• W.-E. CHANNING : LIBERTE SPIRITUELLE ET TRAITES RELIGIEUX; L'Eglise 1ère partie

    W.-E. CHANNING

     

    LIBERTÉ SPIRITUELLE ET TRAITÉS RELIGIEUX

    PRÉCÉDÉS D'UNE INTRODUCTION PAR M. ÉDOUARD LABOULAYE

    MEMBRE DE L'INSTITUT, PROFESSEUR AU COLLÈGE DE FRANCE

    AUTEUR DE PARIS EN AMÉRIQUE

    PARIS, CHARPENTIER, LIBRAIRE-ÉDITEUR

    28, Quai De L'école ; 1866

     

     

     

    L'ÉGLISE. (1ère  partie)

    DISCOURS PRONONCE DANS LA PREMIÈRE ÉGLISE
    CONGRÉGATIONNELLE, À PHILADELPHIE,

    Le Dimanche 30 mai 1841.

     

     

    "Tous ceux qui me diront : Seigneur! Seigneur! n'entreront pas dans le royaume des cieux, mais celui-là qui fera la volonté de mon père qui est au ciel. Beaucoup me diront en ce jour-là : Seigneur, Seigneur, n'avons-nous pas prophétisé en ton nom, et en ton nom chassé les démons, et en ton nom fait des miracles? Et alors je leur dirai ouvertement : Je ne vous ai jamais connus; éloignez-vous de moi, vous qui faites le métier d'iniquité.

    Quiconque entend donc mes paroles et les met en pratique, je le compare à l'homme sage qui a bâti sa maison sur le roc; et la pluie est tombée, et les torrents sont venus, et les vents ont soufflé et ont battu cette maison, et elle n'est pas tombée, car elle était fondée sur le roc.

    Mais quiconque entend mes paroles et ne les met pas en pratique sera comparé à un insensé qui a bâti sa maison sur le sable; et la pluie est tombée, et les torrents sont venus, et les vents ont soufflé et ont battu cette maison, et elle est tombée, et sa ruine a été grande." (mattnteu, VII, 21-27.)

    Ces paroles, qui servent de conclusion au discours de Jésus sur la montagne, nous enseignent une grande vérité, c'est que, dans la religion, il n'y a qu'une chose essentielle, et cette chose c'est de faire la volonté de Dieu, c'est de pratiquer les préceptes qui constituent la substance de ce mémorable discours. Nous apprenons qu'il ne nous servira de rien d'appeler Jésus-Christ : Seigneur! de nous intituler ses disciples, d'écouter ses paroles, d'enseigner en son nom, de prendre place dans son Église, ou même de faire des miracles en témoignage de sa vérité, si nous négligeons d'entretenir en nous l'esprit et les vertus de sa religion. Dieu ne s'occupe pas de ce que nous disons, mais de ce que nous sommes et de ce que nous faisons. La soumission de notre volonté à la volonté divine, la mortification des penchants sensuels et égoïstes, l'amour de Dieu par dessus toutes choses, la justice et la charité envers notre prochain, telle est la véritable essence de la religion ; cela seul nous place sur le roc ; c'est la seule fin, c'est le bien suprême qu'on doit estimer et chercher avant tout.

    C'est là une vérité aussi simple qu'elle est grande; l'enfant peut la comprendre, et cependant, dans tous les âges, les hommes l'ont dédaignée ; ils ont essayé de remplacer par autre chose la pureté du cœur et de la vie ; ils ont espéré se recommander à Dieu et entrer dans le royaume des cieux par quelque autre moyen. Les cérémonies, les symboles, les églises, le sacerdoce, les sacrements, ces choses et d'autres encore ont été proclamées l'essentiel. Le seul titre pour gagner le ciel, celui qui en soi-même est le ciel, je veux dire la vertu et l'esprit de Jésus-Christ, on l'a obscurci et déprécié, tandis qu'on a regardé la croyance à certains mystères ou l'union avec une certaine église comme le chemin étroit qui conduit à la vie. Dans un seul discours je n'ai pas le temps de faire connaître toutes les erreurs qu'on a répandues sur ce sujet ; je n'en toucherai qu'une, qu'on ne trouve pas seulement dans le passé, mais qui n'est que trop générale au temps où nous vivons.

    Il a toujours existé et il existe encore un penchant à attacher une importance exagérée à « l'église » à laquelle on appartient. Être membre de la « véritable église » c'est, on l'affirme, chose essentielle au salut. Des millions d'hommes ont cherché leur consolation et souvent trouvé leur perte dans l'idée que la « véritable église » les enlaçait de ses bras maternels, car ils se sont contentés de cette idée. Des chrétiens ont combattu à propos de « l'église » comme si c'était une question de vie ou de mort. Le catholique romain vous ferme la porte du ciel parce que vous ne voulez pas entrer dans son église. Parmi les protestants, il en est qui vous disent que les promesses du christianisme n'ont pas été faites pour vous, quel que soit votre caractère, à moins que vous ne receviez les préceptes chrétiens des ministres de leur église. La source d'où découle le salut, c'est un certain sacerdoce, un ordre héréditaire, des rites particuliers accomplis par des fonctionnaires consacrés. Même chez des sectes qui n'élèvent pas ces prétentions exclusives, vous trouverez encore l'idée qu'un homme est plus en sûreté dans leur église qu'ailleurs; ainsi on fait un moyen de salut de quelque chose qui n'est pas la pureté chrétienne du cœur et de la vie.

    C'est cette erreur que je veux combattre. Je veux prouver que l'esprit du Christ, que la vertu du Christ, ou la mise en pratique du sermon sur la montagne, est la grande fin de notre religion, la seule chose essentielle, et que toutes les autres n'ont d'importance qu'autant qu'elles servent à cela. Je sais bien qu'un très grand nombre de personnes adoptent cette doctrine, mais trop souvent leur conviction n'est ni profonde ni vive, et elle est affaiblie par des idées superstitieuses sur la mystérieuse influence que l'Église, ou quelque autre agence étrangère exerce sur notre salut. Pour combattre ces tendances erronées je n'entreprendrai pas de prouver d'une manière méthodique, par des procédés logiques, tout ce qu'il y a d'importance, de bonheur et de gloire, dans la justice, la sainteté, l'amour de Dieu et de l'homme; je ne démontrerai pas que cela seul est indispensable : cette vérité brille assez de son propre éclat. On la trouve partout dans le Nouveau Testament, et c'est un évangile qu'une main divine a écrit dans nos âmes. Pour la défendre contre les prétentions qu'on élève au nom de l'Église, il suffira de présenter quelques simples remarques dans l'ordre où elles s'offrent à mon esprit.

    Je vois d'abord que, dans le sermon sur la montagne, Jésus n'a rien dit de l'Église, et on ne voit nulle part que ni lui ni ses disciples aient tracé un plan déterminé pour l'organisation de l'Église, ni qu'ils aient donné un rituel pour le culte. Ceci ne doit pas nous surprendre; car c'est ce qu'on devait attendre d'une religion telle que le christianisme. Le judaïsme avait été destiné à l'éducation d'une nation particulière, à demi civilisée et entourée de l'idolâtrie la plus grossière ; aussi l'enfermait-il dans un cercle de formes multipliées et rigides. Mais le christianisme, au contraire, se propose comme fin suprême de répandre le culte intérieur et spirituel de Dieu parmi toutes les nations, à tous les degrés de la civilisation, sous chaque climat, dans chaque gouvernement et chaque condition ; une pareille religion ne peut s'emprisonner dans une forme particulière. A considérer, surtout, qu'elle est faite pour durer pendant tous les siècles, pour agir sur tous les temps, pour s'allier à de nouvelles formes sociales et aux plus nobles progrès de l'humanité, on ne peut s'attendre à ce qu'elle ordonne un mode d'administration immuable; il faut que chez elle les formes de culte et de communion s'adaptent par degrés et sans bruit aux besoins et à la marche de l'humanité. Les rites et les arrangements qui conviennent à une époque perdent leur raison d'être ou leur efficacité dans une autre. Les formes qui aujourd'hui sont un secours pour l'esprit pourront l'enchaîner plus tard, et doivent céder devant son libre développement. Une religion qui n'a pas cette liberté et cette flexibilité porte en soi-même la preuve manifeste qu'elle n'a pas été destinée à régner partout et toujours. La preuve que le Christ est venu pour laisser son héritage à toutes les nations, c'est qu'il n'a pas institué pour toutes les nations et tous les temps un mécanisme précis de formes et de règles extérieures, c'est qu'il n'est pas entré dans le détail du culte et du gouvernement de son Église, mais qu'au contraire il a laissé l'esprit et le progrès des siècles décider de ces choses extérieures. Par conséquent, nulle forme d'église particulière ne peut être essentielle au salut. Nulle église ne peut prétendre que sa constitution soit déterminée et ordonnée dans les Écritures de façon si claire que, ne pas s'y soumettre, ce soit visiblement désobéir à Dieu. Dans toutes les églises on trouve le même respect chez les fidèles, et c'est une preuve que dans toutes nous pouvons obtenir également la faveur de Dieu.

    C'est un point digne de remarque que, par la nécessité des choses, l'Église prit d'abord une forme qu'elle ne pouvait longtemps conserver. Elle fut gouvernée par les apôtres qui l'avaient fondée, c'est-à-dire par des hommes qui avaient connu le Christ en personne et reçu la vérité de sa bouche, qui avaient été témoins de sa résurrection, et avaient été enrichis entre tous par les lumières et les secours de son esprit. Les apôtres présidaient l'Église avec une autorité qui leur était propre, et à laquelle personne après eux ne pouvait prétendre. Ils comprenaient l'esprit du Christ comme personne ne pouvait le faire, excepté ceux qui avaient joui d'une intimité étroite avec Jésus ; et ils n'étaient pas seulement envoyés avec le don des miracles, mais encore, par l'imposition des mains, ils conféraient aux autres ces dons de l'Esprit. Cette présence d'apôtres inspirés et cette puissance surnaturelle donnèrent à la primitive église un caractère qui la distingue profondément de la forme qu'elle devait prendre plus tard.

    Nous en avons une preuve remarquable dans un passage où Paul place sous nos yeux les fonctions exercées dans la première église. « Dieu a établi dans l'Église des apôtres, des prophètes, des docteurs, les miracles, les dons de guérison, les secours, les gouvernements, les diversités de langage '. » Or, de tous ces dons ou offices il ne nous en reste qu'un seul aujourd'hui, celui de docteur. Les apôtres, les fondateurs et les héros de la primitive église ont disparu avec la puissance qui leur était propre, laissant pour les représenter leurs écrits que nous devons tous étudier. Les docteurs restent, non point parce qu'ils ont existé dans les premiers temps, mais parce que leur fonction est toujours nécessaire par sa nature même et par la condition de l'humanité. Et, néanmoins, cette fonction a subi un changement considérable. A l'origine le docteur chrétien fut en communication directe avec les apôtres, il en reçut des secours miraculeux; il eut ainsi des moyens de s'instruire qu'aucun de ses successeurs n'a possédé. Aujourd'hui le ministre chrétien ne peut approcher des apôtres que comme le font les autres hommes, c'est-à-dire en lisant les évangiles et les épîtres, et, pour interpréter les Écritures, il ne reçoit pas d'en haut plus d'aide que le simple fidèle. La promesse du Saint-Esprit, la plus grande de toutes, est faite sans distinction de fonction ou de rang à quiconque implore avec persévérance le secours divin; et ceci établit entre tous une égalité essentielle. Une prédiction frappante sur le temps du Messie, nous permet de douter qu'il y ait encore des docteurs dans les siècles plus brillants qu'annoncent les prophéties. « En ces jours-là, dit l'Éternel, je mettrai ma loi dans leurs entrailles et je l'écrirai dans leur cœur; je serai leur Dieu, et ils seront mon peuple. Et chacun d'eux n'enseignera plus son prochain ni son frère en disant : Connaissez le Seigneur; car ils me connaîtront tous, depuis le plus petit d'entre eux jusqu'au plus grand.» Pour qui sait ce qu'il y avait de particulier dans la primitive église, est-il possible de regarder cette première organisation comme immuable, de considérer la forme d'une église quelconque comme essentielle au salut, d'attribuer à des règlements extérieurs et nécessairement changeants une importance comparable à celle qui appartient aux caractères immuables et éternels de la sainteté et de la vertu ?

    L'Église, dans sa première constitution, nous offre un intéressant et noble spectacle. Ce n'était pas une union forcée et arbitraire, mais une association libre et spontanée. Elle sortait des principes et du fonds même de la nature humaine. Notre nature est faite pour la société. Nous ne pouvons vivre seuls ; nous ne pouvons renfermer un grand sentiment dans nos cœurs ; nous cherchons les autres pour le leur faire partager. Une âme pleine trouve tout à la fois du soulagement et de la force dans la sympathie. Cela est surtout vrai de la religion, le plus social de tous nos sentiments, le seul lien universel qui existe sur la terre. C'est dans cette loi de notre nature que l'église chrétienne a pris son origine : le Christ ne l'établit pas d'une manière positive. Consultez le Nouveau Testament, et vous n'y trouverez pas que Jésus ni ses apôtres se soient occupés de donner une organisation artificielle aux premiers disciples. Lisez dans le livre des Actes le récit simple et touchant de l'union des premiers prosélytes. Ils n'avaient qu'un cœur et qu'une âme. Rien ne pouvait les diviser. La vérité nouvelle les fondait en une seule masse, en faisait un seul corps. Dans leur amour mutuel, ils ne pouvaient séparer leurs biens : ils possédaient tout en commun. Sainte union ! type de cette unité et de cette harmonie qu'un christianisme plus pur répandra chez toutes les nations ! Parmi ces premiers prosélytes on choisissait les plus capables et les plus éclairés pour enseigner dans les assemblées publiques. Les frères venaient avec empressement pour entendre l'exposition de la foi nouvelle, pour se fortifier mutuellement dans leur fidélité envers le Christ, pour lui rendre témoignage à la face du monde. Dans leurs réunions on les laissait suivre les usages de la synagogue où ils avaient été élevés, tant le christianisme s'inquiétait peu des formes. Comme cette association était simple et naturelle ! Ce n'est pas un mystère; elle sortit des premiers besoins du cœur humain. Le sentiment religieux, l'amour de Dieu et de l'homme, réveillés par le Christ, demandaient une nouvelle union pour se produire et se retremper. Et cette union de l'Église, fruit de l'esprit chrétien, et qui ne peut venir qu'après lui, en usurperait la place, ou lui enlèverait quelque chose de sa toute puissance, de sa gloire suprême et sans égale?

    L'Église, considérée dans sa véritable idée et dans son but, est une association des vrais disciples du Christ; et, à l'origine, cette idée fut en grande partie réalisée. Les premiers fidèles furent attirés vers le Christ par la conviction. Ils se réunirent et le confessèrent non par habitude, mode ou éducation, mais en opposition à toutes ces choses. Alors, la profession de foi et la pratique, la forme et l'esprit, la réalité et les signes extérieurs de la religion marchaient de front. Mais, en grandissant, l'Église perdit de sa vie ; son principe s'obscurcit; le nom resta, mais quelquefois il ne resta guère que le nom. C'est un fait remarquable que l'esprit même auquel le christianisme est le plus contraire, l'amour du pouvoir, de la domination, de la pompe, de la prééminence, ait jeté dans l'Église ses racines les plus profondes. L'Église est devenue le siége des passions et des vices que le christianisme a le plus en horreur; aussi son histoire est-elle un des monuments les plus tristes du passé. Il n'est déjà que trop pénible de lire les annales sanglantes des empires de la terre ; mais quand on voit le royaume spirituel du Christ devenu, pendant des siècles, la proie de papes usurpateurs, de prélats ou de sectaires qu'enflamment le fanatisme, la haine théologique et la convoitise du pouvoir; quand on voit comment ces feux de l'enfer les poussent à se saisir du glaive temporel pour persécuter, torturer, emprisonner, massacrer leurs frères, les font se mêler aux guerres nationales qu'ils rendent plus cruelles, et bouleverser le monde chrétien tout entier, on éprouve une tristesse profonde, et on est tenté de désespérer de l'humanité. L'histoire n'a pas de page plus sombre que celle qui raconte les persécutions des Albigeois ou les horreurs de l'Inquisition. Et quand on arrive à des temps plus rapprochés, l'Église porte au front toute autre marque que la sainteté. Qu'elle est triste pour un chrétien l'histoire que Ranke nous a donnée de la réaction du catholicisme contre le protestantisme ! Partout nous voyons la puissance ecclésiastique recourir à la force comme au grand instrument de conversion ; prouvant ainsi qu'elle a fait alliance, non pas avec le ciel, mais avec la terre et l'enfer.

    Si, d'un point de vue élevé, nous considérons l'Église dans un temps ou un pays donné, qu'il est rare d'y voir régner la véritable sainteté! Combien de ministres qui prêchent par intérêt ou par vanité, qui prêchent ce qu'ils ne croient pas, ou contredisent leur doctrine par leur vie ! Combien de communions composées de mondains, qui vont à la maison de Dieu par usage, par convenance, ou par une idée vague d'être sauvés, et non point par soif de l'esprit divin, non point par cette plénitude d'un cœur qui a besoin de s'exhaler en prières et en louanges ! Telle est l'Église cependant. Nous sommes portés, il est vrai, à en faire une abstraction, ou à la séparer dans notre pensée des individus qui la composent; et c'est ainsi qu'elle devient pour nous une chose sainte, et que nous lui attribuons des vertus étranges. Les théologiens en parlent comme d'une unité, comme d'un tout immense, toujours un et toujours le même dans tous les siècles; et, de cette façon, l'imagination se laisse prendre à l'idée d'une sainteté et d'une grandeur merveilleuses. Mais il faut distinguer entre la théorie ou le but de l'Église et son état réel. Quand nous en venons au fait, nous voyons que l'Église n'est pas une unité mystérieuse, immuable, mais bien une réunion d'individus changeants, divisés, en guerre les uns avec les autres, et dont trop souvent les cœurs et les mains ne sont rien moins que purs. Si tristes que soient les choses, il faut les voir telles qu'elles sont, et alors on est frappé de l'absurdité infinie qu'il y aurait à attribuer à une pareille église des vertus mystérieuses, à supposer qu'elle pût conférer la sainteté à ses membres, ou que la circonstance d'en faire partie ait la moindre valeur auprès de la pureté du cœur et de la vie.

    La pureté du cœur et de la vie, l'esprit du Christ, esprit d'amour pour Dieu et pour l'humanité, tout est là ; voilà la seule chose essentielle. L'Église n'a d'importance qu'autant qu'elle y sert; et toute église qui y sert est bonne, n'importe le lieu, le temps, la manière dont elle est née. Qu'on prie à genoux ou debout, que les ministres aient été ordonnés par un pape, un évoque, un ancien ou le peuple; ce sont là des choses secondaires. L'église qui ouvre la porte du ciel est celle-là seule où réside l'esprit du ciel. L'église dont les prières montent à l'oreille de Dieu est celle-là seule où l'âme s'élève. Qu'importe qu'elle soit réunie dans une cathédrale ou dans une grange ; qu'elle reste assise en silence ou qu'elle chante une hymne; que le ministre parle d'après des notes soigneusement préparées ou s'abandonne à une inspiration immédiate, ardente, irrésistible ? Si Dieu est aimé, si Jésus-Christ est le bienvenu de notre âme, si ses leçons sont écoutées avec humilité et sagesse, et si l'on prend la ferme résolution de remplir tous ses devoirs, au travers de toutes les luttes, de tous les sacrifices, de toutes les tentations, alors le véritable but de l'Église est atteint. « Ce n'est pas autre chose que la maison de Dieu, la porte du ciel. »

    En disant ceci, je ne prétends pas que toutes les églises soient de même valeur. Il y en a sans doute qui répondent mieux que d'autres à l'esprit du christianisme, aux usages simples des premiers disciples, et aux principes de la nature humaine. Toutes ont leurs superstitions et leurs corruptions, mais quelques-unes sont plus pures que les autres; et nous sommes tenus de chercher la plus pure, celle qui répond le mieux à la volonté divine. Autant que nous pouvons choisir, il nous faut préférer l'église qui nous servira le mieux à devenir pieux, désintéressés et forts. Cependant notre salut n'est pas attaché à la découverte de la meilleure église du monde, car cette église peut être éloignée ou nous rester inconnue. Sous la diversité des cultes il y a un même esprit. Dans toutes les sociétés religieuses qui reconnaissent le Christ comme leur Seigneur, on enseigne les vérités les plus grandes et les plus simples de la religion, et on y peut trouver des âmes touchées et éclairées d'en haut. C'est là un fait évident et incontestable. Dans toutes les communions, si diverses qu'elles soient, on trouvera des hommes saints et vertueux ; et nous ne pouvons dire quelle est celle qui a produit les plus saints. L'Église répond donc partout à sa fin; car, sa seule fin c'est d'aider à la vertu. On est heureux de lire dans l'histoire de toutes les communions les vies des chrétiens éminents qui ont tout sacrifié pour leur religion, qui ont été fidèles jusqu'à la mort, qui ont répandu autour d'eux la douce lumière et le parfum de l'espérance et de la charité chrétienne. Nous ne pouvons donc nous égarer en choisissant l'église qui nous représente le mieux les grandes idées du Christ, et qui parle avec le plus de force à notre conscience et à notre cœur. Mais cette église nous ne devons pas la choisir pour notre frère ; car il est probable qu'il diffère de nous par le tempérament, par l'intelligence, par les impressions que l'éducation et l'habitude lui ont données. Le culte qui nous anime le plus, vous et moi, laisse peut être notre voisin endormi. C'est par le cœur et l'imagination qu'il faut le prendre, tandis qu'on arrive à nous par la raison. Ce qui pour lui est de la ferveur ne nous semble que du bruit ; ce qui lui semble une forme imposante n'est pour nous qu'une vaine parade. Ne le condamnez pas. Si dans une atmosphère plus chaude sa foi en Dieu devient plus forte, s'il est plus constant que nous dans le bien, son église vaut mieux pour lui que la nôtre pour nous.

    Une grande erreur en ce qui touche les églises nous fait exagérer leur importance dans la grande affaire du salut. Nous imaginons que l'église, le ministre, le culte peuvent nous servir matériellement; qu'il y a dans ce que nous appelons un lieu saint, des influences mystérieuses qui agissent sur nous sans notre participation. Il n'en est pas ainsi. L'église et le ministre ne peuvent rien pour nous en comparaison de ce que nous devons faire pour nous-mêmes; sans nous ils ne peuvent rien pour nous. C'est quand nous agissons qu'ils nous servent. Il faut que chacun soit à lui-même son prêtre. C'est sa propre action et non celle du ministre; c'est la prière de son cœur, et non la prière des lèvres d'autrui qui l'aide dans l'église. L'église ne lui fait de bien qu'autant que les rites, les prières, les hymnes, les sermons excitent son esprit à penser, à sentir, à prier, à louer et à se résoudre. L'église est un secours et non une force; elle agit sur nous par des moyens rationnels et moraux et non par une opération mystique ; son influence, est de même nature que celle qui s'exerce au dehors ; son efficacité dépend surtout de la clarté, de la simplicité, de la sincérité, de l'amour et du zèle avec lesquels le ministre parle à notre esprit, à notre conscience et à notre cœur ; comme dans la vie ordinaire nous faisons notre profit de la clarté et de la force avec lesquelles nos amis nous font voir ce qui est bon et pur. L'église convient à notre nature morale et libre; elle agit sur nous comme sur des êtres raisonnables et responsables, et ne nous sert que par notre action propre. Ceci nous apprend que la gloire de l'église ne réside pas dans une forme ou un gouvernement particulier, mais dans la sagesse avec laquelle elle combine les influences qui éveillent et purifient l'âme.

    Me demande-t-on d'exposer quelles sont ces influences; je réponds qu'elles sont de celles qu'on trouve dans toutes les églises et toutes les communions. La première, c'est le caractère du ministre. Ce caractère a une action manifeste, immédiate et puissante sur la grande fin spirituelle que se propose l'église. Je dis le caractère et non l'ordination. L'ordination n'a d'autre but que d'introduire dans les fonctions sacrées des hommes qualifiés pour ce devoir, et de donner une idée de leur importance. C'est par ses qualités personnelles, par sa valeur intellectuelle, morale et religieuse, par sa fidélité et son zèle, et non par l'effet d'une cérémonie ou d'un pouvoir mystérieux que le ministre éclaire et édifie l'église. Qu'importe comment on l'a ordonné ou choisi, s'il accomplit sa tâche avec la crainte de Dieu? Qu'importe la personne qui lui a imposé les mains? Qu'importe qu'il soit revêtu d'un surplis ou d'un habit de gros drap? Je ne vais pas à l'église pour tirer profit des mains ou des habits, mais bien pour qu'un prédicateur saint et éclairé agisse sur mon esprit et sur mon cœur; et non par un entraînement irrésistible, mais par l'effet même de ma pensée et de ma volonté. J'y vais pour être convaincu de la vérité, pour être animé de l'amour du bien; et celui qui m'aide en cela est un vrai ministre. Quels que soient l'école, le consistoire, le corps ecclésiastique auxquels il appartient : il porte son brevet dans son âme. Ne dites pas que son ministère n'a pas de validité parce que Rome, ou Genève, Lambeth, Andover, ou Princeton ne lui a pas imposé les mains. Quoi ! n'a-t-il pas ouvert mes yeux à la lumière, n'a-t-il pas décidé ma conscience à condamner ? En l'entendant, mon cœur ne s'est-il pas enflammé, et ne me suis-je pas donné en silence à Dieu avec une nouvelle humilité et un nouvel amour? N'ai-je pas été frappé de ses avertissements et touché par ses regards et son langage plein d'amour. Ne m'a-t-il pas appris et aidé à m'humilier, à vaincre le monde, à faire du bien à mon ennemi? Quoi ! il a fait cela et son ministère n'a point de validité? Quelle autre validité peut-il y avoir que celle-là? Si un ami généreux me donne de l'eau quand la soif me dévore et que je boive et que je sois rafraîchi, me dira-t-on que parce qu'il n'a pas acheté le vase à une boutique autorisée, ou pris de l'eau dans une vieille citerne, cet acte de bonté est sans effet et que je suis aussi altéré et aussi faible qu'auparavant? Qu'est-ce qu'un ministre, en mitre ou en tiare, peut faire de plus que de m'aider à devenir meilleur et plus saint, en me faisant mieux connaître la vérité divine. Si mon âme est vivifiée, qu'importe qui la vivifie ; si elle ne l'est pas, les règlements de l'église, qu'elle soit haute ou basse, orthodoxe ou hérétique ne signifient rien pour moi. Le malade qui est rendu à la santé s'inquiète peu si son médecin porte une perruque ou un capuchon, s'il a obtenu son diplôme à Paris ou à Londres; il en est de même de l'homme régénéré. Peu importe où et par quel moyen il est devenu un temple du Saint-Esprit.

    Comprenez maintenant qu'un ministre qui tire son autorité de sa valeur morale, intellectuelle et religieuse, est un des principaux éléments d'une église véritable et vivifiante. Un pareil homme rassemblera autour de lui une véritable église ; et ceci nous apprend qu'une société chrétienne est obligée de faire tout ce qui peut augmenter la vertu, la noblesse, l'énergie spirituelle de son ministre, et qu'elle doit s'abstenir de tout ce qui peut les affaiblir. On doit surtout le laisser libre, et ne lui imposer d'autre loi que le devoir. Sa fonction est d'exposer la vérité divine suivant l'idée qu'il s'en fait, et on doit l'encourager à l'exposer avec franchise et simplicité. Il doit obéir à sa conscience et non à celle d'autrui. Comment attaquera-t-il l'erreur générale si son esprit n'est pas sans crainte? Mieux vaudrait qu'il se tût que de ne pas parler suivant sa pensée : mieux vaudrait que la chaire fût renversée plutôt que d'être sans liberté. La doctrine des mandats en politique offre des avantages très incertains ; mais qu'une église donne un mandat au ministre, nous n'avons tous qu'une voix pour déclarer que c'est un mal. Le maître religieux qu'on force à étouffer ses convictions devient inutile à son peuple; il est dépouillé de sa force, il perd le respect de lui-même, il tremble devant sa propre conscience ; en pareil cas, il se doit à lui-même de s'abstenir de l'enseignement. S'il est honnête, juste et pur, digne de confiance, digne d'être ministre, il a droit à la liberté ; et quand il en fait un usage consciencieux, il a droit au respect, alors même qu'il se tromperait et qu'il affligerait ses auditeurs. Peu de sociétés religieuses, il est vrai, feraient sciemment de leur ministre un esclave. Il en est beaucoup qui errent par trop de soumission, et qui acceptent la doctrine avec une foi aveugle et qui ne raisonne pas. Mais, cependant, les fidèles qui tiennent entre leurs mains les moyens d'existence de leur ministre, sont portés à en attendre le ménagement de leurs préjugés ou de leurs opinions, et ces égards, bien qu'ils ne passent pas pour de la servilité, sont très contraires au langage ferme et hardi de la vérité, et c'est de là surtout que dépend le succès du ministère.

    J'ai dit quelle était la première condition de l'église la plus utile : c'est le caractère élevé du ministre. La seconde condition se trouve dans le caractère spirituel de ses membres. D'après les principes mêmes de la nature humaine, c'est là ce qui purifie et ce qui sauve. Le Christ a voulu qu'une action vivifiante fût exercée dans l'Église, non seulement par le ministre, mais aussi par chacun des membres qui la composent. Aussi nous lisons que « chaque partie, chaque membre agit » dans le corps spirituel. Si nous nous réunissons dans un temple, c'est afin que le cœur agisse sur le cœur; afin qu'au milieu d'hommes pieux, la flamme d'une piété plus ardente s'allume dans nos âmes; afin d'écouter avec plus de ferveur la parole de Dieu, en sentant tout autour de nous que des esprits altérés s'en abreuvent ; afin que notre obéissance soit confirmée par la sainte énergie de volonté que nous voyons se développer chez nos voisins. C'est à éveiller cette sympathie que l'Église est destinée, et c'est là quelquefois qu'elle trouve sa plus grande influence.

    Pour moi, l'église la meilleure est celle où je vois les marques de la charité dans ceux qui m'entourent, où battent des cœurs fervents, où un profond silence annonce que l'âme est absorbée, où je reconnais ceux de mes frères dont la piété m'a frappé dans le monde. Un seul regard d'un visage rayonnant, qui révèle une âme profondément émue, m'est plus utile peut-être que le sermon. Au milieu même du silence, je sens qu'il est bon pour moi d'être parmi des cœurs pieux ; et je ne m'étonne pas que les quakers, prétendent que c'est dans leurs assemblées muettes, qu'ils sont le plus intimement unis, non seulement avec Dieu, mais les uns avec les autres. Ce n'est pas par la voix seule que l'homme communique avec l'homme : il n'y a rien de plus éloquent que le profond silence d'une foule. Un soupir épanche dans notre âme celle de notre prochain mieux que ne le ferait un volume de mots. Entre ceux qui sentent de même, il y a une communication plus subtile que celle de la franc-maçonnerie. Le sentiment religieux est si contagieux ! D'un autre côté, qu'elle est glaciale et morte la foule qui ne sent rien, qui vient à la maison de Dieu sans respect et sans amour, où l'on se regarde les uns les autres comme si on était à un spectacle ; où l'agitation continuelle produit le bruit et le trouble ; où l'attitude ne révèle ni recueillement, ni ferveur, mais, au contraire, indique un esprit frivole ou absent! La sainteté du lieu ne fait que rendre cette indifférence plus glaciale. L'endroit le plus froid de la terre, c'est une église sans dévotion. Que m'importe qu'un temple magnifique soit consacré au service de Dieu avec tous les rites du monde, que des prêtres, qui font remonter leur origine jusqu'aux apôtres l'aient béni, si je le trouve rempli d'hommes mondains et sans foi. Pour moi ce n'est pas là une église. Ce que je cherche, ce ne sont pas des corps, mais des âmes ; et si je les trouve dans une chambre au dernier étage, comme celle où se réunissaient les premiers disciples, ou dans un hangar, ou dans la rue, c'est là que je trouve une église. C'est là qu'est le véritable autel, le doux encens, le prêtre élu. Toutes ces choses, je les trouve dans les âmes sanctifiées.

    De vrais chrétiens voilà ce qui fait la sainteté et la splendeur du temple. En eux le Christ est présent et se manifeste dans un sens bien plus élevé que s'il se révélait aux yeux. Nous sommes portés, il est vrai, à penser autrement. S'il y avait un édifice où brillât une lumière semblable à celle qui revêtit Jésus-Christ sur la montagne de la Transfiguration, on y courrait en foule comme à un lieu choisi sur la terre ! on le vénérerait comme étant par excellence l'église du Christ ! Mais il y a une présence du Christ plus éclatante que celle-là. C'est le Christ présent dans l'âme de ses disciples. La présence corporelle du Christ ne fait pas une église. Le Christ était au milieu de la foule qui remplissait les rues de Jérusalem, il était présent dans les synagogues et les temples; cependant ces lieux n'étaient pas des églises. C'est la présence de son esprit, de sa vérité, de son amour divin dans l'âme des hommes, qui les rapproche et les unit en un corps vivant. Réunissons-nous dans un endroit consacré, et supposez que l'esprit du Christ n'habite point en nous. Malgré toutes les cérémonies, ce ne sera qu'une synagogue de Satan, ce ne sera pas l'Église de Jésus. Le Christ dans le cœur des hommes, je le répète, est le seul lien qui forme une église. Les catholiques, pour se donner le sentiment de la présence du Sauveur, ornent leurs temples de peintures qui représentent les scènes les plus touchantes de sa vie et de sa mort; et si, de ces images, on n'eût jamais fait l'objet d'un culte, je ne blâmerais pas cette coutume. Mais il y a une image du Christ bien plus parfaite que celle qu'ait jamais obtenue le pinceau ou le ciseau de l'artiste ; elle existe dans le cœur du vrai disciple : le vrai disciple surpasse Raphaël et Michel-Ange. Ces derniers nous ont fait un Christ à leur idée, et le portrait qu'ils nous en donnent, après tout, ressemble peu à la douce beauté, à la figure majestueuse que vit la Judée. Mais le disciple qui imite le désintéressement, la pureté, le culte filial, l'amour et les sacrifices du Christ, celui-là ne nous donne pas un portrait de fantaisie, mais les véritables traits, les traits divins de cette âme, le véritable esprit qui rayonnait sur sa figure, qui parlait par sa voix, qui attestait sa gloire comme Fils de Dieu. L'église la plus vraie est celle qui jouit au plus haut degré de cette présence spirituelle de Notre-Seigneur, de cette révélation de Jésus dans ses disciples. Voilà l'église où nous trouverons pour notre vertu le plus grand secours que puisse offrir une institution extérieure.

    J'ai parlé des deux éléments principaux d'une église vivante et efficace : un ministre à l'âme noble et pure et de fidèles disciples du Christ. Dans les remarques qui précèdent, j'ai eu surtout en vue les églises particulières, organisées d'après certaines formes particulières; et j'ai soutenu qu'elles n'avaient d'importance qu'autant qu'elles servaient à la sainteté ou à la vertu chrétienne. Il y a cependant une église plus grande, sur laquelle j'appelle maintenant votre attention; et les considérations dont elle sera l'objet confirmeront la vérité sur laquelle j'insiste, savoir qu'il n'y a qu'une chose essentielle, la véritable sainteté, ou l'amour désintéressé de Dieu et des hommes.

    Il y a une église plus grande que toutes les églises particulières, quelque grandes qu'elles soient : c'est l'Église universelle qui s'étend sur toute la terre et ne fait qu'un avec l'Église qui est dans le ciel. Tous ceux qui suivent le Christ ne forment qu'un seul corps, un seul troupeau, c'est ce que nous enseignent différents passages du Nouveau Testament. Vous vous rappelez la ferveur de sa dernière prière : « Que tous ne fassent qu'Un, comme Lui et son Père ne font qu'Un. » Dans cette Église sont admis tous ceux qui participent à l'esprit du Christ. Elle ne demande pas qui nous a baptisés; de qui nous tenons notre passeport; quel signe nous portons. Si nous avons été baptisés par le Saint-Esprit ses larges portes nous sont ouvertes. Là sont réunis ceux que des noms différents ont séparés ou séparent encore. Là, il n'est pas question d'églises grecque, romaine ou anglicane, mais seulement de l'Église du Christ. Mes amis, ce n'est pas là une union imaginaire. Quand l'Écriture parle ainsi, ce n'est pas une vaine rhétorique, c'est la vérité pure. Tous ceux qui participent sincèrement à la vertu chrétienne sont essentiellement unis. Dans l'esprit qui les anime, il y a une force d'union qu'on ne trouvera dans aucun autre lien. Séparés par les mers, il y a entre eux des sympathies fortes et indissolubles. La voix nette et puissante d'un chrétien inspiré, vole par toute la terre, et dans un autre hémisphère touche des cordes qui lui répondent. La parole d'un Fénelon, par exemple, arrive à des millions d'âmes dispersées dans le monde. Ne sont-elles pas toutes de la même église? Je tressaille de joie au nom des saints qui ont vécu il y a des siècles : le temps ne nous sépare pas; leur ancienneté ne me les rend que plus vénérables. Ne sommes-nous pas du même corps ? Est-ce que cette union n'est pas quelque chose de réel? Se réunir dans un même édifice n'est pas ce qui fait une église. Me voici dans un temple; je suis assez près d'un de mes semblables pour le toucher, mais entre nous il n'y a pas un sentiment commun ; la vérité qui me remue intérieurement, cet homme s'en rit comme d'un rêve et d'une chimère ; le désintéressement que j'honore, il l'appelle faiblesse ou folie ; que nous sommes loin l'un de l'autre, quoique en apparence si voisins ! Nous appartenons chacun à des mondes différents. Que je suis plus près de quelque âme pure, généreuse qui vit dans un autre continent, mais dont la parole a pénétré mon cœur, dont les vertus m'ont enflammé d'émulation, dont les pieuses pensées s'offrent à mon esprit lorsque je suis dans la maison de prière ! Lequel de ces deux hommes est de mon église?

    Ne me dites pas que je m'abandonne à un rêve de l'imagination quand je dis que des chrétiens éloignés, que tous les chrétiens et moi-même nous ne formons qu'un corps et qu'une église, aussi longtemps qu'une même piété et qu'un même amour nous possèdent. Rien de plus réel que cette union spirituelle. Il y a une grande église qui embrasse tout; chrétien, j'en fais partie, et personne ne peut m'en faire sortir. Vous pouvez bien m'exclure de votre église romaine, de votre église épiscopale, de votre église calviniste pour quelques défauts supposés dans mon symbole ou ma secte, et je suis content d'en être exclu; mais je ne veux pas qu'on me détache du grand corps du Christ. Qui me séparera d'hommes tels que Fénelon, Pascal et Boromée, de l'archevêque Leighton, de Jérémie Taylor et de John Howard ? Qui rompra le lien spirituel qui m'unit à ces hommes? Ne me sont-ils pas chers? L'esprit qui déborde dans leurs écrits et leurs vies ne pénètre-t-il pas mon âme ? Ne sont-ils pas une partie de mon être ? Ne suis-je pas un autre homme que ce que j'aurais été si ces grands esprits n'avaient agi sur moi? Et est-il au pouvoir d'un synode, d'un conclave ou de toutes les assemblées ecclésiastiques du monde de m'en séparer ? Je tiens à ces grands esprits par la pensée et l'affection : est-ce qu'on supprime la pensée et l'affection par la bulle d'un pape ou l'excommunication d'un concile? L'âme brise dédaigneusement ces barrières, déchire ces toiles d'araignée pour s'unir aux grands et aux bons, et si elle possède leur esprit, est-ce que, vivants ou morts, les grands et les bons la repousseront, parce qu'elle ne s'est pas enrôlée dans telle secte ou dans telle autre? Une âme pure a droit de cité dans l'univers entier. Elle appartient à l'église, à la famille de ceux qui sont purs dans tous les mondes. La vertu n'est pas chose locale; elle n'est pas respectable parce qu'elle a pris naissance dans telle ou telle société, mais à cause de sa beauté indépendante et éternelle. Voilà le lien de l'Église universelle ; nul homme n'en peut être excommunié que par lui-même, en tuant la vertu dans son âme. Toutes sentences d'exclusion sont vaines, si nous ne brisons le lien de vertu qui nous unit à toutes les âmes saintes.

    J'honore en un point l'église catholique : c'est qu'elle s'attache à l'idée d'une église universelle, quoiqu'elle l'ait mutilée et affaiblie : le mot catholique signifie universel. Plût à Dieu que l'église qui a pris le nom eût compris la chose ! Cependant la religion romaine a fait quelque chose pour donner à ses membres l'idée de leur union avec cette grande société spirituelle qui a existé dans tous les temps et s'est répandue sur toute la terre. Elle garde la mémoire des hommes grands et saints qui, dans tous les siècles, ont travaillé et souffert pour la religion, elle glorifie les héros de la foi, leur donne une place au ciel comme à des saints canonisés, transforme leurs légendes en littérature populaire, fixe des jours pour célébrer leurs vertus, et les fait revivre aux yeux par des tableaux où le génie a immortalisé leurs actions. En agissant ainsi Rome, il est vrai, est tombée dans l'erreur. Elle a fabriqué des exploits pour ces personnages spirituels et en a fait les objets d'un culte. Mais elle a fait aussi du bien. Elle a donné à ses membres le sentiment d'un rapport intime avec les hommes les plus nobles et les plus saints de tous les âges. Un lien touchant, et qui, souvent, sanctifie, unit le catholique d'aujourd'hui aux martyrs, aux confesseurs, à tous ceux qui par la piété, le génie et le savoir, ont acquis une gloire immortelle. Ce n'est pas un faible service que d'élargir ainsi les idées et les affections des hommes, d'exciter leur vénération par une grandeur qui n'est plus, de leur montrer les liens qui les unissent aux grandes âmes de tous les temps.

    C'est là le trait du catholicisme qui m'intéressa le plus lorsque je visitai les pays catholiques. Le service à l'autel ne me toucha pas, il m'affligea plutôt. Mais, en jetant les yeux sur les tableaux qui plaçaient devant moi les saints des âges passés, et me les montraient tantôt absorbés dans la dévotion et perdus dans l'extase, tantôt supportant avec un doux courage et un espoir céleste l'agonie d'une mort pénible, d'une mort endurée pour la défense de la vérité, je fus touché et, j'espère, rendu meilleur. La voix du prêtre officiant, je ne l'entendais pas; mais ces saints morts parlaient à mon cœur, et par fois j'étais tenté de croire qu'une heure passée dans cette communion le dimanche, me serait aussi utile que si je l'avais passée dans une église protestante. Ces saints ne se présentaient point à ma pensée comme catholiques romains; je ne les rattachais pas à une église particulière. Ils étaient pour moi les vénérables et vivants témoins du Christ, de la puissance de la religion, de la grandeur de l'âme humaine. Je voyais ce qu'on peut souffrir pour la vérité, comment l'homme peut s'élever au-dessus de lui-même, combien les idées de Dieu et d'une vie plus noble peuvent devenir des réalités. Ce respect pour les saints d'un autre âge me faisait mieux sentir que j'étais membre de l'église universelle. Je n'avais besoin ni de pape ni de prêtre pour m'unir à ces vertueux personnages ; mon cœur me disait assez que je faisais partie de leur société spirituelle.

    Ne serait-il pas à désirer que toutes nos églises eussent des offices pour nous apprendre notre union avec le corps entier du Christ? Cela ne briserait-il pas nos chaînes de sectes, et n'exciterait-il pas notre respect pour l'esprit du Christ, pour la vraie vertu, quel qu'en soit le nom et la forme ? Ce n'est pas assez de nous sentir membres de quelque étroite communion. Le christianisme, c'est la sympathie et l'amour universels. Je ne recommande pas de décorer nos églises de portraits de saints. Cet usage, s'il s'introduit jamais, ne se fera que par le changement insensible de nos goûts et de nos idées. Mais pourquoi la chaire ne nous ferait-elle pas connaître la vie et les vertus de quelques chrétiens illustres des siècles écoulés? C'est l'habitude de prendre pour sujet de sermon l'histoire de Pierre, de Jean, de Paul, ou celle d'Abraham, d'Elisée, et d'autres personnages de l'Ancien Testament ; et cela parce que ces noms sont écrits dans la Bible. Mais la vertu ne doit pas son prix au livre sacré qui l'expose, comme elle ne perd pas son droit à notre respect parce qu'elle n'y a pas été célébrée. La grandeur morale n'est pas morte avec les apôtres. Le récit de leurs vies a eu jour objet de propager leurs vertus dans l'avenir, et de former des hommes dignes aussi d'être canonisés. Ce que je voudrais, c'est qu'au lieu de se murer dans une église particulière, chacun apprit à se considérer comme membre d'une grande société spirituelle, comme le cohéritier, comme le frère de tous ces héros chrétiens qui nous ont précédés. Notre âme se plaît à ce sentiment d'une immense union. On voit ce penchant dans le patriotisme, et dans la passion avec laquelle les hommes s'attachent à une grande communion. La vraie et plus noble satisfaction de ce penchant, c'est de se sentir uni d'une union vitale, éternelle, avec l'Église universelle, avec l'innombrable foule des saints sur la terre et dans le ciel. Mais jamais, pour nous, cette église ne remplacera la vertu.

     

     

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    DidierLe Roux

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