• W.-E. CHANNING : LIBERTE SPIRITUELLE ET TRAITES RELIGIEUX; L'Eglise : partie 2

    W.-E. CHANNING

     

    LIBERTÉ SPIRITUELLE ET TRAITÉS RELIGIEUX

    PRÉCÉDÉS D'UNE INTRODUCTION PAR M. ÉDOUARD LABOULAYE

    MEMBRE DE L'INSTITUT, PROFESSEUR AU COLLÈGE DE FRANCE

    AUTEUR DE PARIS EN AMÉRIQUE

    PARIS, CHARPENTIER, LIBRAIRE-ÉDITEUR

    28, Quai De L'école ; 1866

     

     

     

    L'ÉGLISE. (  partie 2)

    DISCOURS PRONONCE DANS LA PREMIÈRE ÉGLISE
    CONGRÉGATIONNELLE, À PHILADELPHIE,

    Le Dimanche 30 mai 1841.

     

     

    J'ai parlé de l'Église romaine. Ma grande objection contre elle, c'est qu'elle est surtout tombée dans Terreur que je combats; elle attache une valeur idolâtre à l'institution de l'Église, elle l'exalte virtuellement au-dessus de l'esprit du Christ, au-dessus de la sainteté intérieure. Ses autres erreurs ont moins d'importance. Je ne suis point blessé quand un catholique soutient qu'un morceau de pain sur lequel un prêtre a prononcé quelques paroles magiques, est la chair et le sang de Jésus-Christ. Je vois, il est vrai, dans cette erreur un exemple de la crédulité humaine et de la faiblesse de la raison qui m'apprennent à m'humilier; mais je n'y vois rien qui attaque les principes essentiels de la religion. Mais, quand le catholique me dit que Dieu a horreur de tous ceux qui ne voient pas la chair et le sang du Christ dans l'hostie consacrée; quand il n'ouvre le bercail du Christ qu'à celui qui reçoit l'hostie de la main d'un prêtre, alors je suis choqué de ce déshonneur fait à Dieu et à la vertu, je repousse ces basses idées de notre nature morale et de la nature divine, cette cruauté avec laquelle on brise les liens de la fraternité humaine et chrétienne. Chose triste et étrange qu'un homme, élevé dans le christianisme, place la religion dans une église et dans un rite, qu'il exile de la famille de Dieu les plus sages et les plus vertueux d'entre les hommes, parce que leur conscience les force à s'abstenir de certaines règles extérieures. Est-ce que la sainteté du cœur et de la vie n'est pas chère à Dieu par elle-même, sans les manipulations d'un prêtre, sans l'action d'un pain consacré? La grande erreur du catholicisme c'est cet esprit étroit, cet aveuglement sectaire, cette exclusion qui refuse la faveur divine à des hommes pieux et vertueux, parce qu'ils ne peuvent pas manger, boire ou prier suivant certains rites. Il faut apprendre que la seule chose qui soit belle et grande aux yeux de Celui qui sait tout, c'est la vie intérieure, et que tous ceux qui vivent de cette vie sont membres du corps du Christ. Le romanisme n'est rien moins que ce qu'il se glorifie d'être, l'Église universelle. Je suis trop catholique pour m'enrôler sous sa bannière. 

    J'appartiens à l'Église universelle; rien ne m'en séparera. En disant cela, cependant, je ne suis pas l'ennemi des églises particulières. Aujourd'hui, ce qu'il y a de mieux peut-être, c'est que ceux qui ont les mêmes opinions théologiques prient ensemble, et je ne blâme point l'union de pareilles églises sous une seule dénomination, pourvu qu'on résiste avec conscience et scrupule à tout esprit sectaire, à tout sentiment étroit. Je n'éprouve pour les différentes églises de la chrétienté aucun sentiment hostile. J'ai exprimé toute la répugnance que m'inspirait l'esprit sectaire de Rome ; mais, dans cette église comme dans toutes les autres, les individus valent mieux que leur symbole, et, au milieu d'erreurs grossières et d'un enseignement étroit, on y voit naître de nobles vertus et se former d'illustres chrétiens. Un des signes qui prouvent que la nature humaine incline vers le bien, c'est qu'elle devient bonne au travers de mille influences mauvaises. De grands noms ont illustré l'église romaine. Dans ses sombres couvents a souvent brillé un ardent amour de Dieu et de l'humanité. Son saint Louis, son Fénelon, son Massillon et son Cheverus; ses missionnaires qui ont prêché le christianisme aux bouts du monde, ses sœurs de charité qui portent le soulagement et la consolation à des misères et à des souffrances sans espoir, tout cela ne nous enseigne-t-il pas que l'esprit de Dieu a trouvé une demeure dans l'église romaine?

    Mais quels mérites aussi les autres églises ne peuvent-elles pas alléguer? Dans l'église anglicane, nous trouvons les noms de Latimer, d'Hooker, de Barrow, de Leighton, de Berkeley et de Heber; chez les dissidents calvinistes, Baxter, Howe, Watts, Doddridge et Robert Hall ; parmi les quakers, George Fox, William Penn, Robert Barclay, et notre Antoine Benezet, et notre John Woolman ; dans l'église anti-trinitaire, John Milton, John Locke, Samuel Clarke, Price et Priestley. Bépéter ces noms fait du bien au cœur. Ils parfument l'air épais que nous respirons. Ils élèvent le genre humain tout entier. J'aime les églises dont ils furent les colonnes et la gloire ; et je ne blâme pas qu'on s'unisse avec elles quand on en approuve les doctrines, pourvu que cette union ne nous sépare pas de l'Église universelle. On ne peut trop insister sur ce point. Il faut fuir l'esprit de secte, comme venant de l'enfer.I1 faut frémir à la pensée d'emprisonner Dieu dans une église particulière. Nous ne devons pas croire qu'on soit meilleur parce qu'on appartient à notre communion, qu'on soit pire parce qu'on appartient à une autre. Il faut que la joie qu'excite en nous la vertu soit toujours la même, quand bien même cette vertu brillerait dans la secte qui nous est le plus opposée. L'esprit du Christ doit être également cher et honoré quelque part qu'il se manifeste. Renfermer l'amour ou la bonté de Dieu dan un parti, dans une secte, dans un nom, c'est pécher contre la loi fondamentale du royaume de Dieu; c'est briser ce lien vivant qui nous unit à l'Église universelle du Christ, et qui est l'un de nos grands moyens de perfection. J'ai indiqué les vues qui me semblent les plus importantes pour ce qui touche l'Église, et, en le faisant, j'ai peu cité l'Écriture, parce que les limites d'un discours ne permettent point de faire des citations complètes sur un point de controverse. Je me suis appuyé sur ce qui a une importance bien plus grande, je veux dire sur l'ensemble et le ton général de l'Écriture, sur l'esprit de la religion chrétienne, sur la substance des enseignements du Christ, qui disent clairement que la chose essentielle c'est la sainteté intérieure, c'est la vertu, c'est l'amour pur. Je n'ai pas non plus le temps d'examiner en détail les arguments qu'emploie chaque église pour démontrer qu'elle seule est vraie, et qu'il faut entrer dans son sein ; je ferai cependant quelques remarques sur ce point.

    Les principaux arguments sur lesquelles les églises exclusives fondent leurs prétentions, sont tirés de l'histoire et de la littérature du christianisme, des premières annales de notre foi, et des écrits des anciens pères. Une seule réflexion, je crois, fera justice de ces arguments, c'est qu'ils ne peuvent être compris ni pesés par la majorité des chrétiens. Qu'il y a peu de gens en état de se livrer à l'étude critique de l'histoire ecclésiastique, et de remuer les in-folios dès pères grecs et latins I Or, s'il était nécessaire de s'attacher à une église particulière pour recevoir les bienfaits du christianisme, est-il croyable que la découverte de cette église exigeât un savoir refusé à la masse des hommes ? Cette église ne serait-elle pas visible et brillante comme le soleil? Serait-elle cachée dans les annales imparfaites des temps lointains, ou dans les écrits volumineux d'anciens auteurs, plus remarquables par leur rhétorique que parleur jugement. Les savants ne peuvent s'accorder sur ces autorités; comment la foule des fidèles pourrait-elle les interpréter! Les Écritures ne nous guideraient-elles pas vers la seule véritable Église par des règles simples et sûres, si ne pas la trouver était la mort? Pour moi cet argument a la force d'un axiome.

    Passons à une autre méthode qu'emploient les églises pour soutenir chacune leur prétention d'être seule agréable à Dieu. C'est une interprétation forcée du langage figuré de l'Écriture. Parce qu'on y parle de l'église comme d'un corps, d'une vigne ou d'un temple, les théologiens en ont conclu que c'est une organisation extérieure qui doit réunir tous les hommes. Mais une doctrine qui est fondée sur une métaphore a peu de prix. Il n'est point d'absurdité qui ne trouve une sanction dans des figures de langage interprétées par des commentateurs timides, froids et prosaïques. Ces belles formes de langage expriment l'union étroite et tendre qui subsiste nécessairement entre les disciples éclairés et sincères d'une religion comme celle du Christ, religion dont l'âme, l'essence, la vie est l'amour; religion qui nous montre en Jésus la perfection de la charité, et qui nous appelle à boire spirituellement le sang du sacrifice, le sang répandu pour tout le genre humain. Combien l'union des cœurs et des âmes que forme une telle religion n'est-elle pas au-dessus de tous les liens extérieurs qu'établissent des rites et des cérémonies 1 Et, cependant, ce sont ces choses que des esprits grossiers ont pris pour la fin de l'Écriture, et c'est à elles qu'ils ont attribué une importance suprême. Paul ne nous a-t-il pas enseigné qu'il n'y a qu'un lien parfait, l'amour (1). Le Christ ne nous a-t-il pas dit que la marque à laquelle chacun doit reconnaître ses disciples, c'était l'amour? N'est-ce pas le sceau distinctif de la véritable Église, la vie du véritable corps du Christ? Et tout disciple, quel que soit son nom, quelle que soit la règle qu'il suive, n'est-il pas compris dans l'union chrétienne s'il est inspiré de cet amour.

    Ceux qui maintiennent la nécessité de l'union avec ce qu'ils appellent la véritable église, prétendent quelquefois que Dieu a droit de dispenser ses bénédictions de la manière et aux conditions qui lui plaisent; que s'il juge à propos de communiquer son saint esprit par l'intermédiaire d'un certain sacerdoce ou de certaines cérémonies, nous sommes tenus de chercher ce bienfait d'après les règles que Dieu a établies; et qu'ayant en effet choisi cette manière de le communiquer, il peut avec justice le refuser à ceux qui ne se soumettent pas à ses lois. Je réponds que, quant au droit qu'a le Père infini d'accorder ses bienfaits de la manière qui parait le plus convenable à sa sagesse et à son amour infinis, personne ne saurait avoir assez peu de respect pour le contester. Mais n'est-il pas raisonnable de croire que Dieu adopte des moyens ou des conditions qui paraissent d'accord avec sa perfection? Et ne faut-il pas nous mêler de ce qui paraît contraire à sa gloire? Supposez, par exemple, qu'on me dise que le Père infini a décidé de donner son saint esprit à ceux qui se baigneront dans la mer. Avant d'obéir ne devrais-je pas exiger les preuves les plus claires et les plus incontestables d'une décision en apparence si indigne de la majesté et de la bonté suprêmes? N'y a-t-il pas une présomption des plus fortes qui s'élève contre ce qu'on me dit. Que le Père infini, qui est toujours présent dans l'âme humaine, qui l'aime d'un amour indicible, qui l'a créée pour être en communion avec lui, qui se plait à lui communiquer sa grâce, fasse d'un bain la condition, le moyen de communication spirituelle, c'est chose si improbable, que j'ai droit d'exiger les preuves les plus fortes. Or, je trouve autant de difficulté dans la doctrine qui affirme que Dieu accorde son saint Esprit à ceux qui reçoivent des mains ou des lèvres d'un prêtre privilégié le pain et le vin, ou la chair et le sang, ou une forme de bénédiction, ou le baptême, ou toute autre assistance extérieure. L'acte le plus glorieux, la plus éclatante manifestation du pouvoir et de l'amour de Dieu, c'est d'éclairer, de vivifier et de purifier l'âme immortelle. S'imaginer que cette action tienne à des paroles, à des signes, à des rites extérieurs, administrés par un de nos semblables. fragile comme nous, supposer qu'elle soit empêchée ou affaiblie par l'absence de ces rites, c'est, ce me semble, une insulte à la sagesse et à la bonté divine ; c'est abaisser le trône pur et infini; c'est poser des limites à l'influence de Dieu; c'est assimiler le culte suprême à celui des idoles.

    Les Écritures nous enseignent « que Dieu accorde sa grâce aux humbles; qu'il donne son saint Esprit à ceux qui le demandent. » Voici la grande loi des communications divines; et nous en sentons la sagesse; l'âme qui a soif du secours divin est la mieux préparée à en faire un bon usage. Et pouvons-nous croire que les prières et les aspirations d'une âme repentante et altérée, aient besoin d'être aidées par le service extérieur d'un ministre ou d'un prêtre? ou que faute de cela elles parviennent moins facilement aux oreilles du Père qui est présent partout et qui aime tous les hommes? Mon cœur repousse cette doctrine comme étant contraire à la gloire de Dieu, et je ne l'admettrai jamais sans preuves évidentes. Il me faut autre chose que des métaphores, des analogies et des syllogismes. Il me faut un témoignage divin et exprès. Où est-il? Ne savons nous pas que des milliers et des millions de chrétiens qui ont témoigné de leur foi par leur vie et leur mort, n'ont pu trouver ce témoignage ni dans les Écritures, ni ailleurs? Et croirons-nous que la communion de ces saints avec Dieu a été affaiblie ou rompue parce qu'ils se sont abstenus de cérémonies, où leur conscience ne pouvait reconnaître un établissement divin. Qu'une doctrine si déraisonnable et si extravagante entre dans l'esprit d'un homme qui peut lire le Nouveau - Testament, c'est ce qui paraîtrait impossible, si l'histoire ne nous montrait pas que non seulement on l'a crue, mais qu'on en a fait le fondement de l'intolérance la plus cruelle et des persécutions les plus sanglantes.

    Croire que, par un décret de sa volonté souveraine, Dieu communique sa grâce ou son esprit au moyen de certains rites à ceux qui sont unis à une certaine église, et que ce bienfait n'est promis qu'à ces privilégiés, c'est une idée qui n'est fondée ni sur l'Écriture ni sur la raison. L'Église n'est pas un établissement arbitraire; elle ne repose pas sur le caprice; elle a été ordonnée pour accomplir le progrès spirituel qui est la fin du Christianisme. Elle répond à notre nature. C'est une union de moyens, d'actions et de services nécessaire à des créatures morales et raisonnables. Elle n'a rien de commun avec les opérations magiques si communes dans les fausses religions. Son action est simple et à la portée d'un esprit ordinaire. Ses deux grands rites, le baptême et la communion, ne sont pas faits pour agir comme des charmes. Débarrassés des erreurs et des superstitions qui s'y sont attachés pendant des siècles, et administrés comme ils doivent l'être, avec amour et solennité, ce sont de puissants moyens pour rappeler à l'esprit de grandes vérités, et pour toucher le cœur ; c'est pour cela qu'ils sont établis. L'excellence de l'église, c'est qu'elle seconde la sainteté ; là où elle atteint ce but, sa tâche est remplie, et l'on ne peut en concevoir de plus grande ni sur la terre ni au ciel. Mais, aussitôt que nous fermons les yeux à cette vérité, et que nous imaginons que l'église nous sert par des cérémonies qui n'ont d'efficacité que dans la main des prêtres, nous nous plongeons dans la religion des ombres et des superstitions. Nous n'avons plus de terrain où marcher, plus de lumière qui nous guide. Cette force mystérieuse, placée dans la main de nos semblables, tend à donner un esprit servile à la masse des chrétiens, tend à diminuer l'énergie et le respect personnels, et à abaisser l'intelligence jusqu'à lui faire recevoir les dogmes les plus absurdes. La religion perd sa simplicité et sa grandeur, elle dégénère en un mécanisme. La conscience est apaisée par quelque chose qui n'est plus le vrai repentir; il est un autre moyen de gagner le ciel que la pureté du cœur et de la vie. Le plus sûr moyen de rendre l'âme lâche et servile, c'est une église qui s'étend au loin et qui se tient étroitement unie, dont les pouvoirs sont concentrés dans les mains - d'un ordre sacré, et qui s'arroge par ses rites ou par ses ministres, une action sur le monde à venir, sur le bonheur ou le malheur éternel. L'influence inévitable et dégradante d'une pareille église, est un argument évident contre la divinité de son origine.

    On a écrit volumes sur volumes pour défendre chacune des églises, qui se déclare la seule vraie, et prétend que seule elle est agréable à Dieu. Mais le chrétien illettré a une réponse toute prête. Il n'a pas besoin de la chercher dans les bibliothèques. Il la trouve, presque sans la chercher, dans des passages évidents du Nouveau Testament et dans son propre cœur. Il lit et il sent que la religion est une vie intérieure. Cela, ce n'est pas par ouï-dire qu'il le sait; ce qui l'instruit, c'est sa conscience, c'est l'abattement de son âme dans le repentir, c'est l'abandon de sa volonté à la volonté divine, c'est sa reconnaissance qui déborde, c'est sa foi, c'est un nouvel amour de ses semblables. Dites à cet homme que les promesses du christianisme n'ont pas été faites pour lui, qu'il ne peut approcher de Dieu parce qu'il n'est pas membre de telle église? Est-ce que cet accès auprès de Dieu ne lui a pas déjà été accordé ? N'a-t-il pas prié dans ses douleurs, et n'a-t-il pas été consolé? N'a-t-il pas prié dans ses tentations, et n'a-t-il pas été fortifié? N'a-t-il pas trouvé Dieu près de lui dans la solitude comme au milieu de la foule? A-t-il soif d'autre chose que de se rapprocher de la divine pureté ? Et peut-il douter que Dieu veuille le secourir, parce qu'il ne trouve pas dans l'Écriture un commandement qui l'oblige de s'attacher à telle ou telle église? Avec quelle facilité l'expérience du vrai chrétien fait disparaître ces toiles d'araignées de la théologie ! Il aime et il respecte Dieu, et trouve dans cet amour un avant goût du ciel ; est-ce que le ciel peut lui être fermé par des censures ecclésiastiques? Il a senti le pouvoir de la croix, de la résurrection et des promesses de Jésus-Christ; l'exclusion et le bigotisme des hommes, est-ce là « une montagne ou un abîme » qui puisse le séparer de son Seigneur? Cet homme peut mourir pour la vérité et l'humanité, qui donc est assez orgueilleux de son union avec la véritable église pour se lever et fui dire : « Je suis plus saint que toi? » Lorsque, par la lecture ou la conversation, vous pénétrez dans les cœurs des chrétiens de toute secte, et que vous y découvrez le travail profond, les luttes et les aspirations de la piété, n'y voyez-vous pas les marques de la présence et de l'action divine, marques plus vraies et plus frappantes que toutes les harmonies et tous les bienfaits du monde matériel ? Qui donc emprisonnera l'esprit de Dieu dans une secte ou un lieu quelconque? Qui ne le reconnaîtra dans ses fruits de bonté, de justice, de pureté et de piété, partout où il les trouvera ? Qui ne le saluera comme le signe infaillible du fidèle accepté de Dieu?

    Un mot encore sur les arguments qu'on fait valoir en faveur du droit exclusif de telle ou telle église. Ils perdent chaque jour et nécessairement de leur force. L'effet des arguments dépend surtout de l'intelligence de ceux auxquels ils s'adressent. Ce qui est une preuve pour moi ne l'est pas pour un autre. Une preuve sans réplique autrefois peut être aujourd'hui sans valeur. Nos raisonnements sur les choses de la vie ne se font pas d'après les procédés d'une froide logique, ils n'ont pas une place à part dans l'esprit; ils tiennent à nos sentiments dominants, à notre manière dépenser. En général, il n'y a de vérité pour nous que celle qui s'accorde avec le ton ordinaire de notre âme, avec l'ensemble de nos impressions, avec les résultats de notre expérience, avec le degré de notre développement intellectuel, et surtout avec ces convictions profondes et ces penchants qui constituent ce que nous appelons le caractère. Or, le progrès de la civilisation ainsi que l'expansion de l'esprit, donnent à la pensée et au sentiment un ton qui ne répond plus à l'esprit d'église, à la confiance dans des cérémonies qu'on prétend essentielles au salut. A mesure que le monde avance, il laisse derrière lui les formalités. Plus on va au cœur des choses, moins on s'occupe de l'extérieur. A mesure que la religion devient une vérité, les apparences nous fatiguent. Avec la marche des siècles on voit paraître en plus grand nombre des hommes dont la pensée est mûre et l'esprit indépendant, qui savent se respecter eux-mêmes en respectant Dieu, et qui ne peuvent, sans un sentiment voisin de la honte, sans se sentir dégradés, se soumettre à une église qui entasse des observances extérieures, rigides et matérielles dans le culte dû au Père infini. Une voix intérieure proteste contre la répétition perpétuelle des mêmes signes, des mêmes gestes, des mêmes paroles, comme choses indignes de notre intelligence, indignes de Celui qui a droit à l'hommage le plus élevé de la raison et du cœur. L'esprit filial proteste contre cet abus. Dans la vie ordinaire une âme noble et cultivée s'exprime de façon naturelle, simple et libre, il en est de même pour la religion. Le progrès du christianisme, progrès qui continuera, n'est sous un autre nom que la progrès de la connaissance et de la pratique de ce culte spirituel du Père, que le Christ u proclamé comme étant le but de sa mission; devant cette adoration, l'idolâtrie des formes et des organisations ecclésiastiques ne pourra pas tenir. Les églises exclusives ont donc à lutter contre un courant qui grossit sans cesse, et qui, tôt ou tard, emportera leurs prétentions orgueilleuses. Qu'importe que telle ou telle église appelle à son aide les pères, la tradition, des usages vénérés ? Le génie du christianisme est plus fort que tout cela. Les grandes idées de la religion triompheront d'interprétations étroites et fausses. Aussi, je ne m'alarme pas au récit des victoires de l'église catholique. L'esprit du christianisme est plus fort que les papes et les conciles. Sa vénérable et divine beauté fait honte aux dignités et aux pompes de la hiérarchie ; et on reconnaîtra de plus en plus que cet esprit seul est essentiel au salut. De toute cette discussion, il vous est aisé de conclure comment je comprends l'Église, et quelle est l'importance que j'y attache. Envisagée dans sa véritable idée où regardée comme l'union de ceux qui ont part à l'esprit de Jésus-Christ, je la révère comme la plus noble de toutes les unions. Nos associations ordinaires ne sont rien en comparaison. Dans le monde nous formons des liens d'intérêt, de plaisir, d'ambition. Créatures du temps et des sens, nous nous réunissons pour un amusement passager ou par ostentation; mais, à l'église nous nous réunissons comme enfants de Dieu ; nous reconnaissons en nous quelque chose de plus noble que cette vie mondaine. Nous allons au temple pour que la piété gagne d'un cœur à l'autre. L'Église, c'est un refuge contre le monde. On y entre, afin de s'unir avec les saints, et de gagner la force nécessaire pour résister à la société des impies. On y entre pour adorer Dieu, pour ouvrir son âme à l'esprit divin, pour reconnaître un Père commun, pour oublier toutes les distinctions, pour embrasser tous les hommes comme des frères. Cette union spirituelle avec les saints qui ne sont plus et avec ceux qui vivent encore, c'est le commencement de cette fraternité parfaite qui constitue le ciel. Elle survivra à tous les liens. Les liens de mari et d'épouse, de père et d'enfant sont brisés par la mort; l'union des vertueux amis de Dieu et de l'humanité est éternelle comme la vertu, et cette union est l'essence de la véritable église.

    Entendue de cette façon large et spirituelle l'église est un lien d'une dignité et d'une importance suprêmes. Mais quant à l'union avec une secte particulière pour avoir une instruction commune et un culte public, quelque importante qu'elle soit, je ne la regarde pas comme le principal moyen d'obtenir la grâce. Pour chercher du secours pour nous-mêmes, et pour aider les autres, il nous faut sans doute maintenir des institutions religieuses, « en nous rassemblant au nom du Christ. » L'influence du christianisme se perpétue et s'étend par les devoirs de piété remplis en public, par la « communion visible des saints. » Mais il n'en est pas moins vrai que ces secours publics ne viennent qu'au second rang. La piété particulière est quelque chose de plus efficace. Le grand œuvre de la religion doit s'accomplir, non pas en société mais en secret, dans l'âme solitaire, dans le silence du cabinet. La communion avec Dieu est le moyen par excellence, c'est la nourriture et la vie de l'âme, et nous communiquons avec Dieu dans la solitude mieux que partout ailleurs. C'est là que la présence divine se fait le mieux sentir. C'est par le soupir d'une âme que rien ne gêne, c'est par l'ouverture du cœur tout entier à « Celui qui voit ce qui est caché ; » c'est en passant en revue l'histoire de notre âme, c'est en rentrant en nous - même, c'est par la réflexion, c'est en nous consacrant à une nouvelle vertu, de nous-même et par le propre effort de notre esprit, c'est par là que nous avançons dans la vie religieuse bien plus qu'avec des réunions publiques.

    C'est chose ordinaire que de parler du temple comme d'un lieu saint; mais il n'y a pas là une sainteté exclusive. L'endroit le plus saint sur la terre est celui où l'âme exhale ses vœux les plus purs et conçoit ou exécute ses plus nobles résolutions; ainsi donc, s'il me fallait chercher l'endroit le plus saint de votre ville, je n'irais pas à vos splendides sanctuaires, mais à quelque réduit où l'on prie en secret. Peut-être que le « Saint des saints » au milieu de vous est quelque chambre étroite et sombre, que la plupart d'entre nous auraient horreur d'habiter ; mais Dieu séjourne là. Il entend là une harmonie qui lui est plus agréable que celle de vos orgues, il voit là une beauté telle que la nature n'en déploie jamais dans ses robes de printemps, car là il trouve, il voit, il entend le plus humble, le plus reconnaissant, le plus fidèle de ses adorateurs; il voit les plus dures épreuves soutenues avec calme, les injures les plus cruelles pardonnées ; il voit des fatigues et des sacrifices supportés avec joie, et la mort abordée avec une foi triomphante au travers de la pauvreté, de la maladie et de l'abandon. La consécration que de pareilles vertus donnent à l'endroit le plus obscur, n'est pas et ne peut pas être communiquée par ces rites extérieurs qui consacrent à Dieu nos splendides édifices.

    Vous voyez le rang qui appartient à l'Église, qu'elle soit réunie en un seul endroit ou répandue sur toute la terre. C'est une union sainte et bénie: mais il ne faut pas la placer au-dessus des autres secours religieux. Les grands secours de la piété sont secrets et non publics. Le chrétien ne peut pas vivre sans prier; il peut vivre et avancer sans une église particulière. La Providence peut nous placer loin de nos frères dans la foi, là où l'on n'entend pas le son de la cloche du Dimanche, loin de tout office; et nous pouvons trouver des Dimanches et des offices dans notre cœur. La maladie peut nous séparer de l'église extérieure aussi bien que du monde des vivants, et cependant l'âme peut être saine et prospérer. Il y a eu des hommes d'une piété éminente qui, par conscience, se sont tenus à l'écart de toute communion et de tout culte extérieur. Dans les dernières années de sa vie, Milton, cette grande âme, avait renoncé à tous les temples élevés par la main des hommes, et n'adorait plus que dans le sanctuaire intérieur. Ainsi fit William Law, l'auteur d'un livre remarquable : l'Appel sérieux à une sainte vie. Son excès de dévotion (car chez lui la dévotion fut excessive) lui faisait dédaigner tous les actes de piété à heure fixe. Il vécut dans la solitude afin de faire de sa vie une prière perpétuelle. Je ne cite pas ces hommes comme des modèles en ce point. Ils se sont mépris sur les besoins de l'âme, ils ont mal compris les Écritures. Malgré toute leur spiritualité, ils eussent trouvé de la force morale et de saintes impulsions dans l'association religieuse. Mais ces exemples nous apprennent à n'exclure personne de la grâce de Dieu, parce qu'on s'est séparé de l'Église extérieure.

    La morale de ce discours est claire. La sainteté intérieure, l'amour pur, un attachement désintéressé à Dieu et à l'homme, la simplicité du cœur et de la vie, la vraie grandeur du caractère, voici la seule chose nécessaire, voici l'essentiel en religion ; tout le reste : ministres, églises, offices, lieux consacrés au culte, ne sont que des moyens, des secours, des influences secondaires sans aucune valeur quand ils sont séparés de cet essentiel. S'imaginer que Dieu regarde autre chose que cela, qu'il considère autre chose que le cœur, c'est lui faire injure, c'est montrer une triste ignorance du caractère divin. La bonté, la pureté, la vertu, voilà quelle est la seule distinction devant Dieu. Voilà ce qui, en soi, par essence, est et sera éternellement aimable, beau, glorieux, divin. Voilà qui ne doit rien au temps, aux événements, aux choses extérieures. Voilà qui brille de son propre éclat. C'est le soleil de l'univers spirituel. C'est Dieu lui-même habitant l'âme humaine. Peut-on en parler légèrement, parce que tout cela n'a pas grandi dans une certaine église? Peut-on exalter une église au-dessus de cela? Mes amis, l'une des plus grandes vérités de la religion, c'est l'importance suprême du caractère, de la vertu, de l'esprit divin qui a brillé dans le Christ. La grande hérésie c'est d'y rien substituer: symbole, forme, église, peu importe. Un des plus grands outrages qu'on puisse faire au Christ, c'est de mépriser son caractère et sa vertu dans un disciple qui, par hasard, porte un nom différend du nôtre.

    Quand je me représente la véritable vertu ou la véritable bonté, non pas celle qui se compose de qualités extérieures et de calculs prudents, mais celle qui choisit le devoir pour lui-même, et comme le premier intérêt ; qui respecte les droits de tout être humain, qui travaille et souffre avec courage et patience pour la vérité et pour le bien-être d'autrui; qui joint l'énergie à la douceur, et une humilité profonde au respect de soi-même ; qui met toute sa foi en Dieu, qui communie intimement avec lui, qui s'efforce de soumettre à la sainte volonté toutes ses pensées, ses rêves, ses désirs; qui s'attache à la promesse de la vie éternelle, et, forte de cet espoir, endure avec calme et fermeté les maux les plus cruels de la vie; alors, devant un tel spectacle disparaissent pour moi toutes les distinctions dont les hommes s'enorgueillissent. La richesse est misérable, l'honneur du monde est mesquin, sa pompe est d'un mendiant. Condition, pays, église, tout perd son importance. Devant cette grandeur simple, je m'incline et j'admire. Le prêtre sous ses ornements, l'autel étincelant, la foule, l'orgue retentissant, tout l'extérieur de la religion s'efface à mes yeux quand je vois l'homme grand et vertueux, l'âme sainte et désintéressée. Moi-même, avec une vue si faible, un cœur si froid, je vois, je sens la divinité, la grandeur de la véritable vertu. Comment Dieu doit-il donc la regarder! Qu'elle doit être belle à ses yeux si purs I Est-il possible que personne s'en détourne parce que de l'eau n'a pas été versée sur le front de l'homme vertueux, ou du pain mis entre ses lèvres par un ministre, ou parce qu'on ne lui a pas appris à répéter quelque symbole mystérieux ordonné par une église ou un concile.

    Mes amis, révérez la vertu, la sainteté. la volonté droite qui sans jamais fléchir s'attache au devoir et à la pure loi de Dieu. Ne révérez rien en comparaison de cette vertu. Regardez-la comme la fin. et toutes les cérémonies comme des moyens. Par elle jugez les hommes. Que l'église à laquelle appartient un individu ne vous donne de lui ni une meilleure, ni une plus mauvaise opinion. Jugez-le d'après ses fruits. Chassez de vos cœurs le démon de secte, d'étroitesse, île bigotisme, d'intolérance. Ce n'est pas un péché léger, comme nous sommes portés à le croire. C'est la négation de la souveraineté de la vertu. C'est mettre quelque chose : une forme, un dogme, au-dessus de la pureté du cœur et de la vie. Le sectaire se mure dans son église comme dans un donjon, et là il perd l'air pur, la lumière brillante, la vue fortifiante, la céleste beauté de l'église universelle.

    Mes amis, je sais que je parle à des gens qui différant d'opinion sur plus d'un point de théologie et de controverse. Nous avons grandi sous des influences diverses. Nous portons des noms différents. Mais, si nous nous proposons solennellement de faire la volonté de Dieu, et si nous suivons les préceptes et l'exemple du Christ, nous sommes une même église ; que rien donc ne nous sépare. Des diversités d'opinion, de goût ou d'habitude, peuvent nous empêcher d'adorer Dieu sous le même toit, avec les mêmes formes; mais ces variétés ne sont pas des schismes; elles ne brisent pas l'unité de l'église du Christ. Nous pouvons toujours nous respecter, nous aimer les uns les autres, nous réjouir de notre vie et de notre progrès spirituels, tout aussi bien que si nous avions été jetés dans un seul et même moule. Dieu aime la variété dans la nature et dans l'âme humaine, et il ne la rejette pas dans le culte chrétien. Nous sommes, je l'espère, tous d'accord sur beaucoup de grandes vérités, sur celles qui vivifient, qui purifient et consolent le mieux. Il y a aussi un terrain commun, la pratique, un terrain placé en dehors de toute controverse, sur lequel nous pouvons tous nous rencontrer. Nous pouvons tous unir nos cœurs et nos mains afin de faire le bien, afin de répondre à l'amour que Dieu a pour les hommes. Travailler et souffrir pour la cause de l'humanité, propager l'intelligence, la liberté et la vertu, faire connaître Dieu, le faire respecter, aimer, imiter par ses créatures, résister aux abus et à la corruption des siècles passés, rechercher et tarir les sources de la misère, sauver de l'intempérance ceux qui sont tombés, secourir la veuve et l'orphelin, éclairer et élever les malheureux, briser le joug des opprimés et des esclaves, combattre l'esprit et les horreurs de la guerre, envoyer la parole de Dieu aux bouts de la terre, racheter le monde du péché et de la souffrance; voici notre œuvre commune. Les anges et les purs esprits qui visitent la terre n'y viennent pas pour se joindre à une secte, mais pour faire du bien à tous. Puisse cette charité universelle descendre sur nous et posséder nos cœurs, puisse notre étroitesse, notre esprit d'exclusion et de bigotisme fondre sous la douceur de ce feu céleste ! C'est ainsi que nous nous unirons non seulement à l'église universelle du Christ sur la terre, mais encore à l'Église invisible, à l'innombrable compagnie des justes devenus parfaits, dans les demeures de la pureté et de la paix éternelles.

     

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    Didier Le Roux

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