• W.-E. CHANNING : LA RELIGION EST UN PRINCIPE SOCIAL

    W.-E. CHANNING

     

    LIBERTÉ SPIRITUELLE ET TRAITÉS RELIGIEUX

    PRÉCÉDÉS D'UNE INTRODUCTION PAR M. ÉDOUARD LABOULAYE

    MEMBRE DE L'INSTITUT, PROFESSEUR AU COLLÈGE DE FRANCE

    AUTEUR DE PARIS EN AMÉRIQUE

    PARIS, CHARPENTIER, LIBRAIRE-ÉDITEUR

    28, Quai De L'école ; 1866

     

     

     

    LA RELIGION EST UN PRINCIPE SOCIAL.

    SERMON PRÊCHÉ A L'ÉGLISE DE FEDERAL-STREET. BOSTON,
    10 DÉCEMBRE 1820.

    Jacques 1: 27. "La pure religion devant Dieu et le Père, c'est de visiter les orphelins et les veuves, et de se garder des souillures du monde."

     

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    Qu'est-ce que la religion? Voici une question qui intéresse tout homme qui réfléchit, non seulement à cause de l'importance qui s'y attache, mais à cause de la variété des réponses qu'on y a faites. Cette question ne peut se résoudre qu'en en proposant une autre, savoir, qu'est-ce que Dieu? Car, par religion, nous entendons le culte dû à l'Être suprême, et ce culte doit nécessairement répondre à la nature de Dieu ; de sorte que nos idées, en fait de religion, seront vraies ou fausses, suivant que nous comprendrons bien ou mal le caractère divin.

    Les religions du paganisme, au milieu de leur immense variété, s'appuyaient, en général, sur une idée d' la Divinité qu'elles empruntaient aux souverainetés de la terre. On supposait que les dieux étaient dominés comme les hommes par l'amour des louanges, des hommages, des distinctions. L'adorateur cherchait donc à se rendre les dieux favorables par des offrandes, des honneurs, des respects ; il cherchait à calmer leur colère par les moyens qui apaisent ici-bas les blessures de l'orgueil. Une pareille religion avait peu de force pour purifier les âmes, encore bien que dans les temps même de la plus grande ignorance, la conscience apprit aux hommes à regarder la Divinité comme la vengeresse du crime.

    L'idée de Dieu, que nous donne la révélation et que la réflexion confirme, est bien plus noble. Dieu est un être parfait, infini, suffisant à son propre bonheur, et n'ayant besoin de rien de la part de ses créatures. S'il a créé l'univers, ce n'est pas pour avoir des esclaves qui lui rappelassent sa supériorité, c'est pour avoir des enfants qui connussent ses perfections et qui en jouissent, qui reçussent le bonheur de sa plénitude, qui partageassent ses bienfaits et y rendissent témoignage ici-bas et ailleurs. La communication du bien sur la terre et dans l'éternité, voilà ce que la révélation nous offre comme l'objet où Dieu se complaît. Il est donc évident que la vraie religion, celle qui répond à la nature divine doit consister en deux choses : d'abord à favoriser ces sentiments d'amour et de reconnaissance qui sont dus à une bonté infinie, et ensuite à seconder activement les desseins de cette bonté, c'est-à-dire à faire tout ce qui peut servir au bien-être présent et futur des autres et de nous-mêmes. Un respect plein d'affection et de reconnaissance envers Dieu, considéré comme la bonté pure et infinie, et des efforts pour assurer à nous-mêmes et aux autres tout le bonheur pour lequel Dieu nous a créés, ce sont là les deux grandes branches d'une religion éclairée. La première en est la part intérieure, la seconde en est l'action et l'expression dans la vie.

    Dans le texte, l'apôtre ne cherche pas à nous donner la définition complète de la religion, mais seulement à décrire les actes par lesquels elle se manifeste ; et ces actes répondent à ce que je viens d'établir. Ils consistent à faire du bien aux autres et à nous en faire à nous-mêmes. La religion pure et sans tache, c'est de visiter les orphelins et les veuves dans leur affliction. C'est d'être prêt à toute bonne parole, à toute bonne oeuvre ; c'est aussi de se conserver pur des souillures de ce monde, c'est-à-dire, d'éviter ces excès de convoitise et de passion qui souillent notre honneur et nous privent des plus nobles jouissances. Ces vues pratiques ont un prix infini, et quand elles prévalent, elles font de la religion un bienfait. L'abandon où on les a laissées et le faux zèle avec lequel on a exalté d'autres formes de piété sont au nombre des traits les plus affligeants dans l'histoire de la religion.

    Dans cette définition générale, je choisis un trait particulier pour en faire l'objet de notre étude. La religion pure et sans tache, nous dit-on, consiste à faire le bien ; car, visiter les orphelins et les veuves dans leurs afflictions, est employé par l'apôtre comme la partie pour le tout, afin de désigner toutes les manières de faire du bien aux hommes. Ce langage nous apprend que la religion est un principe social, intimement lié aux devoirs sociaux, et qui nous touche comme étant faits pour la société. J'insiste sur cette façon d'envisager la religion, afin de combattre une maxime trop généralement admise, c'est que la religion est une affaire particulière entre l'homme et son Créateur, où le prochain n'a aucun intérêt. C'est un retour à la vieille doctrine qui faisait abandonner la société pour adorer Dieu dans les déserts, et il nous étonne de voir que quelques-uns de ceux qui se prétendent supérieurs aux préjugés vulgaires adoptent cette erreur des fanatiques les plus renforcés.

    La religion, nous dit-on, est chose particulière et personnelle, c'est une question qui n'intéresse que l'individu et Dieu. Les tiers et l'État ne doivent pas s'en mêler. Que l'individu ait une religion ou qu'il n'en ait pas, qu'elle soit bonne ou mauvaise, cela ne regarde que lui.

    Ce langage vague, qui semble dire que la religion de l'individu n'intéresse pas la société, et qu'en ce point elle n'a pas le droit d'user de son influence, peut faire beaucoup de mal ; je veux combattre cette idée en maintenant que la religion est éminemment un principe social, que ce principe entre dans la vie sociale, qu'il a une influence considérable sur le bien public, que la société a ici un grand intérêt, et qu'elle ne peut dédaigner là religion sans manquer à ce qu'elle se doit. On ne tient pas assez compte du caractère social de la religion ; c'est un sujet sur lequel il faut insister.

    I. Observons d'abord que la religion est fondée sur notre nature sociale et sort de nos relations sociales. Votre religion, dites-vous, est un intérêt particulier qui ne touche que vous. Mais d'où vous est-elle venue ? Est-elle née avec vous? Non. En un sens important elle est un présent de la société. Vous l'avez reçue de vos parents, et encore plus de l'État ; car, si le Christianisme ne florissait pas dans l'État, si des institutions publiques, si de continuelles observances ne le rendaient pas visible combien peu de nous seraient chrétiens! Nous sommes des êtres religieux parce que nous sommes des êtres sociables. Comment nous formons-nous l'idée des attribut de Dieu, surtout de sa bonté et de sa justice ces principaux fondements de la religion, si ce n'est par ce que nous en voyons la manifestation chez nos semblables dans la vie sociale? Et les affections que nous éprouvons pour Dieu, telles que le respect, la reconnaissance et l'amour, n'ont-elles pas eu d'abord nos semblables pour objet? La société est l'école où le cœur se forme pour le Créateur. On peut dire en vérité que notre religion tout entière nous vient par la société; elle est le produit et le fruit de la vie sociale. Il est donc impossible que la société n'exerce pas ici son influence, et qu'elle laisse l'individu se faire seul sa religion.

    II. La religion est un intérêt social, car en ce point les hommes ont un penchant a penser et à agir de concert, et elle est par conséquent un lien d'union. La religion n'est pas un secret à enfermer dans nos cœurs, c'est un sentiment fait pour être communiqué, partagé, fortifié par la sympathie, et dont tous doivent jouir en commun ; c'est la nature même de la religion, car qu'est-ce que Dieu, le grand objet du culte? Est-il seulement le Père de tel ou tel individu, ou le Père et le chef de cette grande famille dont chaque individu est un membre? Si d'autres hommes ont le même intérêt que moi à connaître l'Etre suprême, s'ils ont le même rapport avec lui,  si Dieu est l'objet et le centre commun de leur âme comme de la mienne, nous avons donc en Dieu le lien d'union qui nous rattache les uns aux autres. La religion a toujours montré son caractère social en encourageant les associations qui pouvaient exprimer et fortifier le sentiment religieux. Chez toutes les nations, et surtout chez les chrétiens, on s'est réuni pour un objet religieux. Quelques-uns des engagements les plus forts ont leur source dans le respect de l'être suprême. La religion est donc un intérêt social, puisqu'elle est un des grands liens de l'État.

    III. La religion est un intérêt public et social aussi bien qu'un intérêt privé, parce que le rapport commun de Dieu avec les hommes n'est pas seulement, comme nous venons de le dire, un motif de sympathie et d'attachement, mais parce qu'en outre ce rapport nous impose le devoir de reconnaître Dieu publiquement. Ce n'est pas assez d'adorer Dieu en particulier, car ce n'est là que la reconnaissance que nous lui devons comme à notre bienfaiteur particulier ; il doit y avoir des actes et des offrandes pour le Père et le Seigneur universel. La nature et le devoir nous poussent à témoigner notre reconnaissance publique aux bienfaiteurs des peuples, aux souverains, aux chefs de nations ; la société qui est l'œuvre et le royaume de Dieu, et qui tire de lui tout son bonheur, n'est-elle pas tenue envers lui à une reconnaissance publique? Sans cela le véritable caractère de Dieu, celui qui lui donne sa majesté, c'est-à-dire son règne universel, ne serait-il pas méconnu? La religion de la société a le même fondement que la religion particulière ; car Dieu est aussi bien le créateur de la société que de l'individu; c'est même là que sa grandeur et sa bonté se manifestent le mieux; la société est donc tenue de rendre hommage à Dieu par son organe et son représentant, qui est le gouvernement.

    IV. La religion est un intérêt social, car elle agit puissamment sur la société, et contribue de façons diverses à en maintenir la stabilité et la prospérité. La religion n'est pas seulement une affaire particulière; l'État est intéressé à la propager, car elle est le meilleur appui des vertus et des principes sur quoi repose l'ordre social. La religion pure et sans tache consiste, suivant notre texte, à faire le bien ; d'où il s'ensuit que si Dieu est l'auteur et l'ami de la société, le reconnaître c'est fortifier tous les devoirs sociaux. Une piété éclairée consacre tout ce qu'elle a de force à la cause de l'ordre public.

    Peu de gens soupçonnent, personne peut-être ne comprend à quel point la religion soutient toutes les vertus. On ne sait pas tout ce que nos sentiments moraux et sociaux puisent à cette source ; combien la conscience est impuissante sans la croyance de Dieu. On ne sait pas combien la charité serait paralysée si le sentiment d'une bienveillance plus élevée n'était là pour l'exciter et la soutenir ; combien l'édifice social craquerait tout à coup, et avec quel épouvantable fracas il s'écroulerait, si l'idée de l'Être suprême, de la responsabilité humaine et de la vie future s'effaçaient dans tous les esprits. Vienne un jour où les hommes croient fermement qu'ils sont l'œuvre et le jouet du hasard, qu'aucune intelligence supérieure ne s'occupe des affaires humaines, que tout périt à la mort, que les faibles n'ont pas de tuteur, et les opprimés point de vengeur, qu'il n'y a pas de récompense pour les sacrifices faits à la justice et au bien public, qu'un serment n'est pas entendu au ciel, que les crimes secrets n'ont pas d'autre témoin que celui qui les commet, que -l'existence humaine n'a pas de but, et que la vertu n'a point d'ami qui ne lui manque jamais, que cette courte vie est tout pour nous, et que la mort est un néant éternel ; oui, que les hommes abandonnent une fois complètement la religion, et qui pourra concevoir ou décrire l'immense désolation qui suivra? Croyez-vous que les lois humaines et la sympathie naturelle maintiendraient l'union de la société? Autant vaudrait croire que si le soleil s'éteignait dans les cieux, nos torches pourraient éclairer et nos feux animer et fertiliser la création. Si l'homme n'est qu'un insecte éphémère que rien ne protége, qu'y a-t-il en lui qui appelle le respect et l'amour ? Et qu'est-il autre chose, si l'athéisme est vrai? Détruisez dans une société toute pensée et toute crainte de Dieu, aussitôt l'égoïsme et les sens s'empareront de l'homme tout entier. Quand les appétits ne connaîtront plus de barrière, quand la pauvreté et la souffrance n'auront plus ni consolation ni espoir, elles mépriseront le frein des lois humaines. Vertu, devoir, principes ne seront plus que des mots sonores et méprisés. Un égoïsme sordide supplantera tous les autres sentiments, et l'homme deviendra véritablement ce que la théorie de l'athéisme prétend qu'il est, le compagnon de la brute.

    Ce qui est bien digne de remarque, c'est que la religion chrétienne a une importance particulière pour les sociétés libres. Il est permis de douter que la liberté politique puisse subsister sans la religion. Au moins savons-nous qu'on n'a jamais joui de l'égalité ni d'une justice impartiale là où le christianisme n'a pas été compris. Il favorise les institutions libres, d'abord parce que son esprit est l'esprit même de la liberté, c'est-à-dire un esprit de respect pour les intérêts et les droits d'autrui. Le Christianisme reconnaît l'égalité essentielle de l'humanité ; il étouffe en nous ce germe naturel d'ambition et de rapine d'où est sorti l'esclavage des masses au profit de quelques privilégiés ; son influence purifiante et ses préceptes directs, reportent à Dieu, et à lui seul, cet hommage suprême que nous avons prodigué, avec tant d'impiété, à des hommes titrés et couronnés. Ses tendances sont donc toutes pour la liberté. La religion établit profondément les seuls fondements de la liberté, qui sont la bienveillance, la justice et le respect de la nature humaine. L'esprit de liberté n'est pas seulement, comme on se l'imagine trop souvent, un soin jaloux de nos propres droits, la volonté de ne pas nous laisser opprimer, c'est encore le respect des droits d'autrui, et la volonté de ne laisser injurier ni fouler aux pieds personne, si humble ou si élevée que soit sa condition. Or, c'est là l'esprit du Christianisme; et la liberté n'a de garantie qu'autant que cette justice et cette bienveillance animent la société.

    La religion est favorable à la liberté d'une autre manière. Elle diminue la nécessité de la répression publique, et supplée à l'emploi de la force dans l'exécution des lois, en faisant que l'homme soit sa loi à lui-même, en réprimant la disposition de nuire à la société et de la troubler. Faites disparaître tout ce que la religion possède d'influence pour purifier et contenir le cœur humain, aussitôt l'égoïsme, la rapacité et l'injustice éclatent en de nouveaux excès, et, au milieu des dangers croissants de la société, il faut fortifier le gouvernement. II faut que l'État multiplie les moyens de réprimer le désordre et le crime, et cette force et ces moyens peuvent être tournés, et l'ont souvent été, contre la liberté qu'ils devaient défendre. Diminuez les principes dans une société, vous augmentez le besoin de la force. Ici le gouvernement n'a pas besoin de ce déploiement de puissance qu'on trouve chez les autres nations, ici point de soldats, point d'armée d'espions, point de police vexatoire ; quelques juges sans armes, quelques officiers civils nous suffisent; le gouvernement fait si peu de bruit, il se trouve si rarement en contact avec nous, que nous jouissons de ses bienfaits, sans penser qu'il existe ; et c'est la perfection de la liberté. A quoi devons-nous ce bienfait ? Je réponds : C'est à la puissance des lois que la religion grave dans nos cœurs, c'est à ces lois qui liguent l'opinion contre l'injustice et l'oppression, qui répandent dans la société un esprit d'équité et de bienveillance. La religion est donc l'âme de la liberté, et aucune nation sous le ciel n'y a un plus grand intérêt que la nôtre.

    La religion est donc un intérêt social ; c'est sur elle que repose la société. Ce n'est pas une affaire privée. Mon voisin, ma famille et la société ont intérêt à ce que j'aie des principes religieux, et à ce que ces principes soient répandus le plus possible. La religion de l'individu intéresse l'État autant que les particuliers.

    La première conclusion à tirer de ceci, c'est qu'en fait de religion, c'est un droit et un devoir pour nous d'exercer les uns sur les autres une influence réciproque. Si la religion est un principe social et le fondement du bonheur social, elle appelle des efforts communs. Ce n'est pas une question où chacun doive être laissé à lui-même, et n'ait rien à faire pour les autres ; chacun doit encourager la religion et la répandre autour de lui. En toutes choses les hommes agissent fortement les uns sur les autres; pourquoi la religion serait elle une exception, elle qui est un des premiers intérêts de l'humanité ?

    La seconde conclusion est que si les individus sont tenus d'encourager la religion, le même droit et la même obligation incombent à la société. Dieu est le créateur de la société, et le sentiment de Dieu constitue la force, le soutien, la vie de la liberté sociale, comment donc la société ne reconnaîtrait-elle pas Dieu, et ne ferait-elle pas tout ce qu'elle peut pour répandre le respect dû à son autorité ? S'il est établi par l'expérience que le Christianisme contribue puissamment à l'ordre et au bonheur publics, pourquoi la société n'appliquerait-elle pas ce principe comme les autres grandes vérités que le temps a confirmées?

    On dit quelquefois que la religion n'a pas besoin du secours de la société; qu'elle peut se suffire à elle-même. Autant vaudrait dire que, pour se propager, elle n'a pas besoin de l'aide des parents, de l'aide du talent et de l'aide des associations. La religion n'a pas été faite pour prospérer et s'étendre sans l'action des hommes. Elle vit et se perpétue à force de travail et de soins. Elle ne se propage pas d'elle-même; c'est l'homme qui la communique à l'homme. Or, la question est de savoir si la société n'a pas aussi le pouvoir de la répandre et de la perpétuer ? La société peut-elle agir par son gouvernement d'une manière avantageuse pour la religion ? S'il en est ainsi, pourquoi n'userait-elle pas de cette faculté aussi bien que les individus, elle pour qui la religion est un fondement principal ?

    On dit que l'État peut en toute sûreté laisser ce soin à l'individu. Mais ce n'est pas de la sagesse chez une société que de laisser à la discrétion des particuliers un des grands intérêts dont sa sûreté dépend. On pourrait dire avec autant de justesse qu'il faut laisser l'éducation aux individus, car l'instinct paternel est bien plus fort et s'étend plus loin que le zèle religieux. N'oublions pas non plus que l'instruction religieuse est nécessaire à ces classes de la société qui peuvent le moins se la donner par elles-mêmes, à ceux dont le sort pénible et inégal engendre des mécontentements et des tentations que la religion seule peut apaiser. Une société ne doit-elle pas procurer à ces classes l'enseignement de cette vérité divine qui, non seulement retient les pauvres, mais qui les élève, et en fait tout à la fois de bons citoyens ici-bas, et les héritiers du bonheur à venir.

    On nous dit que l'intervention de l'État a été funeste, que les politiques ont fait de la religion l'instrument de leur ambition, et l'ont ainsi affaiblie et avilie. Cela n'est que trop vrai. Le prince s'est souvent ligué avec le prêtre pour briser les âmes, et dépouiller les hommes de leurs droits. Mais parce que l'État a souvent abusé de la religion, parce qu'il l'a souvent avilie, ne peut-il jamais lui venir en aide et la faire servir au progrès de la vertu publique? Parce que, sous le despotisme et dans des temps d'ignorance, on a perverti la religion pour en faire un instrument d'ambition, s'ensuit-il qu'une société libre et civilisée ne puisse confier à des magistrats élus le soin de pourvoir à l'enseignement religieux afin de soutenir les mœurs publiques ? Est-ce que l'immense différence des circonstances n'assure pas un résultat différent? Nous demande-t-on quelle garantie nous avons contre l'abus que la législature pourra faire de ce pouvoir, contre l'érection d'un nouveau despotisme spirituel ? Je réponds : quelle est notre garantie pour chacune de nos institutions ! Quel gage avons-nous que le magistrat n'abusera pas de tout pouvoir qui lui est confié ? La seule, la vraie garantie est dans l'esprit public, dans les lumières du jour, et, grâce à ces lumières, il est impossible que les représentants d'un peuple libre visent aujourd'hui à établir une tyrannie spirituelle, ou à ranimer des superstitions condamnées. C'est mal étudier l'histoire que de nous laisser effrayer à ce point par les abus de la société naissante, et de ne pas profiter de toutes les ressources offertes à une nation pour son bonheur.

    Laissez-moi terminer par quelques remarques sur le principal motif de l'opinion que j'ai combattue. Croire que le gouvernement n'a rien à faire avec la religion, cela tient à des idées étroites sur l'objet du gouvernement et sur la nature de la religion.

    Il est des gens, et peut-être y en a-t-il beaucoup, qui regardent l'État comme institué pour les fins les moins élevées de notre existence, pour l'homme considéré comme animal, pour la protection, le soutien et les commodités de la vie matérielle. Or, l'État embrasse toute la nature de l'homme ; il est fait pour l'être intelligent, social, moral et religieux ; il est destiné à protéger tous les grands intérêts de l'humanité et à en assurer le progrès. L'action de l'État est légitime quand il veille sur la vie domestique, et qu'il maintient et fortifie la sainteté du lien conjugal; quand il veille sur l'intelligence et l'éducation, et qu'il fournit les moyens de développer toutes les facultés de l'esprit ; quand il encourage les institutions de bienfaisance, et que par d'autres moyens encore, il répand de tous côtés la charité. Son action est légitime quand il se montre sévère envers l'impiété, la débauche et l'indécence ; quand il décourage les vices qui nuisent ù la société en affaiblissant le sen liment moral et religieux et en dégradant le caractère du peuple. Le gouvernement est une noble et vénérable institution, un instrument dont la puissance morale est immense, et qui, dans tous les temps, a grandement contribué à fixer le caractère des nations. Son véritable esprit est celui par lequel Dieu règne, une vue large et impartiale du bien général ; toutes ses lois ne sont que des applications particulières de ces grands principes de justice et de bonté qui forment le caractère de Dieu et entrent dans l'essence même de la piété. Le gouvernement est avant tout une institution morale et religieuse, destinée à agir sur les hommes, moins par la force que par un principe moral et religieux. C'est une institution large et sublime qui concentre le pouvoir d'une société pour protéger les plus grands intérêts : la liberté, l'industrie, l'intelligence, la fidélité domestique, la charité générale, la pureté des mœurs et la piété.

    C'est en se faisant du gouvernement une idée étroite et basse qu'on lui défend de se mêler de religion, et c'est aussi par suite des idées étroites qu'on se fait de la religion qu'on veut la séparer du gouvernement. Le but ordinaire qu'on donne à la religion, c'est d'assurer le bonheur futur de l'homme par une suite de rites, de cérémonies, de sentiments, qui ont peu de rapport avec la vie présente; tandis que, défait, la religion est destinée à protéger, à orner, et à rendre heureuse toute notre existence ; elle se mêle à toute notre vie; elle est une loi pour le magistrat, un principe d'obéissance pour le sujet, un frein pour les passions qui affligent et mettent en danger la société. Elle dirige nos facultés, nos efforts, nos conquêtes en richesse ou en intelligence, de manière à former une société, pure, noble et heureuse. Le Christianisme embrasse le bien présent comme le bien à venir; il coïncide parfaitement avec l'État dans son esprit et ses fins, et n'en diffère que par une largeur et une étendue plus grande. Il n'y a pas entre eux la répugnance qu'on imagine. Ils n'ont pas un objet, un champ d'action séparé. Leur commun objet, c'est l'homme ; notre bonheur et notre vertu sont leur fin commune ; et il est juste que pour parvenir à cette fin, ils s'encouragent réciproquement et se prêtent un secours mutuel.

    Ces fausses idées sur le gouvernement et la religion ont eu pour cause naturelle les énormes abus des siècles passés, et les fréquentes coalitions de l'Église et de l'État afin d'opprimer les peuples. Pour prévenir le retour de pareils maux, il en est parmi nous qui semblent avoir résolu que le gouvernement et la religion n'auront jamais un point de contact, mais qu'ils auront chacun leur sphère et leur action séparées. La religion ne pénétrera pas dans la salle de la législature ; et le législateur ne soutiendra pas une seule des colonnes du temple de la religion. C'est ainsi qu'on veut détacher des institutions politiques toutes les idées de respect, de sainteté et de piété que les hommes les plus sages se sont efforcés d'y attacher. Quant à la religion, on ne veut pas davantage que la société la fortifie en rendant témoignage à son autorité et à son excellence; elle n'a aucun droit à la reconnaissance de l'État qu'elle soutient. Séparer ainsi les forces vives qui font le bonheur de l'humanité, c'est séparer les éléments du monde naturel, et les condamner à agir seuls, chacun dans sa région. On oublie que tous les intérêts de l'humanité se tiennent et ne peuvent marcher que de front; on oublie que le plus grand bien de la société ne peut naître que de l'action commune de toutes les causes qui servent la nature humaine.

    J'ai voulu montrer que la religion est un intérêt social ; elle n'est pas ce qu'en fait une philosophie superficielle, elle n'est pas chose particulière, distincte, étroite; au contraire, elle est une puissance et un esprit universels, l'amie et la garde des individus, des familles et des États.

    Quand une société est convaincue de cette grande vérité, elle est tenue de la faire entrer dans ses institutions politiques, et d'assurer à tous les citoyens les bienfaits de l'instruction et du culte chrétien. Pour ce qui est des moyens employés pour obtenir ce résultat, c'est un sujet sur lequel je ne pourrais m'étendre, quand bien même je serais compétent pour le traiter. Je remarque seulement que le libre esprit de notre constitution, qui assure à chaque citoyen le choix de l'Église à laquelle il veut prêter son appui, est chose de la plus haute importance; ce principe fondamental d'un gouvernement libre s'oppose à toute restriction qui n'est point exigée par le bien public. Si à cela on pouvait ajouter des mesures qui fixassent d'une manière impartiale un chiffre de contributions proportionné à la fortune de l'individu, l'État aurait rempli son devoir à l'égard de la religion. Mais je laisse le soin de traiter ce sujet à de plus sages et de plus expérimentés. J'espère que notre peuple continuera à reconnaître Dieu comme le créateur de la société et la source de notre prospérité politique. Nous continuerons à soutenir cette religion, pour laquelle nos pères bravèrent les dangers du1 désert et domptèrent un sol rebelle, cette religion qui, en se mêlant à toutes leurs institutions sociales les consacra et les unit ; cette religion grâce à laquelle cette république donne un exemple de prospérité, d'intelligence, de travail, décourage, de persévérance, d'ordre public et de vertu privée, qui a été rarement égalé, et n'a peut-être jamais été surpassé dans l'histoire des nations.

     

     

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    Didier Le Roux

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