quitté. Ses idées libérales, soit en politique, soit en religion, s'étaient fortifiées de tout ce qu'il avait vu. Il avait pressenti, dans notre vieux monde, les signes non douteux d'une transformation religieuse. Mais il avait vu aussi l'énorme force de résistance que des traditions et des institutions séculaires, fondues en quelque sorte dans le sang des peuples de l'Europe, opposaient, par leur seule inertie, aux travaux des hommes d'avenir et de progrès religieux. Il était donc revenu plus convaincu que jamais de la nécessité de cette rénovation spirituelle, et en même temps plein de l'espoir qu'en Amérique, sur cette terre encore si jeune, au sein de cette Union qui comptait à peine un demi-siècle d'âge, l'avènement de l'ère nouvelle serait plus prompt, moins pénible que chez nous. Sans avoir la prétention d'en être l'initiateur en titre, il se sentait appelé à la hâter de sa parole et de sa plume. Il ne lui eût pas été possible de résister à cette vocation.

      


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      DidierLe Roux

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